Intelligence artificielle et recrutement : révolution ou jeu de dupes ?
Dans le monde du travail, une révolution silencieuse s’opère. Les technologies d’intelligence artificielle transforment profondément le processus de recrutement, instaurant de nouvelles règles du jeu que candidat·es et recruteur·euses doivent maîtriser. Au centre de cette mutation, les ATS (Applicant Tracking Systems), logiciels qui automatisent le tri des candidatures. Mais à quel prix ? Et surtout, que reste-t-il de l’humain dans ces processus de plus en plus automatisés ?
L’ATS, boîte à outils du recruteur
Un ATS (Applicant Tracking System) est un logiciel qui filtre et sélectionne les candidatures. Il analyse les CV en recherchant des mots-clés, compétences ou expériences spécifiques, permettant ainsi de filtrer rapidement les candidat·es selon des critères définis en amont par celui ou celle qui recrute. En France, ces systèmes, à l’instar de Workday, Taleo, SmartRecruiters ou Recruitee pour les plus populaires, sont devenus incontournables dans les grandes entreprises et les cabinets de recrutement. Ils sont particulièrement appréciés dans les secteurs à fort volume d’embauches comme la grande distribution, l’industrie automobile et aéronautique, l’informatique, l’assurance ou la finance.
Aujourd’hui, la majorité des entreprises françaises de plus de 100 salarié·es utilisent un ATS, d’après RH Matin, un magazine d’information en ligne destiné aux professionnel·les des ressources humaines. Face à l’afflux massif de candidatures – parfois plusieurs centaines pour un seul poste – ces outils semblent répondre à un besoin réel d’efficacité et de rapidité de traitement.
Les fonctionnalités des ATS vont bien plus loin qu’une simple pré-sélection des candidatures. Certains incluent des formulaires de candidature en ligne, évincent les candidat·es non pertinent·es, permettent le suivi des candidat·es à chaque étape du processus. Beaucoup automatisent l’envoi de messages électroniques pour accuser réception des candidatures ou communiquer les résultats. Ils peuvent aussi programmer des entretiens ou des tests techniques. Enfin, ils rendent possible l’analyse des données de recrutement en produisant des rapports et des statistiques (temps moyen pour embaucher, nombre de candidatures reçues pour un type de poste…).
Nécessité ou effet de mode ?
L’adoption d’un ATS est-elle vraiment incontournable ? Pour les grandes structures, la réponse semble être affirmative. Ces systèmes, de plus en plus paramétrables et performants, permettent un gain de temps considérable et standardisent le processus de recrutement : « J’ai optimisé et humanisé des tâches chronophages et émotionnellement lourdes. La rédaction d’e-mails de refus est un parfait exemple. Auparavant, cette tâche me pesait. Je passais beaucoup de temps à essayer de trouver les bons mots pour adoucir la déception des candidats. Avec l’IA, je peux désormais générer des e-mails personnalisés en quelques clics, que je relis en quelques secondes, en m’appuyant sur des modèles adaptés au profil de chaque candidat. », explique Maxime Le Bras, responsable recrutement chez Alan, start-up de l’assurance santé.
Cependant, pour les plus petites structures, la question mérite d’être nuancée. L’investissement peut s’avérer coûteux et disproportionné par rapport aux besoins réels. Les PME, le secteur associatif, les secteurs créatifs (mode, design, arts) ou l’artisanat privilégient encore souvent des méthodes plus traditionnelles, personnalisées et qualitatives, en particulier pour des postes nécessitant des profils spécialisés ou créatifs.
Côté grandes entreprises, ce conformisme technologique pose question : investissent-elles dans les ATS par réelle nécessité opérationnelle, ou cèdent-elles à un effet de mode qui traverse leur secteur ?
La partie d’échecs du recrutement
Face à la généralisation des ATS, et conscient·es qu’il faut désormais passer ce « filtre », les candidat·es ont développé leurs propres stratégies et leurs propres réponses. L’optimisation des CV et des lettres de motivation pour les ATS est devenue une compétence à part entière. Mots-clés stratégiquement placés, formats compatibles, structures standardisées… Le CV n’est plus seulement un document de présentation, mais un véritable outil marketing conçu pour séduire l’algorithme avant l’humain.
Les postulant·es ont désormais à portée de clic de nombreux outils, comme LazyApply ou JobCopilot, pour automatiser l’envoi massif de candidatures. Une candidature peut désormais être envoyée en quelques clics, et un CV et une lettre de motivation personnalisés peuvent être générés pour une offre d’emploi spécifique sans intervention humaine significative.
On aboutit ainsi à une situation paradoxale. D’un côté, des entreprises qui automatisent la réception et le tri des candidatures, de l’autre, des candidat·es qui automatisent la création et l’envoi de ces mêmes candidatures. Situation absurde où une IA analyse des candidatures déposées par une autre IA.
Ce jeu de dupes technologique pose une question fondamentale : que reste-t-il de l’humain dans ce cas ? Les recruteur·euses se plaignent de candidatures trop standardisées, tandis que les candidat·es déplorent des pratiques déshumanisées. L’intuition, cette capacité humaine à détecter un potentiel au-delà des critères formels, n’a-t-elle plus sa place ?
Les angles morts de l’IA dans le recrutement
L’utilisation massive d’ATS soulève également la question de la reproduction, voire de l’amplification, des biais lors du recrutement. Ces systèmes, entraînés sur des données historiques, peuvent perpétuer des discriminations liées au genre, à l’origine ethnique, au lieu de résidence ou à l’âge, s’ils sont mal paramétrés. Un algorithme privilégiant les parcours linéaires désavantagera par exemple mécaniquement les femmes ayant connu des interruptions de carrière pour des raisons familiales, la plupart du temps liées à la maternité.
Ces pratiques standardisées favorisent le conformisme et l’uniformisation. En définissant des critères drastiques de formation, par exemple, l’entreprise s’expose à ne sélectionner que des candidat·es identiques. Les profils atypiques ou innovants, en reconversion professionnelle, qui ne rentrent pas dans les cases, peinent souvent à franchir le filtre des ATS. Un parcours non conventionnel, qui pourrait pourtant apporter une richesse, une réelle valeur ajoutée et une diversité à l’entreprise, risque tout bonnement d’être écarté d’emblée.
Une aventure humaine
De nouvelles pratiques de recrutement pourraient voir le jour, entre efficacité et humanité, prenant appui sur les ATS et les autres outils d’IA, non pas comme des arbitres finaux, mais comme des assistants.
La rencontre, l’intuition et l’humain doivent rester au cœur du processus pour éviter un appauvrissement des profils sélectionnés. Car derrière chaque CV, il y a une histoire, une expérience de vie, une personnalité, des talents que les algorithmes les plus sophistiqués ne pourront pas détecter. Si l’intelligence artificielle offre d’intéressantes opportunités, elle ne doit pas faire oublier que le travail, et surtout le recrutement, sont avant tout une aventure par essence humaine.
Publié le 07/04/2025 - CC BY-SA 4.0
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