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Appartient au dossier : Les espaces partagés de Daniela de Felice et Matthieu Chatellier

Les espaces partagés de Matthieu Chatellier et Daniela de Felice #1 : (ré)apprendre

Dans les films de Matthieu Chatellier et de Daniela de Felice, l’apprentissage est rarement scolaire. Des espaces voués à l’art, à la rééducation ou aux découvertes politiques permettent aux personnages de s’approprier des gestes et des manières d’habiter le monde.
Les documentaires de Matthieu Chatellier et de Daniela de Felice traversent de manière récurrente certains lieux, habités – incarnés – par des corps en mouvement. Balises explore cet espace de création cinématographique alors que la Cinémathèque du documentaire à la Bpi propose le cycle « Daniela de Felice, Matthieu Chatellier : de part et d’autre » dans le cadre du Mois du film documentaire 2022.

Dans une grande salle, une femme marche, une prothèse remplaçant une de ses jambes.
Matthieu Chatellier, La Mécanique des corps (2016) © Alter ego production

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Encore et encore

Fabriquer une prothèse, la faire essayer, l’ajuster dans l’atelier, recommencer. Chercher ses appuis, encore et encore, en marchant de long en large. Voilà le sujet de La Mécanique des corps de Matthieu Chatellier (2016), filmé dans un centre de rééducation. Il ne s’agit pas de filmer les patient·es, amputé·es d’un ou deux membres inférieurs à des niveaux différents, au lendemain de leur opération. Tous·tes sont déjà familier·ères de ce corps singulier. Il semble même que les prothèses qu’iels acquièrent dans le temps du film ne soient pas les premières. En revanche, iels doivent apprendre à s’adapter à ces prothèses précises que l’on voit, en ouverture du documentaire, être finalisées de manière artisanale dans l’atelier du centre de rééducation. Iels arpentent donc les salles et les couloirs, accompagné·es par un personnel médical directif, et répètent les mêmes gestes jusqu’à les intérioriser.

La répétition du geste est également au cœur de Mille fois recommencer, de Daniela de Felice (2020). Le film se déroule à l’Académie des beaux-arts de Carrare, au pied d’impressionnantes carrières de marbre creusées dans la montagne. Si le passage du temps n’est pas clairement marqué, chaque activité est montrée plusieurs fois : casser un bloc de marbre, dessiner d’après nature, fabriquer un moule en plâtre, sculpter un visage… Les étudiant·es ne sont que des figurant·es. Daniela de Felice se concentre plutôt sur la matière pour montrer comment, dans cet espace presque clos, sa mise en forme progressive et parfois laborieuse révèle les progrès des élèves.

Les jours qui se suivent constituent, au contraire, un enjeu central de (G)rève général(e), premier film des cinéastes, réalisé en commun en 2006. Des étudiant·es bloquent l’université de Caen pour protester contre un projet de loi. Jour après jour, l’occupation s’organise : assemblées générales, repas, manifestations, actions, blocage des issues rythment la vie des grévistes. Dans les bâtiments clos, l’université se transforme en lieu d’apprentissage de l’autogestion et de la démocratie. Le temps se déroule différemment ici qu’au dehors, autorisant la réflexion, les discussions. Jusqu’au jour où…

Examen de passage

(G)rève général(e) se termine après que le gouvernement a renoncé à mettre en place une partie de son projet de loi, sans le retirer complètement. La fin de l’occupation de l’université est votée en assemblée générale, au grand dépit de certain·es étudiant·es. Une impression d’échec sourd, celui de n’avoir pas réussi à faire abandonner l’ensemble du projet. Le sentiment, également, d’arriver au bout d’une période d’expérimentation de la vie collective et de prise de conscience politique. Alors que l’université est nettoyée par tous·tes, une forme d’utopie et de puissance d’agir paraît être balayée. Tandis que l’établissement rouvre ses portes, un espace des possibles se referme. La fin du documentaire nous laisse dans l’expectative : seul·es les étudiant·es découvriront si cet apprentissage de la vie a porté ses fruits.

À la fin de leur année, les étudiant·es de Mille fois recommencer passent un oral au cours duquel iels présentent leurs principales réalisations. L’examen permet de déterminer s’iels sont aptes à poursuivre leur apprentissage une année supplémentaire. C’est aussi l’occasion de faire un point plus introspectif sur leur démarche artistique et sur leurs attentes. Là encore, nous assistons non pas à un examen final, mais à une éclosion en cours, qui se poursuivra par de nouveaux gestes, de nouvelles recherches, bien après la fin du film.

De manière plus surprenante, un examen final se déroule dans La Mécanique des corps : l’équipe médicale juge la manière dont une patiente s’est approprié sa prothèse. Sa démarche est scrutée. Peut-elle quitter le centre de rééducation ? Un ajustement de dernière minute est effectué, alors que la patiente ne l’a pas demandé. Dans la séquence suivante, dernière du film, un adolescent sort de cet espace clos dans lequel les patient·es sont strictement encadré·es. Lui maîtrise sa prothèse parfaitement – il l’a d’ailleurs cassée pendant une compétition de badminton. C’est en courant qu’il quitte le centre de rééducation, ainsi que le champ de la caméra : ce départ résonne comme une victoire sur le processus difficile de (ré)apprentissage suivi par tous les personnages.

Dès (G)rève général(e), apprendre est donc au cœur des préoccupations documentaires de Daniela de Felice et de Matthieu Chatellier. Et déjà, dans ce film, la dimension scolaire est évacuée – détournée : dans l’université reconvertie en lieu de résistance, les étudiant·es font avant tout un apprentissage de la vie. Ils découvrent et inventent des manières d’habiter le monde qui leur conviennent. Ce récit fait d’ailleurs écho aux souvenirs de jeunesse, notamment au blocage de son lycée, raconté par Daniela de Felice dans Ardenza en 2022. Mille fois recommencer et La Mécanique des corps suivent le même processus d’apprentissage, l’un à travers la recherche créative, et l’autre par l’appropriation d’un élément exogène.

Publié le 07/11/2022 - CC BY-SA 4.0

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