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Appartient au dossier : Venir au monde par effraction

Tragédie de nos campagnes : fait divers, fait social, roman

Corinne Royer, invitée du festival Effractions 2022, s’inspire du parcours de l’agriculteur Jérôme Laronze pour imaginer, dans son roman Pleine terre, la cavale d’un éleveur en conflit avec les autorités sanitaires. Ce même fait divers est au cœur de l’enquête « L’“Affaire Laronze”, destin de paysan » réalisée par Florence Aubenas pour le quotidien Le Monde en 2021. Au-delà de ce point de départ similaire, comment se distinguent l’approche de la romancière et celle de la journaliste ?

Rog01 sur Flickr, CC BY-SA 2.0

Dès les premières pages de son ouvrage, Corinne Royer avertit le lecteur : son texte « emprunte à une histoire vraie une succession d’événements, notamment les épisodes de contrôles administratifs, les neuf jours de cavale et les éléments tragiques du dernier chapitre ». Elle poursuit cependant : ce livre est « une fiction » qui « ne prétend en aucun cas être le récit fidèle de ce fait divers relayé par la presse en mai 2017 ». Ce fait divers, c’est « l’affaire Jérôme Laronze », du nom d’un agriculteur de Saône-et-Loire qui, à partir de 2014, voit s’accumuler les problèmes administratifs et financiers après un banal retard dans les déclarations de naissance de ses veaux. En mai 2017, Jérôme Laronze prend la fuite pour échapper à un nouveau contrôle et à une saisie de son cheptel. Retrouvé neuf jours plus tard, il meurt de trois balles tirées en direction de son véhicule, ce qui débouche sur la mise en examen d’un gendarme. L’instruction est toujours en cours pour déterminer les circonstances exactes de son décès.

Les personnages, du réel à la fiction

Sous la plume de Corinne Royer, cet agriculteur perdu se nomme Jacques Bonhomme. Un Jacques d’abord, de cet ancien sobriquet de paysan français. Un bonhomme ensuite, « une force de la nature, un vrai bourreau de travail », et un homme bon, qui sait « voir à travers le cœur des hommes comme les petites chevêches à travers la nuit ». Un Jacques Bonhomme enfin, figure de la révolte paysanne de 1358, ou peut-être de celle des années deux mille dix, de ces agriculteurs coincés entre exigences administratives et injonctions à l’industrialisation de ce qu’on ne nomme plus « ferme » mais « exploitation ». Certains se réunissent au sein de la Confédération paysanne, syndicat minoritaire dont Jacques Bonhomme, comme Jérôme Laronze, devient un porte-parole local.

Ce roman est né d’une connaissance intime du monde paysan et de l’installation de Corinne Royer sur le plateau du Haut-Pilat, en région Auvergne-Rhône-Alpes. Un des voisins de l’autrice prête ainsi son langage imagé au personnage du vieux Baptiste, qui désespère face à un « véto à poissons rouges » adepte des « grandes ordonnances et des piqûres en séries », ou face à des contrôleurs à « l’esprit aussi serré qu’une poignée de culs à l’arrière d’une 4L ».

Les déboires du vieux Baptiste avec l’administration sont quant à eux inspirés d’une autre histoire vraie, celle de Gabriel Dufils. Un communiqué publié en soutien à cet agriculteur de l’Eure est d’ailleurs repris dans Pleine terre, mais attribué ici à Jacques Bonhomme, qui célèbre par ces mots la victoire de son propre voisin. Ce roman s’appuie donc également sur un long travail d’enquête et de documentation, sans pour autant se confondre avec la démarche journalistique adoptée par Florence Aubenas. La série d’articles que cette reporter signe en 2021 pour le journal Le Monde débute certes comme un roman à suspense – « Qui est ce type ? D’où sort-il ? » –, mais se penche ensuite sur les faits, sur le vrai au-delà du vraisemblable. Elle retrace la chronologie des événements et revient en détail sur les normes encadrant l’élevage de bovins, sur l’origine et la complexité des exigences de traçabilité, sur les démêlés administratifs de Jérôme Laronze et sur les soupçons de maltraitance animale dont il fait l’objet. En plus de prêter attention aux procédures et aux actions des différents protagonistes, Florence Aubenas interroge les composantes sociologiques de l’affaire et la replace dans le contexte plus vaste d’un monde agricole en crise.

Récits polyphoniques

Contrairement à Corinne Royer, Florence Aubenas a aussi rencontré des proches de Jérôme Laronze et des figures du milieu local : des amis et voisins, des membres de sa petite troupe de théâtre, des agriculteurs des environs, des représentants de la Confédération paysanne, un responsable de la puissante Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), des salariés de la Mutualité sociale agricole (MSA), des inspecteurs et contrôleurs des services de l’État, etc.

Cette dimension polyphonique se retrouve d’une autre manière dans le roman de Corinne Royer. Le récit des derniers jours de Jacques Bonhomme – « Cavale – jour 1 », « Cavale – jour 2 »… – est entrecoupé de courts chapitres écrits du point de vue de ceux qui l’ont connu : le vieux Baptiste déjà évoqué et l’une des sœurs de Jacques Bonhomme, mais aussi Arnaud, son ami d’enfance, Marie-Ange, la mère de ce dernier, et Pierre D., un agent de la direction départementale de la Protection des populations (DDPP) ayant participé au suivi du dossier et au contrôle de l’exploitation.

C’est toutefois dans les chapitres consacrés au personnage principal que la dimension romanesque est la plus manifeste : si l’on ignore ce qu’a fait Jérôme Laronze durant ses neuf jours de cavale, on accède en revanche à la réflexion intérieure de Jacques Bonhomme, à son errance sur cette terre qu’il aime et qui le cache.

Dans les suites immédiates de son départ, il s’était senti non pas indemne mais libéré. Il avait refusé de se rendre à l’absurdité du monde, il avait recouvré son libre arbitre. Voilà pourquoi il n’avait pas eu peur. Pourquoi, allongé sur les fougères dans le matin tout neuf, il n’avait toujours pas peur.

Pleine terre, p. 17-18.

La tristesse et la colère de Jacques Bonhomme font écho aux mots d’Albert Camus cités en exergue du livre : « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. » Ils résonnent aussi, parfois, avec ceux de Jérôme Laronze rapportés a posteriori par Florence Aubenas : « Est-ce un signe de bonne santé mentale d’être adapté à une société malade ? […] Moi, je vous le dis, à titre personnel, je consens de moins en moins à être obéissant. » La liberté offerte par le genre romanesque permet ainsi de combler les vides, d’imaginer ce que cachent les non-dits, là où Florence Aubenas s’intéresse davantage au maintien des apparences, aux regrets de ceux qui n’ont pas pu, ou pas su, voir la détresse de leur voisin.

Écrire le monde agricole

Corinne Royer utilise par ailleurs la fiction pour éclairer les tensions entre plusieurs réalités inconciliables. Elle évoque par exemple les « lois d’une bureaucratie déconnectée du réel » : l’authenticité est ici à trouver dans les pratiques de paysans connaissant leurs bêtes et leur terre, et non dans les exigences administratives croissantes censées assurer la traçabilité des viandes. Le personnage du contrôleur, Pierre D., souligne lui-même l’absurdité de ce système dont il est pourtant « une des petites mains ». Il se souvient par exemple avoir remarqué, lors de sa toute première opération dans une ferme, « cinq têtes de bétail qui faisaient pitié à voir » :

J’ai vite compris qu’il s’agissait de très vieilles bêtes qui avaient tout simplement perdu de leur vigueur mais que le paysan refusait d’emmener à l’abattoir. Or, dans les formulaires, il n’y avait pas de cases pour les vieilles vaches, et il n’y en a toujours pas, les bêtes âgées ne sont pas censées encombrer les stabulations. Il n’existe que deux options : soit l’éleveur a un cheptel en bon état, soit il y a négligence sur le bien-être animal. J’ai alors décidé que je n’avais jamais vu ces bêtes, j’aurais même pu certifier qu’elles n’existaient pas.

Pleine terre, p. 155.

Et si ces vaches n’apparaissent sur aucun formulaire, si elles sont invisibles aux yeux de l’administration qui doit attribuer à chaque bête un passeport et une boucle d’oreille numérotée, existent-elles vraiment ?

Corinne Royer évoque donc moins les détails de « l’affaire Laronze » ou de « l’affaire Bonhomme » que ce qu’elle révèle de « l’effondrement du monde paysan ». En 2021 déjà, le journaliste Mathieu Dejean identifiait lors du festival Effractions un « regain d’intérêt de la littérature pour les faits divers. Les sujets sont traités comme des métonymies de la société » : si Jacques Bonhomme est un personnage de fiction, les incitations à l’emprunt et à la surexploitation, l’avalanche de normes et la perte de sens de l’activité agricole auxquelles il est confronté sont, elles, bien réelles.

Publié le 21/02/2022 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Pleine terre

Corinne Royer
Actes Sud, 2021

Jacques Bonhomme a beau être un colosse, une force de la nature, il n’en est pas moins un humain, un simple paysan avec des aspirations, des rêves, des valeurs et surtout une grande douleur. Lorsque son univers s’effondre avec la confiscation de son cheptel, il bascule. Pleine terre est le récit de cette rébellion subite et foudroyante, le temps d’une cavale tragique de quelques jours qui sidère son entourage.

Inspiré d’un fait divers réel, le roman de Corinne Royer nous plonge dans les tourments d’une âme contemporaine, celle d’un éleveur trentenaire qui perd confiance en son métier. Dans une langue ultra-sensuelle, elle nous fait vibrer avec les manifestations de la nature, les tremblements de son corps, les méandres de sa pensée. On en ressort bouleversé, essoré, désespéré parfois mais finalement avec une volonté de survie et d’espoir décuplée par cette lecture fiévreuse.

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« L'"Affaire Laronze", destin de paysan », par Florence Aubenas | Le Monde, 15-20 août 2021

Dans une série de six articles, la reporter Florence Aubenas retrace la vie de Jérôme Laronze, agriculteur de Saône-et-Loire tué par un gendarme en mai 2017. Comment expliquer ce drame ? Que révèle-t-il de la situation du monde agricole ?

Sur LeMonde.fr (accès réservé aux abonnés) et librement consultable à la Bpi via Europresse

L'Expropriation de l'agriculture française : pouvoirs et politiques dans le capitalisme contemporain

Matthieu Ansaloni et Andy Smith
Éditions du Croquant, 2021

Cet ouvrage revient sur les transformations du monde agricole français, en interrogeant l’influence du capitalisme sur l’évolution des pratiques et des rapports de pouvoir. L’un des deux auteurs, Matthieu Ansaloni, est l’invité du festival Effractions 2022 aux côtés de la romancière Corinne Royer.

À la Bpi, niveau 3, 330.14 ANS

« Florence Aubenas : l'aventure du réel », À voix nue | France Culture, 19-23 avril 2021

Dans une série de cinq émissions, Florence Aubenas revient sur l’ensemble de sa carrière : secrétaire de rédaction, journaliste au service des faits divers ou reporter de guerre, elle couvre les grands conflits du 21ᵉ siècle mais aussi les « petits sujets » qui éclairent notre société.

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