Quels enseignements tirer du traitement médiatique de l’affaire d’Outreau ?
Un utilisateur d’Eurêkoi, service de réponses et recommandations à distance assuré par des bibliothécaires, s’étonne que l’affaire d’Outreau soit encore régulièrement évoquée et associée aux dysfonctionnements de la justice et aux dérives de la presse. Il souhaiterait que les bibliothécaires du réseau l’éclairent sur l’exemplarité de cette affaire et ses effets sur les pratiques de la presse ou de la justice.
L’affaire d’Outreau est une affaire pénale d’agressions sexuelles sur mineur·es dans la commune d’Outreau, dans le Pas-de-Calais, qui s’est déroulée entre 2000 et 2005. Pour le rappel des faits, vous pouvez visionner la série documentaire de France Télévisions, sortie en 2023. Cette affaire est restée dans les mémoires comme un fiasco judiciaire grave dans lequel les médias ont une part de responsabilité, par l’emballement « hors du commun » dont ils ont fait preuve dans le traitement de cette affaire, au mépris de toute déontologie. Cette affaire a-t-elle conduit les médias à revoir leurs pratiques dans le cas de ces « faits divers » graves, et à réviser leur traitement des procès sur lesquels ils débouchent ?
Un emballement médiatique qui conduit à une dérive déontologique
Exemples de valeurs fondamentales transgressées
L’oubli de la présomption d’innocence dans le suivi de l’enquête et l’absence de protection des victimes et personnes mises en cause :
« La Voix du Nord parle pour la première fois de ce qui va devenir “l’affaire d’Outreau”, le 7 avril 2001 dans un petit article non signé, dans l’édition de Boulogne-sur-Mer du quotidien régional. Sous le titre “Pédophilie : un couple écroué“, ce papier prend moult précautions. “Avant que les faits ne soient amplifiés et déformés, une mise au point est nécessaire”, prévient, prémonitoire, le journal, qui ajoute un avertissement en caractères gras : “Afin de protéger les victimes et dans le cadre de la loi sur la présomption d’innocence, il nous est interdit de décliner l’identité des victimes et des personnes actuellement incarcérées.” Six mois plus tard, la prudence n’est plus de mise, et le 17 novembre le même journal raconte “L’enfer des victimes à la Tour-du-Renard” et livre les noms des premiers “six suspects” placés en détention. […] Toute la presse nationale est sur “l’affaire”. “L’enfer” commence pour eux. »
L’absence de recul critique et de prudence dans la prise en compte et le traitement des faits :
Le sociologue Jean-Marie Charon, dans « Le traitement médiatique de l’affaire d’Outreau » (Droit et cultures, 2008-1, 21 décembre 2009), considère que « la responsabilité des médias dans le dérapage de l’affaire d’Outreau semble avérée », et impute le dérapage au « “suivisme” des journalistes à l’égard des enquêteurs, […] largement constitué autour d’une relation de confiance, inévitable et réciproque entre les services d’enquête et les journalistes spécialisés dans le traitement des “faits divers” ».
La contestation de la vérité judiciaire ou l’absence de prise en compte du temps de la justice pour établir la vérité :
«Ceux qui se sont intéressés à l’affaire d’Outreau se souviennent que Florence Aubenas, alors journaliste à Libération, avait suivi les débats devant la Cour d’assises de Saint-Omer au printemps 2004 et publié, avant même que l’affaire ne soit rejugée en appel devant la Cour d’assises de Paris, un livre intitulé La Méprise – l’affaire d’Outreau (reportage) qui prenait, sans aucune réserve, parti en faveur des accusés et prétendait, en quatrième de couverture expliquer “pourquoi et comment la justice avait déraillé”.»
Une atteinte à la présentation neutre et fiable des faits et une manipulation de l’opinion publique :
Outreau – L’autre vérité – Entre la défense et la vérité, il peut y avoir un fossé (durée : 1h32), réalisé par Serge Garde, diffusé sur la chaîne YouTube d’Enquêtes spéciales, 2021. Ce documentaire, d’après canal12.fr « vise à montrer qu’OUTREAU et ses dysfonctionnements sont d’abord une injustice faite aux enfants. Critiquant le rôle des médias, il se veut “un décryptage d’une manipulation de l’opinion publique”». Mais de nombreux journalistes et des avocats de la défense contestent cette analyse. Le journaliste Stéphane Durand-Souffland du Figaro, affirme que ce documentaire relève de la théorie du complot. Le débat autour de l’affaire Outreau est loin d’être clos en 2021.
Explications de cet emballement médiatique délétère
La perméabilité des journalistes au « climat d’attente » favorable dans l’opinion publique :
« La disponibilité, voire la crédulité, des rédactions à l’égard des thèses des enquêteurs concernant un fait divers est d’autant plus grande qu’elle intervient dans ce qui peut être qualifié de “climat d’attente” favorable. […] L’avocat lillois Éric Dupont-Moretti évoquera le “fil conducteur” de l’affaire constitué par “l’émotion légitime suscitée par les enfants victimes”, là où Dominique Wiel parlera, lui, d’une “hystérie collective qui a contaminé tout le monde, les journalistes et au-delà, la population”. […] Chez les journalistes, notamment ceux qui ont pour fonction de dire les nouvelles au public, les présentateurs, voire même les flashmen des radios, le “climat d’attente” lève également un certain nombre de réserves quant à l’expression de nombreux stéréotypes. Dans le cas de l’affaire d’Outreau, il s’agira par exemple des a priori concernant les milieux populaires, la province profonde, le nord industriel dévasté par la crise des bassins miniers. »
L’attrait des médias pour le renouvellement incessant de l’information et la course au scoop :
« Il faut, en revanche, insister sur l’accentuation et l’intensification du phénomène lié à la place qu’occupent aujourd’hui les faits divers en télévision. C’est souvent par eux que s’ouvrent les journaux de 20 heures. Il faut des images d’ambiance, de nouveaux témoignages ou de nouvelles déclarations devant la caméra. Le papier de l’envoyé spécial en pied devant la caméra ne suffit plus aux rédacteurs en chef ou présentateurs vedette, qui veulent du “vivant”, du “vécu”. La pression est d’ailleurs d’autant plus forte que le rythme est désormais donné par les radios et télévisions en continu, qui, de quart d’heure en quart d’heure, ont besoin de “nourrir”, de “faire vivre” l’information en y ajoutant sans cesse de nouveaux éléments, détails, faits, où se mélange le plus anecdotique ou superficiel, avec d’éventuels éléments de fond. »
En 2009, la journaliste Florence Aubenas conclut la conférence « L’affaire d’Outreau : les médias entre lynchage et quatrième pouvoir » (Université populaire de Lille, La Voix du Nord et ESJ Lille) sur le fait que, parfois, la course au scoop est une mécanique infernale qui pousse à publier du sensationnel au détriment de faits réels.
Dans le podcast Affaires Sonores, récit de grandes affaires criminelles du Nord Pas-de-Calais, produit par La Voix du Nord, six épisodes sont dédiés à l’affaire d’Outreau. Dans l’épisode 5, « Après l’affaire d’Outreau, la presse a-t-elle appris de ses erreurs ? » du 25 mars 2021, animé par Élodie Rabé, un journaliste exprime clairement la mécanique journalistique lors d’une « vague de révélations » : « une fois que ça sort, on se sent tous obligés de faire quelque chose […] Si on n’en parle pas, on nous accuse de couvrir les faits. Si on en parle, on détruit les gens. » Et Elodie Rabé de conclure : « La concurrence médiatique de plus en plus nombreuse ou encore l’immédiateté de l’information peuvent entraîner les médias dans les mêmes travers. »
Impacts de l’affaire sur le traitement médiatique des procès
Reprise en main de la profession par elle-même
Rappel de la déontologie des journalistes
La Charte d’éthique professionnelle des journalistes du Syndicat national du Journalisme, éditée en 1918, a été remaniée en 1938, puis en 2011. Les dernières recommandations semblent s’inspirer des dérives constatées dans le traitement médiatique de l’affaire d’Outreau. Cette dernière version de la Charte précise en effet :
« La notion d’urgence dans la diffusion d’une information ou d’exclusivité ne doit pas l’emporter sur le sérieux de l’enquête et la vérification des sources. […] – Respecte la dignité des personnes et la présomption d’innocence ; – Tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité, l’impartialité, pour les piliers de l’action journalistique ; tient l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non vérification des faits, pour les plus graves dérives professionnelles ; – Exerce la plus grande vigilance avant de diffuser des informations d’où qu’elles viennent ; […]
– Ne confond pas son rôle avec celui du policier ou du juge. »
Différents médias de presse français ont également réalisé leur propre charte, parfois explicitement en lien avec l’affaire d’Outreau comme la Charte dite « faits divers justice » de La Voix du Nord, rédigée avec l’aide de juristes en juin 2008. Le rédacteur en chef adjoint de ce journal, Benoît Deseure, la commente dans cet article de Béatrice Quintin : « Fait-divers : quand donne-t-on les noms (ou pas), on vous explique ! » (20 novembre 2020). Un journaliste y fait également référence dans le podcast d’Affaires sonores cité ci-dessus, insistant sur l’incitation à la prudence.
Les Dernières Nouvelles d’Alsace ont également publié leur Charte des DNA, le 16 décembre 2022. Cette charte se concentre sur les conditions de publication des noms de personnes mises en cause.
L’électrochoc de ce dérapage comme garde-fou dans l’esprit des journalistes eux-mêmes :
Toujours dans le podcast Affaires sonores évoqué ci-dessus, un journaliste interrogé revient sur le choc de ce fiasco journalistique et son effet à long terme sur le souci de prudence et de présomption d’innocence. Dans la conférence filmée « L’affaire d’Outreau : les médias entre lynchage et quatrième pouvoir », Florence Aubenas se livre à une analyse et à une critique des pratiques, en revenant sur l’échec de la presse qui s’est laissée emballer par cette affaire (3 minutes 10) et sur la difficulté des journalistes à relater des faits divers fluctuants (13 minutes 27) ou encore sur le conformisme excessif entre journalistes et médias concurrents.
Mises en cause institutionnelles du traitement médiatique et préconisations
Un rapport Le 3 juillet 2004, le Ministère de la Justice constitue un groupe de travail, composé en grande partie de magistrat·es et d’avocat·es et présidé par Jean-Olivier Viout, chargé de tirer les enseignements du traitement judiciaire de l’affaire d’Outreau. En février 2005 sort le Rapport Viout, dont le chapitre VI est consacré aux relations avec les médias et qui préconise notamment de :
« • Mettre à disposition des journalistes accrédités un exemplaire des ordonnances ou arrêts de mise en accusation. • Confier à un membre du ministère public les fonctions de magistrat référent presse, à l’occasion de la tenue de tout procès d’envergure ou connaissant un retentissement médiatique. • Développer dans le cadre de sessions de formations communes les échanges entre journalistes et magistrats. • Confier à une instance représentative de l’institution judiciaire et des médias nationaux et régionaux l’élaboration d’un protocole de bon usage et procédé. »
Une commission d’enquête parlementaire Le rapport n° 3125 du 6 juin 2006 au nom de la commission d’enquête chargée de rechercher les causes des dysfonctionnements de la justice dans l’affaire dite d’Outreau et de formuler des propositions pour éviter leur renouvellement pointe, dans sa première partie (« la radiographie d’un désastre judiciaire ») section 7, « une pression médiatique excessive » et fait ressortir, éléments à l’appui, « le manque de prudence et de rigueur des médias pendant l’instruction », l’influence des médias sur la procédure et le retournement des médias au procès de Saint-Omer. La deuxième partie (« Rétablir la confiance des Français dans leur justice ») consacre sa section 8 à la responsabilisation des médias et fait à ce titre des préconisations.
Bilan des évolutions dans le traitement médiatique des procès
Le constat est, selon les journalistes elleux-mêmes, celui d’un emballement persistant. Comme l’exprime l’un d’eux dans le podcast sus-cité Affaires sonores : « Aujourd’hui, c’est presque plutôt pire. […] La concurrence médiatique de plus en plus nombreuse ou encore l’immédiateté de l’information peuvent entraîner les médias dans les mêmes travers. » Comment expliquer cette difficulté à évoluer durablement ?
Un écosystème de l’information concurrentiel
La lutte qu’impose la concurrence de nouveaux formats journalistiques dans l’écosystème de l’information (chaînes d’info en continu et médias sociaux) n’incite pas à la prudence.
La journaliste Sonia Devillers analyse le modèle de Brut, qui s’appuie sur les réseaux sociaux et joue sur le registre émotionnel, dans « Brut : nouveau journalisme ou nouveau sensationnalisme ? », L’Instant M, sur France Inter, le 24 juin 2019.
«La capacité à générer du contenu émotionnellement fort, partageable et ingérable par les masses de twittos et de youtubeurs, est devenue le nerf de la guerre des idées. (…) L’impact d’une chaîne d’information ne se mesure plus au nombre de ses spectateurs directs, mais à sa capacité à voir ses contenus retweetés, partagés sur Facebook ou sur YouTube. »
Un positionnement journalistique vigilant mais ambivalent
Certains médias traditionnels affichent, parfois, une volonté de se démarquer des pratiques des nouveaux venus par un traitement plus modéré. Par exemple, dans l’émission « Le traitement éditorial des faits divers et des enquêtes sur France Inter » du 25 juin 2021, Jean-Philippe Deniau, chef du service police justice de France Inter, répond à Jacques Monin, directeur des enquêtes et de l’investigation à Radio France à propos de l’influence des réseaux sociaux sur le traitement d’un fait divers : « Je préfère dire qu’on sera attentif à ce qui se passe sur les réseaux sociaux, que l’on puise parfois des informations qui vont être intéressantes. Et puis parfois, on a la nécessité d’y répondre quand, par exemple, ce sont des informations qui circulent en masse sur les réseaux sociaux et quand elles sont fausses. Évidemment, il est important d’apporter des démentis. »
Pourtant, pour préserver leur audience et leur équilibre économique, les médias traditionnels sont tentés de s’aligner sur la pratique du scoop et du sensationnalisme :
« Comprendre l’engouement médiatique autour du fait divers, quelques jours après l’affaire Justine », par Pierre Vignaud, La Montagne Corrèze ; Creuse, le 12 novembre 2022. (Article en accès restreint mais disponible à la Bpi via la plateforme Europresse) L’auteur explique que le nombre de faits divers criminels traités dans la presse nationale a été triplé ces vingt dernières années sous l’effet des algorithmes qui mettent en avant ces sujets en mesure de capter l’audience sur le long terme par le découpage en feuilleton. « Un phénomène qui est renforcé si on joue sur l’émotion et le sensationnalisme», précise-t-il.
L’Observatoire critique des médias (Acrimed), relève quant à lui, l’emploi de mots ou d’expressions récurrents dans le traitement médiatique de la justice qui n’ont rien de neutre et fait état de pratiques peu éthiques qui perdurent.
« L’invitation au respect de la présomption d’innocence est plus fréquemment invoquée depuis quelques années dans les médias dominants, ce dont on devrait légitimement se réjouir au nom des principes. L’appréhension de la question est néanmoins un peu différente lorsqu’on s’aperçoit que c’est en réalité principalement quand les personnes concernées sont des hommes ou des femmes des milieux politiques ou économiques, du clergé, ou encore des stars du spectacle. »
Sur le site acrimed.org, on peut prendre connaissance de la critique du traitement médiatique d’une autre affaire plus récente, l’affaire Dominique Strauss-Kahn : Affaire DSK (2) : compassions sélectives, par Henri Maler et Julien Salingue, 18 mai 2011. Cet article sème le doute sur la mise en application des règles de déontologie.
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