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Le cinéma à la marge des genres

Les marges de nos sociétés constituent des espaces de liberté, où les identités de genre se réinventent et s’émancipent des normes établies. C’est ce que montrent plusieurs films réunis dans la programmation de la Cinémathèque du documentaire par la Bpi « Outsiders : rebelles, excentriques, visionnaires », au Forum des images, du 23 avril au 13 juillet 2025.

Photogramme du film. Deux personnes, face à l'objectif, sur fond noir.
Frieda TV de Léa Lanoë (2023). © Mille et Une Films

Lorsque l’on pense à la marginalité, l’image de Sandrine n’est pas la première qui vient à l’esprit. Cette pickpocket de 22 ans, qui attire les regards des hommes dans un café parisien, est filmée par Sólveig Anspach dans Sandrine à Paris (1992). Elle assume le fait d’avoir choisi ce métier parmi les rares options qui lui sont apparues lorsqu’elle est arrivée seule à Paris, chassée par sa famille. Vivre à l’écart de la norme offre parfois une liberté paradoxale : c’est le fil rouge de la programmation « Outsiders : rebelles, excentriques, visionnaires ». Les protagonistes des films sélectionnés tournent à leur avantage les regards réducteurs des autres : Sandrine réussit d’autant mieux en tant que pickpocket qu’elle correspond à un certain idéal de la féminité plutôt qu’au stéréotype de la délinquante.

S’approprier son corps

Les marges sont parfois l’unique espace où peut s’épanouir la liberté des femmes. En devenant pickpocket, Sandrine a peut-être échappé à un mode de vie qui l’aurait soumise à la volonté d’un homme. Les danseuses filmées par Mira Nair dans India Cabaret (1985) le mesurent : une fois l’indépendance acquise, on y prend goût. Le prix à payer est pourtant fort : Rekha et Rosy sont mises au ban d’une société qui refuse l’existence même de leur profession, tout en venant les admirer en secret. Trompée par des hommes lui ayant promis le mariage pour obtenir ses faveurs, Rekha les prend désormais à leur propre jeu et entretient deux relations en parallèle, en attendant d’être prête à s’engager.

Les femmes qui font de leur corps nu un outil de travail rencontrent vite la résistance de sociétés qui voudraient en conserver le profit – mécanique brillamment déconstruite par Virginie Despentes dans son essai King Kong Théorie (2006). Dans Andy et Charlie (2022), le regard porté par Livia Lattanzio sur deux travailleuses de l’érotisme et du sexe surprend par sa tranquillité. Ces professions toujours stigmatisées apparaissent sous un jour ordinaire, à rebours des idées reçues. Si marginalité il y a pour ces deux femmes, la cinéaste relègue hors-champ l’hypocrisie qui la fonde.

Voies non binaires

Autre option pour répondre à la codification des rôles genrés : inventer en marge des existences moins binaires. Dans Dildotectónica (2023), la réalisatrice Paula Tomás Marques dresse le portrait de Rebeca, qui fabrique des sex toys en céramique et s’inspire de formes naturelles autres que les organes masculins. L’artisane évoque aussi la trajectoire de Josefa et Maria, couple persécuté sous l’Inquisition, auquel elle rend hommage à travers son travail. Les inadéquations des représentations à la réalité révèlent leur dimension violente. L’élaboration croisée des céramiques et du film devient un acte de résistance douce.

Frieda TV (2024) fait également le pari que la jonction de différents points de vue décuple l’inventivité : dans ce film, c’est par l’amitié et la collaboration qu’un portrait se construit. Abîmé par les violences et les addictions, le corps de Gerda Frieda Janett Gröger, alias Mathias, apparaît sous une infinité de formes, au gré de ses envies et humeurs. Les mises en scène qu’elle propose révèlent une envie de vivre sans se conformer. Cheveux courts ou rasés, l’androgyne se métamorphose sans avoir à craindre le regard des autres, qui l’a déjà ostracisée. La cinéaste Léa Lanoë dévoile la poésie personnelle qui se niche dans ce personnage hors norme, et le champ des possibles qui reste ouvert malgré l’adversité.

Puissances du verbe

Beaucoup s’empressent de coller une étiquette à Frieda, sans bien savoir laquelle (les diagnostics psychiatriques varient). Culturellement déterminées, les maladies sont l’expression d’une norme parfois contestable. Locas del ático (2024) de Tamara García Iglesias explore des stéréotypes de la folie, ancrés dans la misogynie et une volonté de contrôle des corps. L’hystérie, affection construite par le regard masculin, fut façonnée à l’École de la Salpêtrière, notamment à travers des photographies et mises en scène. Celles-ci inspirèrent ensuite le cinéma muet. Comme les « hystériques », les figures de « folles » aux postures conventionnelles avaient-elles pour vocation de stigmatiser les femmes désobéissantes ?

Tamara García Iglesias convoque les mots de Marguerite Duras à Lacan, qui tente de lui faire avouer qu’elle est Lol V. Stein, elle oppose le trouble de la littérature : « Je ne connais personne qui soit fou […] et bien sûr mon personnage ne l’est pas. » Quand la réalité est trop étriquée, le verbe a la capacité d’ouvrir un espace à la plasticité infinie. Noir et gay, Jason Holliday a subi des violences toute sa vie. La réalisatrice Shirley Clarke s’intéresse à la façon dont il transfigure ses expériences par leur mise en récit. Portrait of Jason (1967) démontre les puissances de l’esthétique camp. Née dans le milieu homosexuel, celle-ci mêle autodérision théâtrale et ironie acerbe, pour fermer le clapet des normatifs avec panache.

Un humour tout aussi ravageur caractérise les amies saoudiennes que Paul Heintz filme dans Nafura (2023). Non voilées, elles regardent avec malice le jet démesuré de la fontaine de Djeddah, y voyant l’expression d’un complexe d’infériorité typiquement patriarcal. Dans la voiture depuis laquelle elles sillonnent le désert, elles font de « nafura » (« fontaine ») le nom de code pour tous les interdits qu’elles ne respectent pas. Un symbole d’oppression se mue en étendard de leur refus d’abdiquer.

Publié le 14/04/2025 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Les Putes. Cinéma, littérature, arts plastiques

Guy Scarpetta
Sémiose éd., 2009

À la Bpi, 7.152 SCA

Marginalité, sexualité, contrôle dans le cinéma français contemporain

Martine Beugnet
L'Harmattan, 2000

Le cinéma de la fin des années 80 et des années 90 est marqué par la présence de la marginalisation. L’exploration des stratégies de représentation de « l’autre » révèle des expressions stéréotypées, nuancées, à la périphérie du sens… Cette étude détaillée en explore toute la diversité.

À la Bpi, 791.045 BEU

Féminin/masculin : réflexions sur le genre dans le cinéma et les séries anglophones

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Des spécialistes des études audiovisuelles analysent les représentations du féminin et du masculin dans le cinéma et les séries anglophones à travers les exemples de différentes œuvres audiovisuelles réalisées entre les années 1930 et 2020. La question de la déconstruction des normes genrées occupe une place centrale dans l’ouvrage. © Électre 2024

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