Interview

Appartient au dossier : Le petit monde de Posy Simmonds Comment traduire une œuvre ?

Posy Simmonds, d’une langue à l’autre
Entretien avec Lili Sztajn

Langues - Littérature et BD

Posy Simmonds, Literary Life, Éditions Denoël Graphic (2014) © Posy Simmonds

Avec leurs textes abondants et soignés, les romans graphiques de Posy Simmonds posent des difficultés particulières à sa traductrice, Lili Sztajn. Celle-ci raconte à Balises comment elle donne à lire en français cette œuvre éminemment britannique, qui fait l’objet d’une exposition à la Bpi, à l’automne 2023.

Comment avez-vous découvert Posy Simmonds ?

En l’an 2000, je faisais partie du comité de lecture des éditions Denoël, dont le service étranger était dirigé par Héloïse d’Ormesson. À la Foire du livre de Londres, elle a été interpellée par le titre Gemma Bovery, et amusée par cette reprise graphique et détournée du roman de Gustave Flaubert. Elle s’est adressée à moi et à Jean-Luc Fromental, mon compagnon et actuel directeur de la collection Denoël Graphic, pour s’assurer de la qualité de l’album. Nous l’avons trouvé formidable et totalement nouveau, un roman graphique qui jouait malicieusement avec la littérature. Il a donc été décidé de le traduire et de le publier.

Nous nous sommes mis à deux, Jean-Luc et moi, pour assurer la traduction, car il y avait beaucoup de texte et pas mal de difficultés techniques, avec des délais de publication assez courts. Le livre a été un succès auprès du public français, et a servi de socle à la création de la collection Denoël Graphic.

Dialoguez-vous avec Posy Simmonds au cours de votre traduction ?

Posy est très respectueuse du travail des traducteurs et traductrices, donc elle n’intervient pas directement dans mon travail. En revanche, c’est formidable d’avoir une autrice qui comprend et parle bien le français et que je peux appeler pour éclaircir des questions de vocabulaire ou des points de civilisation.

Chaque traduction soulève des problèmes propres au travail de Posy, notamment liés à la quantité de texte. L’anglais est une langue compacte et le passage au français augmente le volume de signes d’environ 20 %. Il aurait donc pu s’avérer compliqué, notamment dans le cas de Gemma Bovery, d’adapter le texte. Là, tout s’est fait en accord avec Posy. Nous avons beaucoup échangé pour ne pas empiéter sur ses images et ne pas trop réduire ou altérer le lettrage, qui a un impact visuel important.

Pour éviter de couper le texte, on doit parfois raccourcir, adapter, compacter, car les espaces dévolus aux dialogues et aux récitatifs sont fixes, et le nombre de signes qu’ils peuvent contenir est strictement compté. Parfois, il faut même un peu réécrire. Ce sont des contraintes très différentes de celles qu’on rencontre en traduisant un roman où, si le texte compte vingt ou quarante pages de plus en français qu’en anglais, ça n’est pas un problème. Posy, qui est consciente de cette difficulté, a toujours adhéré à ce travail d’adaptation. Chez elle, l’image et le texte sont étroitement imbriqués – elle fait parfois dire à ses personnages des choses qui sont en contradiction avec l’image, ce qui produit des gags. Les traduire demande de l’inventivité et pas mal d’acrobaties verbales.

Planche de la BD, en noir et blanc, dans laquelle le texte est particulièrement présent, dans le fond de la case autour du personnage, et sous forme de courriers.
Posy Simmonds, Gemma Bovery (2000) © Denoël Graphic / Posy Simmonds

Dans ses romans, chaque personnage a un ton particulier, avec parfois des niveaux de langage très différents. Comment les restituer ?

En ce qui concerne l’argot, j’ai été à bonne école puisque j’ai traduit beaucoup de romans noirs et en particulier toutes les nouvelles de Chester Himes, qui emploie une langue argotique propre aux Afro-Américains couvrant cinq décennies, des années 1930 aux années 1980. Bien entendu, le champ lexical de Posy est totalement différent, mais ce travail m’a familiarisée avec l’argot anglo-saxon en général et les jeux sur les niveaux de langage.

Dans Tamara Drewe, le texte s’inscrit vraiment dans une époque : les deux adolescentes parlent un anglais prolétarien des années 1990, que Posy a butiné au cours de ses balades, en écoutant les jeunes filles parler dans le bus. J’ai donc dû m’appuyer sur mes souvenirs et faire des recherches, dans les magazines, les livres, les disques de l’époque, pour trouver le mot juste et le ton approprié. 

La typographie est aussi particulière : outre les changements de police, on trouve beaucoup d’italiques, de mots en gras ou en majuscules. Avez-vous conservé ces indications ?

Oui, la typographie est celle choisie par Posy. Elle voulait être peintre, mais elle n’a pas pu suivre le cursus qu’elle désirait et s’est rabattue sur le graphisme. Elle a appris toutes les techniques de typographie et joue énormément sur les changements de caractères, qui font partie de son dessin. Pour les italiques et les mots en gras, ses choix sont respectés dans la mesure où ils correspondent au sens des mots français.

Les romans graphiques de Posy Simmonds sont très inscrits dans la culture britannique. Comment rendre en français une forme d’« anglicité » ?

Il y a deux écoles de traduction. Selon la première, quand on traduit, il faut que le résultat soit du « beau français », que la phrase soit fluide. Moi, je suis de l’autre école, celle dite « de Philippe Garnier », le traducteur entre autres de John Fante ou Charles Bukowski, qui considère que l’important, c’est d’arriver à garder le rythme de la langue originale. Quoiqu’on en pense, et même si la traduction est excellente, on lit un livre en français qui n’a pas été écrit dans cette langue. Le lecteur doit sentir qu’on est dans un univers, une culture, une pensée, qui fonctionne non comme une pensée française, mais bien comme une pensée anglo-saxonne. 

Je trouve que c’est avant tout un travail musical. Je cherche à garder le rythme et la structure de la phrase anglaise, qui est totalement différente de la phrase française. Par exemple, en anglais, l’adjectif est placé avant le substantif. Donc, quand c’est possible en français, je respecte cet ordre. Ce sont ces petites touches qui décalent légèrement le français et donnent cette sonorité différente, un peu heurtée.

Dans l’exercice de la traduction, il se produit sans cesse une sorte de ping-pong cérébral entre la langue de départ et la langue d’arrivée afin de parvenir à un résultat harmonieux, et cette agitation finit par s’arrêter sur la bonne tournure. On tourne un peu les mots dans tous les sens, comme on travaille son interprétation musicale et, à un moment donné, on sait qu’on a trouvé le bon son.

Quels albums ont été les plus difficiles à traduire ?

Quand on rentre dans une histoire, on devient familier avec les personnages, avec leur langage, et c’est ce qui s’est produit avec les trois romans graphiques. Pour Literary Life, la traduction a été plus ardue parce qu’il s’agit presque entièrement d’histoires courtes, de gags en une page. Il y a beaucoup de personnages, beaucoup d’approches différentes. À chaque page, il fallait rentrer dans un univers en miniature, ce qui demande plus de souplesse. Et puis, il y avait la nécessité d’adapter pour rendre le milieu littéraire britannique intelligible à un public français, qui ne le comprend pas nécessairement.

Gemma Bovery a posé aussi des problèmes particuliers, entre autres parce que la Grande-Bretagne a une censure beaucoup plus forte que la France sur les termes grossiers. Cette histoire est parue à l’origine en feuilleton dans The Guardian, où l’usage du mot « fuck », par exemple, est prohibé : on peut seulement écrire « f*** ». Posy était frustrée par cette censure, et elle s’est vengée avec le français, qu’elle a beaucoup utilisé dans Gemma Bovery puisque le narrateur est un Parisien devenu normand. Dans la version anglaise, elle fait dire des horreurs à ses personnages en français dans le texte, car elle a étudié en France et connaît bien nos expressions argotiques. Mais les choses se compliquent parce que la traduction anglaise qu’elle donne de ces mots français ne correspond absolument pas au sens français, même si l’image vient expliciter son propos. Cela rend le texte encore plus drôle pour les lecteurs anglais francophones, mais que faire en français de cette traduction inadéquate sans perdre cette touche d’humour supplémentaire ? Réinterpréter ce qui a déjà été dit en français ? Supprimer la traduction destinée au public anglais et laisser un blanc dans la case ? Il y a eu pas mal de challenges de ce type dans Gemma Bovery, que nous avons résolus au mieux et en collaboration avec Posy lorsqu’il s’est avéré nécessaire de faire des choix et des retouches graphiques.

D’autres albums sont-ils à venir ?

Posy Simmonds a effectivement un nouveau projet en cours. C’est toujours un plaisir pour moi de la traduire, en premier lieu parce qu’elle possède un humour extraordinaire, d’une grande subtilité. C’est vraiment délicieux d’habiter quelque temps dans sa pensée malicieuse. Le traducteur ou la traductrice est, je crois, l’individu qui devient le plus intime avec l’auteur qu’il traduit puisque, pour bien faire son travail, il doit entrer dans les méandres de son cerveau. C’est une des raisons pour lesquelles il est toujours plus agréable de traduire un auteur ou une autrice qu’on apprécie.

Publié le 30/10/2023 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

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