Des Freaks de Tod Browning (1932) aux Intouchables d’Olivier Nakache et Éric Toledano (2011) en passant par le Docteur Folamour de Stanley Kubrick (1964), des personnages porteurs de troubles moteurs apparaissent dans de nombreux films. Cependant, la mobilité réduite y est souvent une simple manière de caractériser ces personnages ou le prétexte d’un récit métaphorique. En outre, les personnes atteintes de handicaps moteurs sont encore rares au générique des films. Balises vous propose une série sur les représentations des handicaps moteurs dans les arts visuels, en écho au cycle « Handicaps : une vie à part ? » proposé par la Bpi en 2023.
De nombreux scénarios incluent des personnages atteints de handicaps moteurs, au point qu’il serait vain de tenter un décompte. Il peut s’agir de drames, comme My Left Foot(Jim Sheridan, 1989), de thrillers, comme Bone Collector(Phillip Noyce, 1999), de comédies romantiques, comme L’Homme de chevet (Alain Monne, 2009), de comédies dramatiques, comme Presque (Bernard Campan et Alexandre Jollien, 2022) ou de franches comédies, comme Intouchables(Olivier Nakache et Éric Toledano, 2011). Le contexte peut être réaliste (Patients, de Mehdi Idir et Fabien Marsaud, alias Grand Corps Malade, 2017), relever de la science-fiction (Mad Max: Fury Road, de George Miller, 2015) ou du merveilleux (Edward aux mains d’argent, de Tim Burton, 1990).
Dans l’immense majorité des films, la mobilité réduite du ou de la protagoniste constitue un sujet à part entière, ou du moins une caractéristique importante du personnage. Selon diverses modalités esthétiques et narratives, le récit se développe alors autour de ce qui est représenté, le plus souvent, comme une anormalité dans un monde validiste.
L’infirmité archétypale
Qu’ils boitent, soient en fauteuil roulant, ou encore de petite taille, de nombreux personnages sont, au cinéma, caractérisés par leur handicap. Que serait le Pingouin, super-vilain opposant de Batman, sans sa petite taille, ses bosses, voire ses doigts palmés dans le film de 1992 signé par Tim Burton ? Que serait l’inquiétant Docteur Folamour sans son fauteuil roulant et sa prothèse récalcitrante, qui déclenche des saluts nazis automatiques ? Le handicap physique est souvent attribué aux personnages de méchants, au point que cette caractéristique est caricaturée. En plus de Docteur Folamour, c’est par exemple le cas dans la comédie The Big Lebowski (Joel et Ethan Coen, 1998), puisque l’homonyme manipulateur du personnage-titre est un vieil homme en fauteuil roulant. On peut aussi penser à Mini-Moi, clone de petite taille du Docteur Denfer dans Austin Powers 2 et 3 de Mike Myers (1999 et 2002). Le handicap peut également être, pour un méchant, une manière de se dissimuler, comme lorsque Verbal Kint boite dans Usual Suspects (Bryan Singer, 1995) ou quand Papu simule une paralysie des jambes dans Le Miraculé (Jean-Pierre Mocky, 1987).
Le handicap moteur, symbole d’un corps diminué, dissimule parfois une intelligence hors norme ou des pouvoirs surhumains, comme ceux du Professeur Xavier dans les adaptations cinématographiques des X-Men, ou bien encore, de manière parodique, ceux du vieux père dans Everything Everywhere All at Once (Daniel Kwan et Daniel Scheinert, 2022). À la télévision, le Docteur House de la série du même nom est, quant à lui, un médecin boiteux toujours muni de sa canne, aussi acariâtre qu’il est intelligent. Les personnages en fauteuil roulant de l’entraîneuse de natation synchronisée dans Le Grand Bain (Gilles Lellouche, 2018) et de l’entraîneur dans Dodgeball ! Même pas mal !(Rawson Marshall Thurber, 2004) sont elleux aussi aussi aigri·es qu’efficaces.
Récits de reconquête
Lorsque le handicap moteur n’est pas un simple attribut, il devient le centre du récit. Alors, le plus souvent, il survient au cours du film. Qu’il soit provoqué par un accident comme dansElle et Lui(Leo McCarey, 1937) et De rouille et d’Os (Jacques Audiard, 2012), ou par une maladie comme dansFaire face (Ida Lupino, 1950), il vient bousculer une vie pleine de promesses. Les mutilés de guerre constituent, dans ce contexte, un groupe hollywoodien à part entière, symboles des États-Unis à un moment où le pays sort de la guerre du Vietnam fragilisé et en proie au doute. Ils apparaissent par exemple dans Le Retour(Hal Ashby, 1978), Voyage au bout de l’enfer(Michael Cimino, 1978), Né un 4 juillet (Oliver Stone, 1989), ou de manière détournée, sous les traits d’un soldat mutilé de la Première Guerre mondiale, dans Johnny s’en va-t-en guerre (Dalton Trumbo, 1971).
Dans les schémas les plus classiques, la survenue du handicap moteur provoque d’abord de l’abattement et du repli sur soi, puis un désir de reconquête et de dépassement qui permet aux héros·ïnes d’accepter leur condition nouvelle, entouré·es des leurs. Pour les protagonistes, il s’agit autant de faire preuve de résilience face au trauma que constitue pour elleux l’infirmité, que de transcender cette épreuve en y voyant l’occasion de devenir meilleur·es. Ces arcs narratifs se retrouvent aussi bien dans Faire face que dans De rouille et d’os. Sans remettre en cause l’humanisme qui peut irriguer ces films et la qualité de leur mise en scène, la définition du handicap comme accident et comme traumatisme y repose sur une vision validiste du monde, tandis que le fait de lui donner un sens s’y appuie sur un sous-texte chrétien. D’autres films évoquent plus subtilement ce que signifie la résilience : dans Mar adentro (Alejandro Amenábar, 2004), il s’agit du droit de mourir dans la dignité, par exemple, tandis que la rééducation des Patients dans le film du même nom est loin d’être linéaire.
Une acceptation ambivalente
Le regard normatif de la société est également interrogé par la trajectoire des personnages. Dans De rouille et d’os ou My Left Foot, il s’agit pour les protagonistes de déjouer les pronostics qui les condamnaient à une totale dépendance, en retrouvant de la mobilité. Si la force des personnages handicapés est bel et bien mise en valeur, ces récits sous-entendent que leur objectif consiste à dépasser leur handicap, davantage qu’à être considéré·es comme des êtres à part entière quelle que soit leur mobilité.
De fait, le mépris social pour le handicap moteur est lui aussi mis en scène. Dans Elle et Lui, l’héroïne a honte de son infirmité et pense qu’elle n’est plus digne d’être aimée, au point de renoncer à retrouver son grand amour. Elephant Man (David Lynch, 1980) évoque directement le lien fait par des valides entre ce qu’iels perçoivent comme une monstruosité physique et une supposée infirmité intellectuelle. Freaks (Tod Browning, 1932) interroge en profondeur la dualité morale de chacun·e en mettant en regard handicap, mépris validiste et désir de vengeance.
L’enjeu de nombreux films consiste finalement à s’accepter soi-même et à être accepté·e par les personnes valides – dotées au passage d’un surplus d’humanité, du fait du chemin accompli en changeant leur regard sur le handicap. Cet arc narratif didactique, parfois mis en scène avec subtilité, est au centre de films contemporains comme Intouchables, Presque, De rouille et d’os ou Penguin Bloom (Glendyn Ivin, 2021), mais aussi d’œuvres plus anciennes comme Elle et Lui ou Faire face. La dimension systématique de ce schéma tend à atténuer la singularité des personnages pour faire de « l’handicapé·e » un archétype, celui d’une personne qui ne s’aime pas et qui est rejetée par les autres, représentant là encore le handicap comme un problème.
La forme, reflet de l’expérience
Certain·es cinéastes relèvent au contraire le défi d’embrasser le point de vue particulier d’un personnage principal handicapé. Il peut s’agir, comme pour Alfred Hitchcock dans Fenêtre sur cour (1954), d’immobiliser (temporairement) le héros à son domicile dans une chaise roulante pour renouveler le récit d’enquête et décupler le suspense.
D’autres cinéastes tentent de retranscrire cinématographiquement les sensations d’un personnage handicapé. Dans Le Scaphandre et le Papillon(2007), Julian Schnabel adapte ainsi à l’écran le livre autobiographique de Jean-Dominique Bauby, qui ne peut bouger que la paupière gauche à la suite d’une commotion cérébrale. En utilisant toutes sortes d’effets visuels, le réalisateur et plasticien cherche à transposer dans un monde valide l’expérience sensible de l’auteur. Le résultat est visuellement original, mais le foisonnement des effets et la beauté plastique des images transforment le film en « un exercice de virtuosité qui cadre assez mal avec le dénuement de la situation », comme le dit Jacques Mandelbaum dans Le Monde.
Dans Johnny s’en va-t-en guerre, Dalton Trumbo rend visible la négation du corps handicapé en le recouvrant intégralement de draps blancs. Terrifiants parce qu’ils laissent imaginer ce qu’ils dissimulent, ces tissus spectraux permettent aussi aux spectateur·rices de s’approprier, chacun·e à leur manière, les sensations décrites par la voix de Johnny dans le monologue intérieur qui traverse le film. Le récit est ainsi principalement construit sur le dialogue entre ce que la voix du personnage dit ressentir de l’instant présent, et ce que les spectateur·rices en voient et en entendent – Johnny étant amputé des quatre membres, mais aussi sourd, aveugle, muet et sans odorat. Des rêves et des souvenirs en couleur alternent sobrement avec ces scènes en noir et blanc. Pamphlet antimilitariste implacable, l’œuvre de Dalton Trumbo explore simultanément les limites et les possibles d’un corps à la fois absent et central, de perceptions minimes, d’une existence pleine à soi et limitée aux autres.
Enfin, certains cinéastes, eux-mêmes handicapés, utilisent leur point de vue comme élan créateur. C’est le cas de Jean-Daniel Pollet dans Dieu sait quoi (1993). Lui, qui était déjà allé à la rencontre d’une personne lépreuse dans L’Ordre (1973), filme dans sa maison et son jardin, autour de lui, et jusqu’à la voie ferrée sur laquelle un accident l’a rendu paraplégique, des objets et des éléments. En adaptant l’œuvre poétique Le Parti pris des choses de Francis Ponge (1942), il laisse entrevoir de sublimes porosités entre le monde qui l’entoure et son univers intérieur. Dans un tout autre registre expérimental, le cinéaste Stephen Dwoskin a pratiqué, entre autres, l’autofilmage de son corps handicapé dans un vaste réflexion sur le corps, le regard et le désir.
Un cinéma encore loin d’être inclusif
La représentation de handicaps moteurs au cinéma oscille, encore aujourd’hui, entre levier d’étrangeté suscitant surprise, peur ou encore rires, et image de l’altérité pouvant provoquer de la compassion et une invitation au vivre-ensemble. Dans un cas comme dans l’autre, les personnages porteurs d’un handicap moteur sont en grande majorité construits à partir de leur handicap, et pour le regard de spectateur·rices valides. Les personnages de handicapé·es sont le plus souvent restreint·es à l’exhibition d’un handicap – comme si, ainsi que l’explique la comédienne Elsa Bouyeron, le corps handicapé était en soi en représentation, uniquement porteur d’un récit et/ou d’une leçon de vie qui le rend incapable de raconter une autre histoire, d’incarner un personnage qui ne serait pas centré sur ce handicap. Le cinéma, même dans sa quête d’universalité, propose une vision validiste du monde.
D’ailleurs, 95 % des rôles de personnages handicapés dans le cinéma hollywoodien sont distribués à des personnes valides. Le malaise des personnes handicapées face aux rôles interprétés par des acteur·rices valides porte même un nom : le « cripping up ». L’interprétation d’un handicap est, en général, considérée comme une composition audacieuse prompte à rafler les récompenses. Simultanément, en France en 2021, seules 0,8 % de personnes porteuses d’un handicap apparaissent à la télévision – exceptions notables concernant les troubles moteurs, on peut penser au succès du comédien Jamel Debbouze, ou de la série comiqueVestiaires, développée par France Télévisions. Pour remédier à l’invisibilisation des personnes en situation de handicap à Hollywood, les productions candidates pour l’Oscar du meilleur film devront notamment, à partir de 2024, intégrer des personnes en situation de handicap au casting ou dans l’équipe de tournage.
La journée internationale du handicap, le 3 décembre, donne l’occasion à l’émission Blow Up d’un épisode sur le handicap au cinéma. Car c’est un fait, le septième art a fait du handicap une thématique majeure, d’Intouchables à De rouille et d’os, du Scaphandre et le Papillon à My Left Foot.
Retour d’image est un centre de ressources pour vivre ensemble des émotions en partageant le plaisir du cinéma, réunir public valide et en situation de handicap grâce à l’accessibilité des films et à des échanges en salle, conseiller et accompagner les professionnel·les pour un cinéma accessible à toutes et tous.
Dans cet épisode de la chaîne de vulgarisation scientifique et littéraire On se laisse la nuit, la comédienne Elsa Bouyeron analyse avec finesse et humour la place laissée aux handicaps au cinéma. Partant de son expérience intime, elle pose un regard indispensable, argumenté et touchant sur la manière dont les corps handicapés sont représentés, et sur les acteur·rices qui incarnent des personnages porteurs de handicaps.
Ce hors-série de la revue Cinémaction est consacré à la représentation des handicaps au cinéma et dans les médias. Dense, il propose à la fois des réflexions sur le regard ou le corps au cinéma, des articles foisonnants – mais qui tournent au catalogue – sur les œuvres dans lesquelles se trouvent toutes sortes de personnages handicapés, des études de films approfondies, ou encore des entretiens avec des cinéastes.
Les marches du Festival de Cannes infranchissables pour les acteur·rices et cinéastes handicapé·es ? Handicap.fr propose un entretien croisé sur l’accessibilité du cinéma avec Julien Richard-Thomson, président du Syndicat des professionnels du cinéma en situation de handicap (SPCH), Rodolphe et Adeline, comédien·nes porteur·ses de handicap, et Damiano, réalisateur sourd.
« Les films que présente le FIFH sont faits par des gens, certains handicapés, oui, certains sur des gens handicapés et surtout avec des gens handicapés », revendique ce festival qui présente plusieurs sélections et distribue des prix, à la fois en fiction et en documentaire.
« Ce livre est une invitation. Une invitation tout d’abord à la découverte d’œuvres cinématographiques qui mettent en scène des personnages handicapés. Ensuite, une invitation à la compréhension de l’évolution de leurs représentations depuis les premiers films jusqu’à des œuvres contemporaines. Des frères Lumière à Costa Gavras en passant par Tod Browning, Luis Buñuel et Pier Paolo Pasolini, ce voyage cinématographique est l’occasion pour ses lecteurs de confronter leurs représentations du handicap à celles de réalisateurs qui ont construit et mis en scène des personnages toujours singuliers. Le cinéma de fiction permet de voir le handicap d’une autre manière et ainsi il offre une possibilité de le découvrir à partir de la complexité des personnages et des situations représentés.
Inquiétants, dérangeants, ou encore pleins d’humour et facétieux, les personnages handicapés sont des figures fictionnelles construites à partir de l’étrangeté et de la manière d’être due au handicap. Le handicap se dévoile et nous interroge sur nos relations aux autres.
Comment recevons-nous ces personnages ? Comment acceptons-nous (ou pas) de vivre avec eux dans notre imaginaire pour créer une réalité nouvelle ?
En parcourant un siècle d’images, Gérard Bonnefon, formateur sur le développement des pratiques artistiques et l’accès à la culture des personnes handicapées éclaire les conceptions et les idées qui ont fondé nos représentations collectives et individuelles des personnes handicapées. »
[Résumé de l’éditeur]
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