Interview

Appartient au dossier : Résistances culturelles

Deux Ukrainiennes sur le front de la résistance culturelle
Entretien avec Yuliia Iliukha et Iryna Tsilyk

Arts - Politique et société

Haut : Yuliia Iliukha ©Natascha Reiterer / Bas : Iryna Tsilyk ©Oleksandr Boyko

En Ukraine, la guerre n’a pas étouffé l’élan créatif de ses artistes. Yuliia Iliukha, poétesse et journaliste, et Iryna Tsilyk autrice et cinéaste, racontent comment elles transforment l’expérience du conflit en arme de résistance culturelle. Les deux artistes sont invitées à la rencontre « Ukraine : 3 ans après », du cycle Lire le monde, organisé par la Bpi et l’Institut ukrainien le 27 février 2025.

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Yuliia Iliukha, née dans l’oblast de Kharkiv, est à la fois écrivaine et civile volontaire pour aider l’armée ukrainienne. Avec ses récits, traduits dans de nombreux pays, elle se donne pour mission de « témoigner de la guerre, d’en documenter les réalités et de porter ce récit au-delà de nos frontières ». Dans son ouvrage le plus récent, (Mes femmes, 2025), Yuliia Iliukha compose une mosaïque de quarante textes courts, témoignages poignants et intenses de la vie de femmes ordinaires confrontées à l’invasion russe de leur pays.

Iryna Tsilyk, cinéaste, écrivaine et poétesse, est une autre figure majeure de cette résistance culturelle ukrainienne. Lauréate du Prix de la meilleure réalisatrice au Festival de Sundance 2020 pour son film documentaire The Earth is Blue as an Orange, elle explore les répercussions de la guerre sur les individus, particulièrement sur les femmes et les enfants. Engagée dans la diplomatie culturelle, elle porte un regard lucide et puissant sur le rôle de l’art en temps de guerre, tout en témoignant des réalités vécues par le peuple ukrainien, au front comme à l’arrière.

Leurs voix sont celles d’une génération d’artistes pour qui la création est devenue un engagement politique. Elles incarnent une résistance culturelle essentielle et témoignent de l’importance du rôle des femmes dans ce combat. Témoignages.

Propos recueillis par Samuel Belaud (Bpi).

Comment votre travail a-t-il été influencé par l’histoire récente de l’Ukraine, depuis la révolution de Maïdan et l’annexion de la Crimée en 2014, et depuis l’invasion de 2022 ?

Yuliia Iliukha : J’ai commencé à écrire en 2011, avant que la guerre ne débute en Ukraine, mais mon premier livre publié (Sky Catchers. Teach Me to Dream, non-traduit, 2016) – un recueil de nouvelles – contenait déjà des récits de guerre. Après un premier roman traitant de ce sujet (Eastern Syndrome, 2019), je m’étais promis de ne plus y revenir dans mes écrits. Mais lorsque la guerre vous hante en permanence, il devient impossible de prendre la plume pour autre chose. Finalement, tous mes livres destinés aux adultes s’articulent autour de ce thème. Je suis par ailleurs profondément convaincue que la mission essentielle des écrivains ukrainiens aujourd’hui est de témoigner de la guerre, d’en documenter les réalités, et de porter ce récit au-delà de nos frontières.

Iryna Tsilyk : J’ai activement participé à la Révolution orange (2004) et à la Révolution de la dignité dix ans plus tard. Mon mari, un écrivain ukrainien reconnu, a déjà consacré plus de quatre années de sa vie au service militaire. Et l’ensemble de mes proches est impliqué dans la défense de l’Ukraine, soit au front, soit à l’arrière. Ainsi, depuis de nombreuses années, ma vie entière – pas seulement mon travail créatif – est traversée par les motifs de la guerre. J’ai parfois l’impression d’être prisonnière de ce sujet, mais la guerre continue encore aujourd’hui…

Comment se maintient la vie culturelle et artistique aujourd’hui en Ukraine ? Y a-t-il des lieux, des organisations ou des initiatives qui jouent un rôle clé dans sa préservation ?

Yuliia Iliukha : Je peux principalement parler du secteur de l’édition. Les étrangers s’étonnent et continuent de s’étonner que des livres soient encore publiés et lus en Ukraine, malgré les circonstances. La plupart des maisons d’édition ukrainiennes sont situées à Kharkiv, et elles n’ont suspendu leur activité que temporairement, au printemps 2022. Aujourd’hui, de nombreux écrivains ont pris les armes pour défendre leur pays, et leurs voix, transmises à travers de nouveaux ouvrages, sont plus cruciales que jamais.

Iryna Tsilyk : En temps de guerre, la culture ukrainienne a prospéré comme jamais auparavant depuis l’indépendance. Bien sûr, il existe des problèmes et des défis de toutes sortes. Certains secteurs, comme l’industrie cinématographique, peinent à se maintenir et sont sous pression. Mais la littérature, en particulier la poésie, s’est réinventée et a trouvé une nouvelle vigueur. Il me paraît cependant essentiel de noter qu’un grand nombre d’artistes contemporains défendent l’Ukraine, armes à la main. Beaucoup ont déjà perdu la vie. Nous assistons, je crois, à l’émergence d’une nouvelle « Renaissance fusillée », comme celle des années 1930. Aujourd’hui, nous perdons trop d’artistes brillants.

L’historienne de l’art Alisa Ložkina parle d’une « révolution permanente » pour décrire la capacité de l’art ukrainien à se renouveler malgré les épreuves. Cette notion résonne-t-elle avec votre propre expérience ?

Yuliia Iliukha : Depuis l’invasion à grande échelle, l’ensemble de la population a traversé les cinq étapes de l’acceptation, du déni jusqu’à la prise de conscience qu’il fallait agir. Selon moi, cette capacité à se réinventer n’est pas propre à l’art ukrainien, mais reflète la résilience de tout le peuple ukrainien : une capacité à survivre coûte que coûte, à surmonter l’adversité et à s’adapter face aux épreuves.

Iryna Tsilyk : En Ukraine, l’art est le reflet de la société et de sa quête acharnée d’identité, malgré les années d’occupation, de russification et les tentatives de nous imposer un complexe d’infériorité. Notre société est engagée dans une lutte qui semble sans fin, et cela est épuisant. La guerre actuelle est, au fond, une guerre des identités. Nous avons peut-être pris l’habitude de toujours renaître de nos cendres, mais je rêve d’une vie différente, plus paisible, avec d’autres thématiques sur lesquelles réfléchir.

Que signifie être une femme artiste en temps de guerre ? Comment percevez-vous son rôle – et donc le vôtre – dans cette « résistance culturelle » ?

Yuliia Iliukha : Au printemps 2022, à Kharkiv, mon rôle était d’une simplicité brutale : trouver des médicaments pour les soldats ukrainiens qui défendaient la ville et livrer des désinfectants à la morgue de Kharkiv. Grâce aux Forces armées ukrainiennes, je peux aujourd’hui écrire et raconter mes récits sur la guerre, notamment à travers le prisme des destins de femmes.

Iryna Tsilyk : Aujourd’hui, les artistes ukrainiennes font souvent d’une tranchée ou d’une arme « une chambre à soi » [A Room of One’s Own en anglais, en référence à l’ouvrage éponyme de Virginia Woolf paru en 1929]. Je ne fais pas partie de ces femmes courageuses, mais en tant qu’épouse d’un soldat et mère d’un adolescent, j’ai mes propres défis à relever. Mon chemin de résistance passe par un travail acharné dans le domaine de la diplomatie culturelle. Aujourd’hui, nous essayons toutes d’être utiles là où nous le pouvons.

Avez-vous remarqué une évolution dans la manière dont votre art est perçu depuis le début de la guerre, en Ukraine et à l’international ?

Yuliia Iliukha : Puisque la guerre est le thème récurrent de la plupart de mes œuvres destinées aux adultes, je considère qu’il est de mon devoir de trouver des éditeurs à l’étranger et de faire traduire mon dernier livre dans le plus de langues possibles. À mon sens, rencontrer un lectorat étranger est l’une des formes les plus puissantes de diplomatie culturelle. Cela me permet non seulement de partager mon travail, mais aussi de transmettre des informations essentielles sur la réalité de la guerre qui secoue mon pays.

Iryna Tsilyk : J’ai récemment appris qu’un Italien, après avoir vu mon film documentaire, avait décidé de venir combattre pour l’Ukraine. Pendant toutes ces années de guerre, j’ai vu beaucoup d’étrangers découvrir mon pays, souvent grâce à la puissance de l’art. Quant à l’Ukraine… Avez-vous vu ces salles bondées lors de lectures de poésie dans des villes proches de la ligne de front ? J’ai eu la chance d’y assister à de nombreuses reprises ces onze dernières années.

Pensez-vous que vos œuvres, ainsi que celles d’autres artistes ukrainiennes, contribuent à écrire une mémoire collective de cette guerre ? Le rôle majeur des femmes dans cette lutte sera-t-il retenu ?

Yuliia Iliukha : Il me semble prématuré de parler de la préservation de la mémoire de cette guerre, qui continue de faire rage. La tâche prioritaire des Ukrainiens et des Ukrainiennes aujourd’hui consiste à survivre et préserver l’existence même de l’État, ce qui implique de remporter la victoire. Sans la sauvegarde de notre indépendance, toute discussion sur la mémoire deviendrait vaine.

Iryna Tsilyk : La perspective féminine est parfois cruciale pour dépeindre la réalité : il y a des choses qu’une femme seule peut raconter ou accomplir. Cela dit, le puzzle de la mémoire collective se compose aujourd’hui de réflexions et de témoignages talentueux, indépendamment du genre des artistes ou des intellectuels. Le front, lui non plus, n’a pas de genre – tout le monde se bat, dès qu’il en est capable. Je crois que les défis contemporains effacent certaines frontières, notamment de genre ; c’est un sujet qui mérite, lui aussi, une réflexion approfondie.

Publié le 17/02/2025 - CC BY-NC-SA 4.0

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Une révolution permanente. L'Art ukrainien contemporain et ses racines (1880-2020)

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Nouvelles Éditions place, 2020

Souvent sous les feux de l’actualité au regard des enjeux géopolitiques qu’elle représente, l’Ukraine reste une grande inconnue. Une révolution permanente. Cet ouvrage propose une immersion dans l’art contemporain ukrainien, l’un des plus vivants du continent européen, malgré, ou peut-être grâce à la situation tendue dans laquelle se trouve le pays. Alisa Ložkina, commissaire d’exposition reconnue internationalement, inscrit cet art dans un parcours qui prend son origine à la fin du 19ᵉ siècle, passe par l’avant-garde, le réalisme socialiste et les courants qui s’épanouissent après la fin de l’URSS.

À la Bpi, Arts, 704.78 LOZ

Ciné-Ukraine : histoire(s) d'indépendance

Anthelme Vidaud
Warm, 2023

Un panorama du cinéma ukrainien dans lequel l’auteur examine son développement économique, socioculturel et politique. Il analyse ensuite les films les plus marquants depuis 2013. Avec des entretiens de cinéastes représentant cette nouvelle vague ukrainienne. © Électre 2023

À la Bpi, Cinéma, 791(472) VID

The Art of Ukraine

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Thames & Hudson, 2024

L’Ukraine se trouve à un carrefour historique, où son identité culturelle complexe est en jeu. Alisa Ložkina propose une analyse approfondie de l’art ukrainien, de ses artistes et mouvements, depuis les débuts du modernisme jusqu’à l’époque soviétique, la période post-soviétique, et l’invasion russe de 2022. Elle examine leur rôle dans l’histoire et la politique, montrant comment ils ont façonné et reflété la culture et l’identité ukrainiennes, alors que le pays passait de la périphérie de l’Empire russe à une république soviétique, jusqu’à l’indépendance. The Art of Ukraine, richement illustré et organisé chronologiquement, explore cette tradition artistique complexe et riche. (Ouvrage en anglais)

À la Bpi, Arts, 704.78 LOZ

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