Appartient au dossier : Bizarreries banales et extraordinaires
Khady Sylla : filmer depuis la faille pour dire la folie
Dans Une fenêtre ouverte, la cinéaste Khady Sylla explore la folie non comme un objet à représenter, mais comme façon singulière d’habiter la réalité. « Je voyais ce que les autres ne voyaient pas ; comment expliquer à ceux qui ne l’ont pas ressenti ? La douleur a envahi le monde. » dit-elle. Cette phrase ouvre le film et résume son pari : changer les représentations culturelles pour montrer la folie comme une manière singulière, intime et irréductible d’habiter le réel.
Une fenêtre ouverte, documentaire franco-sénégalais réalisé en 2005, prolonge le geste radical de Khady Sylla. Figure à part du cinéma sénégalais, réalisatrice de Colobane Express (1999) et Les Bijoux (1997), autrice du roman Le Jeu de la mer (1992), elle creuse, film après film, une zone de passage pour dire la folie sans la trahir. Son trouble, elle l’expose et le transforme, à la première personne, caméra à l’épaule.
Entre la France et le Sénégal, entre l’écriture et le cinéma, Khady Sylla n’a de cesse d’arpenter la société sénégalaise, sa communauté, ses marges, ses blessures et les traces encore vives du colonialisme. Elle donne à voir et à entendre sa force, sa richesse, sa lumière et les tabous qu’elle peine à extraire de l’obscurité. Elle filme les gens avec une tendresse généreuse. Elle s’immerge entièrement dans cet océan de silence intime et civilisationnel. Si bien qu’elle devient elle-même sujet de son propre film : un langage par le son et par l’image, pour reconquérir le pouvoir sur le verbe. À l’écran, elle dissèque et recompose le discours pour, enfin, nommer l’indicible.
La folie comme seuil : ni dedans ni dehors
Au cœur du projet, il y a d’abord un échec : « En 1994, fascinée par le nombre de fous errants dans les rues de Dakar, je décide de faire un film sur eux. Malheureusement ou fatalement, le film est surexposé, comme mon regard sur les fous errants et sur le monde. »
C’est au cours de cette tentative avortée qu’elle rencontre Aminta Ngom, une femme qui expose sa folie librement, pas tout à fait comme une provocation, pas tout à fait comme une fatalité. Aminta devient pour la cinéaste « sa fenêtre sur le monde » — un passage étroit vers l’extérieur, quand tout vacille à l’intérieur.
Ce sont les fragments du projet initial qui poussent les épais volets d’Une fenêtre ouverte : images trop claires, tremblantes, lumineuses comme ses hallucinations. Le reste s’enracine dans la cour où Aminta se réfugie, dans la troublante intimité qui unit les deux femmes. Séduite par la force du geste, la productrice Sophie Salbot rejoint l’aventure, et Charlie Van Damme co-réalise le film.
Des années plus tôt, Khady Sylla avait déjà esquissé ce vocabulaire du désordre dans son premier roman : y germaient les motifs d’une maison intérieure, d’un langage qui creuse un abri pour la folie, d’un imaginaire où la frontière entre réel et fantasme se brouille.
La « fenêtre ouverte » du titre n’est donc pas qu’un symbole poétique. Elle désigne un passage concret entre deux mondes. Dès les premières minutes, la frontière vacille : « Ton visage est en miettes dans un miroir brisé, mais peut-être n’êtes-vous pas du même côté du miroir ? » Le miroir fendu, le ciel trop bas, l’horizon trop proche — tout désigne cet éclatement de soi. Khady Sylla filme la folie depuis ses propres psychoses. Elle ne la décrit pas, elle l’incarne. Son visage, en très gros plan, devient matière première, compressée par le cadre. Elle trébuche, délire, monologue : « Je me sentais me dissoudre dans la lumière. Elle me pénétrait par tous mes pores. Je ne me sentais plus entière. »
Le cinéma devient alors une membrane poreuse, un seuil où se frôlent la peau et la douleur.
Habiter la folie : cartographie du retrait et espace de résistance
La folie chez Khady Sylla n’est pas qu’un état d’esprit, c’est une matière spatiale. Elle habite une cour, un trottoir, une boutique de perruques, une plage. Ces lieux ordinaires forment un puzzle mental. Si Aminta refuse de sortir, c’est aussi que le monde la rejette. À travers ces décors, le film donne à voir une condition sociale : celle d’une femme qu’on isole, qu’on exile hors des regards.
La réalisatrice est la seule à la faire franchir le seuil de la cour, à la retenir quand le sol se dérobe sous ses pieds. Aminta déambule alors dans les rues de Dakar, regarde la mer, échange quelques mots avec des commerçant·es. Sa silhouette se fond dans le tumulte urbain, sans jamais s’y dissoudre : elle reste cadrée, debout, insaisissable. Cette mobilité fragile dessine une cartographie du retrait : un espace où la folie se tient visible et digne.
Ce geste rejoint l’œuvre de Julie Mehretu, peintre de territoires imaginaires qu’elle nomme « cartes narratives de lieux qui n’existent pas ». Comme elle, la réalisatrice sénégalaise refuse de borner le chaos : « Les références ne sont pas là pour être lues, mais ressenties », dit la peintre. La caméra de Khady Sylla partage cette éthique : l’espace déborde le cadre, laisse le désordre respirer.
On retrouve ce refus de normaliser la folie dans I AM: Breaking the Silence on Mental Health (2023), où Jessica Chaney filme des femmes noires qui, elles-mêmes, brisent le tabou de la maladie mentale. Là encore, pas de distance glaciale. Comme Khady Sylla, Jessica Chaney bâtit la confiance. Filmer devient un acte de soin, une parole partagée, loin des clichés victoriens de la « folle à l’écran ».
Une langue blessée : dire sans dominer
Chez Khady Sylla, la folie ne se résume pas. Elle perfore le langage. Sa voix trace une syntaxe haletante, fissurée : « J’étais des fragments de Khady. » Elle ne parle pas après coup, elle parle dans la tempête.
À la même époque, Allie Light compose Dialogues with Madwomen (1993). Elle y recueille la parole de sept « femmes folles », sans les corriger ni les exposer comme curiosités. Le film est une mosaïque de confidences, de souvenirs et d’archives psychiatriques. Comme Khady Sylla, Allie Light n’explique pas, elle écoute.
Cette même ouverture irrigue Locas del ático de Tamara García Iglesias (2024), un documentaire expérimental qui revisite l’image de la « femme folle et muette » dans le cinéma des années 1920 et 1930. Ici encore, pas de nouvelle norme imposée : la réalisatrice laisse les silences fissurer l’image, comme Kadhy Sylla laisse le non-dit parler pour Aminta. Devant la caméra, cette dernière reste presque mutique. Elle résiste à la mise en récit, à l’injonction de se raconter pour être comprise. Khady Sylla protège ce silence : se taire devient une forme de résistance à l’ordre psychiatrique, à l’ordre du discours.
Esthétique du tremblement : fragments d’images, fragments de soi
Une fenêtre ouverte déconstruit toute narration rassurante. La caméra DV colle au visage de Khady Sylla, glisse sur le quotidien d’Aminta, capte des bribes de ville. Gros plans, silences, confidences à la caméra : la structure éclatée reproduit le vertige de l’expérience psychotique. Le montage hésite, suspend le fil. La bande sonore se dédouble : voix off, bruits ambiants, absence de musique pour mieux faire vibrer chaque souffle. L’image tremble, le récit se brise. Rien n’est là pour guider. Le spectateur ou la spectatrice est invité·e à ressentir plutôt qu’à comprendre.
Dans Locas del ático, Tamara García Iglesias multiplie les split-screens et les collages pour défaire la lisibilité. Comme chez Khady Sylla, le corps « à reconstruire sans cesse », selon les mots de Marguerite Duras dans Locas del ático, tremble, survit, parle depuis la blessure. Ce refus de l’image stable, du sens figé, résonne avec le cinéma queer contemporain qui fait du trouble psychique, comme des autres représentations invisibilisées, un acte politique.
Une fenêtre ouverte n’est ni un discours sur la folie ni une leçon de morale. C’est un geste politique et poétique : montrer la faille sans l’expliquer, créer un refuge pour celles et ceux qu’on préférerait invisibles. Représenter, ici, c’est ouvrir une brèche.
Khady Sylla nous laisse avec cette phrase, lancée comme une prière : « Les fous errants ne sont pas des rois-mages. Ce sont des personnages à la conscience fracassée par la douleur. Même leur marche est une forme de résistance. » L’eau recouvre alors l’écran, le visage d’Aminta apparaît, yeux ouverts sur un monde qui détourne le regard.
Khady Sylla, disparue en 2013, laisse une œuvre qui continue de trembler en chacun·e de nous, un cinéma habité par l’urgence de dire ce qu’on ne veut pas entendre.
Publié le 24/06/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
Pop & psy. Comment la pop culture nous aide à comprendre les troubles psychiques
Jean-Victor Blanc
Plon, 2019
Un panorama des représentations des maladies mentales au sein de la culture populaire, notamment des tabloïds, des séries télévisées ou encore au cinéma. L’auteur démêle les fantasmes de la réalité clinique de nombreux troubles dans le but de diminuer la stigmatisation dont souffrent les malades. © Électre 2019
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Les Écrans de la déraison
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Charles Corlet, 2016
Analyse du ou des regards que porte le cinéma sur la maladie mentale, un lien jusque-là peu exploré. Sommaire à consulter.
À la Bpi, 79(0) CIN 13
« La psychiatrie mise en scène : Images asilaires (2024) de Laurent Gilson » | UNIL. Cinéma et psychiatrie. Pratiques filmiques, savoirs psy et archives médicales
Compte rendu de l’ouvrage de Laurent Gilson, Images asilaires. L’hôpital psychiatrique au cinéma, Bruxelles, Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles, 2024.
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