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Appartient au dossier : Quand le réel se rebelle

Les procès littéraires #5 : Yoga, d’Emmanuel Carrère
Un contrat pour ne pas être « écrite contre son gré »

Salué par la critique comme par le public, le dernier livre d’Emmanuel Carrère, Yoga, s’est retrouvé au cœur d’une « affaire » médiatique. Son ex-femme l’a en effet accusé d’avoir rompu un contrat où il s’engageait à ne plus parler d’elle dans ses futurs romans. Si aucun procès n’a été intenté, l’existence même d’un tel contrat semble témoigner d’une intériorisation du conflit entre littérature et vie privée.

Le livre

Yoga d’Emmanuel Carrère, a été publié en août 2020 aux éditions P.O.L. Depuis L’Adversaire en 2000, Emmanuel Carrère est l’un des fers de lance du tournant non-fictionnel qu’a pris la littérature française à cette époque. Mêlant étroitement faits divers et vie intime, ses récits laissent une large place à sa vie personnelle et celle de ses proches. Dans Yoga, il tresse ensemble sa pratique du yoga et de la méditation, l’attentat de Charlie Hebdo, ses troubles bipolaires qui l’ont conduit à l’internement, et sa rencontre avec un groupe de migrants sur une île grecque.

ActuaLitté, 2014, via Wikimedia Commons

Le procès médiatique

Le livre a connu un succès public et critique immédiat, prolongé dans les médias par ce qui est rapidement devenu « l’affaire Carrère ». Sans qu’il y ait de procès, c’est dans les médias que s’est jouée cette fois la bataille entre la liberté du créateur et la protection de la vie privée, suite à la publication dans Vanity Fair, le 29 septembre 2020, d’une tribune d’Hélène Devynck, l’ex-femme d’Emmanuel Carrère. Dans cet article, elle explique qu’à la suite de leur séparation, elle et Emmanuel Carrère ont passé un contrat. Elle, qui avait accepté de figurer dans ses livres précédents, revendique désormais le droit de « ne plus être écrite contre son gré ». Elle choisit de rendre publique l’existence de ce contrat, estimant qu’Emmanuel Carrère ne l’a pas respecté. Il n’est pas question d’elle dans le livre, à part dans un passage recopié d’un des livres précédents de l’auteur, D’autres vies que la mienne. De ce contrat, que personne n’a lu, il a beaucoup été question dans la presse. Le point de vue de l’auteur a été largement entendu, de même que celui d’Hélène Devynck, qui a exprimé le sentiment que peut ressentir une personne à être emprisonné dans un livre : 

« Être coincé dans un objet limité, réduit et dessiné par un autre vous envahit et peut porter atteinte à votre propre identité. On a beau se dire que le personnage et la personne ne se confondent pas, l’écrit fige, blesse et emprisonne. La littérature peut être violente, maltraitante, réductrice, perverse. Heureusement qu’il y a, dans certaines affaires, des magistrats formidables pour rendre leur droit à l’existence aux personnages. Sans le contrat, j’étais vaincue, niée, réifiée, à jamais vampirisée, et je le savais. Le droit de ne plus vouloir être écrite par l’auteur quand l’amour et la confiance n’y sont plus, c’est cela que j’ai conquis. »

Le Monde, 28 novembre 2020

Pacte autobiographique et contrat de confiance

S’il n’y a pas eu de procès, le contrat est peut-être le signe d’une intériorisation par le monde littéraire (les auteurs, leur entourage, les éditeurs) de ces débats judiciaires qui se tiennent depuis vingt ans. Le travail colossal de réécriture fait en amont par les avocats qui, pour le compte des éditeurs, relisent les manuscrits et conseillent de changer noms, dates, etc., est aussi le témoin de cette intériorisation.

Cette bataille judiciaire sera peut-être intériorisée par les écrivains eux-mêmes, dans leur pratique d’écriture. C’est ce qu’interroge Lise Charles dans La Demoiselle à cœur ouvert, paru également chez P.O.L en août 2020. Elle y raconte l’histoire d’Octave Milton, écrivain en résidence à la Villa Médicis qui se nourrit sans scrupules de la vie de son entourage pour la mettre dans ses livres, sans se soucier des conséquences tragiques. Lise Charles elle-même intègre beaucoup d’éléments de sa propre vie, faisant par exemple de son ami, le dessinateur François Matton, un personnage du roman, après lui avoir demandé son autorisation « avec délicatesse » (L’Obs du 20 octobre 2020). Mais la réflexion de Lise Charles sur ces questions et leur mise en abyme dans son roman, deviennent en elle-même matière à littérature.

Publié le 01/03/2021 - CC BY-NC-SA 4.0

Pour aller plus loin

Yoga

Emmanuel Carrère
P.O.L, 2020

Construit comme un diptyque, Yoga nous dévoile dans une première partie l’inclination de l’auteur pour le yoga et la méditation, lors d’un stage immersif dans un centre Vipassana du Morvan. Objectif : recentrage sur soi-même. Mais les réflexions du narrateur sont brutalement interrompues par les attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015, où il perd l’un de ses meilleurs amis. Commence alors, dans une seconde partie, la description d’une longue dépression en hôpital psychiatrique, puis son retour à la vie sur l’île de Léros, au contact d’Erika et de migrants qu’il initie au yoga, jusqu’aux dernières pages évoquant son éditeur, Paul Otchakovsky-Laurens, fondateur de P.O.L. C’est par une veine sincère et fluide que nous entrons dans la vie de l’auteur et traversons avec lui les événements douloureux qui jalonnent sa lente renaissance. Autofiction, roman-confession dans la tradition de Rousseau, Yoga est une méditation sur la méditation, au confluent de nos existences.

À la Bpi, niveau 3, 840″19 CARR 4 YO

Le réel d’Emmanuel Carrère - Ép. 1/4 │ France Culture, La Compagnie des auteurs, mars 2018

Au fil de sa carrière, l’écriture de soi a pris une place grandissante chez Carrère, rendant l’œuvre et la vie de l’auteur presque indissociables. Angie David et Christophe Reig reviennent sur la vie d’un homme qui se livre beaucoup mais semble toujours maîtriser les modalités de de ce dévoilement.

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