L’antispécisme au secours des animaux d’élevage
Les philosophes ont élaboré une pensée sur la cause animale, à l’origine de l’antispécisme. Balises explore les réflexions menées, de Pythagore à Peter Singer, qui ont nourri les batailles d’aujourd’hui contre les méthodes de l’industrie agroalimentaire, peu soucieuse du bien-être animal.

« On n’avait jamais pensé que dans une ferme on pouvait maltraiter des animaux. […] Si il est heureux le cochon je suis contente pour lui. Mais voilà. Quand on apprend que… il est dans une cage il peut à peine se retourner… les truies… elles écrasent leurs petits… ils grimpent sur elles… en dessous c’est du caillebotis du… Non non non.
On a presque honte au moment où on l’apprend. »Catherine Zambon, Nous étions debout et nous ne le savions pas (2017).
Dans Nous étions debout et nous ne le savions pas (2017), Catherine Zambon évoque crûment les conditions de vie des animaux d’élevage. « J’ai mal de nos sublimes bêtes nées pour devenir chairs mâchouillées éructées et conchiées », écrit-elle pour dénoncer le sort qui leur est réservé.
Les mots de l’autrice entrent en résonance avec les propos musclés des antispécistes à l’encontre de l’élevage intensif qui considère les animaux comme des ressources alimentaires. Comme le remarque la philosophe Valéry Giroux, « les termes “spécisme” et “antispécisme” étaient totalement inconnus du grand public jusqu’au milieu des années 2010. Depuis, ils ont fait irruption avec fracas sur la scène médiatique par le biais des actions menées par certaines associations ciblant les boucheries ou les abattoirs ».
L’antispécisme se définit en opposition au spécisme, c’est-à-dire à la hiérarchie des espèces. Ce concept est basé sur le modèle de ceux du racisme et du sexisme. Cette notion a été formalisée au début des années 1970, sous la plume de Richard Ryder, révolté par la souffrance infligée aux animaux. Pour le psychologue britannique, ces derniers subissaient, comme les personnes noires et les femmes, une discrimination arbitraire.
L’attention portée à la condition animale ne date pas d’aujourd’hui et s’est manifestée très tôt, dès l’Antiquité, comme le rappelle d’ailleurs Florence Burgat dans Balises, en 2016, et dans De ligne en ligne n°21 : « la philosophie […] n’a pas attendu l’industrialisation du traitement des animaux pour s’interroger sur la légitimité de leur appropriation violente, notamment pour en déguster la chair. »
Aux origines de l’antispécisme
Avant que le terme antispéciste ne fasse son apparition, les philosophes portent leur réflexion sur l’éthique animale, c’est-à-dire l’« étude de la responsabilité morale des hommes à l’égard des animaux pris individuellement », pour reprendre la définition de Frank de Roose et Philippe Van Parijs dans La Pensée écologiste (1991). Peter Singer rappelle, dans Les Animaux aussi ont des droits (2013), co-écrit avec Boris Cyrulnik et Élisabeth de Fontenay, que les premiers discours sur l’éthique animale voient le jour en Chine, il y a plus de deux mille ans, mais aussi en Inde, avec « les enseignements bouddhistes, dont le premier précepte affirme : “Ayez la compassion pour tous les êtres vivants” ». Dans L’Imposture antispéciste (2020), la journaliste Ariane Nicolas souligne à son tour que « dès l’Antiquité, de nombreux penseurs argumentent en faveur du végétarisme, au titre qu’il serait immoral de manger de la chair morte ». Parmi eux, elle cite Pythagore (6e siècle av. J.C.), Théophraste (4e siècle av. J.C.), et Plutarque (1er siècle).
Dans L’Antispécisme (2020), la philosophe Valéry Giroux ajoute Empédocle (5e siècle av. J.C.) à la liste, « l’un des plus éminents philosophes présocratiques, [qui] fustigeait déjà les mangeurs de viande. “Ne cesserez-vous donc jamais le douloureux carnage ?” ».
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, quant à lui, rapporte, dans L’Éthique animale (2010), qu’à la Renaissance, Léonard de Vinci, végétarien, s’insurgeait contre la maltraitance infligée aux bêtes de somme, dont les ânes, et évoque le cas de Montaigne qui, « lui, s’oppos[ait] à la chasse et à la captivité des animaux sauvages ».
Manger ou non de la viande est donc une des questions soulevées par les penseur·euses soucieux·euses de la cause animale.
C’est finalement Descartes (1596-1650) qui, selon Ariane Nicolas, « a un peu plus assis la légitimité des humains à manger d’autres animaux ». Dans son Discours de la méthode (1637), le philosophe à l’origine du « Je pense, donc je suis » assimile les animaux à des « automates » qui ne souffrent pas – puisque dénués de raison.
Il faut attendre les utilitaristes pour voir émerger des thèses attentives à la souffrance animale et aux droits des animaux. Jeremy Bentham (1748-1832), soucieux que les actions humaines préservent le bien-être collectif, fait partie des pionnier·ères à élaborer les prémices de la théorie antispéciste dans Introduction à la morale et à la législation (1780) et à établir une comparaison avec les esclaves noir·es.
« Un jour viendra peut-être où le reste de la création animale pourra acquérir ces droits que seule la main de la tyrannie a pu leur interdire. Les Français ont été les premiers à découvrir qu’avoir la peau noire n’est pas une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un tortionnaire. Un jour, peut-être, on reconnaîtra que le nombre de pattes, la villosité de la peau, ou la terminaison du sacrum ne sont pas des raisons suffisantes pour abandonner un être sensible au même sort. Qu’est-ce qui pourrait encore constituer la ligne infranchissable ? La faculté de raisonner ou peut-être la faculté de s’exprimer par la parole ? […] La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ? ni, peuvent-ils parler ? mais : peuvent-ils souffrir ? »
Jeremy Bentham, Introduction à la morale et à la législation, 1780.
Le film Les Vaches n’auront plus de nom (2019) d’Hubert Charuel semble répondre par l’affirmative à la question « peuvent-ils souffrir ? ». Dans une séquence de ce documentaire du catalogue Les Yeux doc, une vache perd l’équilibre, tombe et exécute un mouvement de patte qui révèle son stress et sa douleur, alors qu’une trayeuse automatique s’avance vers ses mamelles. Cette question se pose d’autant plus avec l’émergence, au 19e siècle, du mouvement anti-vivisectionniste, comme le souligne Philippe Chemineau dans Douleurs animales en élevage (2013).
Dans La Libération animale (1975), le philosophe australien Peter Singer, influencé par les travaux de Jeremy Bentham, pose le « principe d’égale considération des intérêts ». Il soutient l’idée que la « prise en compte morale de la souffrance animale est une obligation ».
« Si un être souffre, il ne peut y avoir aucune justification morale pour refuser de prendre en considération cette souffrance. Quelle que soit la nature d’un être, le principe d’égalité exige que sa souffrance soit prise en compte de façon égale avec toute souffrance semblable – dans la mesure où des comparaisons approximatives sont possibles – de n’importe quel autre être »
Peter Singer, La Libération animale, 2012 [1975].
Enfin, dans les années 1990, les rédacteur·rices des Cahiers antispécistes, revue publiée entre 1991 et 2019, précisent cette définition :
« Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu’elles sont censées justifier. En pratique, le spécisme est l’idéologie qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines. »
Cahiers antispécistes (1991)
Les antispécistes sont des penseur·euses, mais aussi des activistes, hommes et femmes de terrain qui tentent de changer les choses.
« Aucun pays n’a aboli à ce jour l’exploitation des animaux ! », affirme Peter Singer dans Les Animaux aussi ont des droits. Il suffit de pénétrer dans l’usine des mille vaches ou de visiter l’abattoir Sobeval pour vérifier la justesse de ce constat. Il suffit aussi de lire des textes comme celui de Catherine Zambon, Nous étions debout et nous ne le savions pas, ou de voir des films comme celui d’Hubert Charuel, Les Vaches n’auront plus de nom (2019), pour prendre conscience des dérives de l’élevage intensif. Les actions menées dans le cadre d’un engagement associatif deviennent alors une façon de transformer les idées en combat.
La barbarie de l’industrie agroalimentaire dans le viseur des antispécistes
Poussins broyés : une pratique effroyable qui perdure (2025), L’Enfer des veaux à l’abattoir Sobeval (2020), Deux abattoirs, une même horreur (2016), Pâté Hénaff : souffrance en boîte (2017)… Les titres des films réalisés par l’association L214 donnent la mesure de la sauvagerie des traitements réservés aux animaux dans l’industrie agroalimentaire. Les images, elles, horrifient. Depuis sa création en 2008, l’association a réalisé plus de 175 reportages vidéos qui montrent les conditions inacceptables d’élevage, de transport et d’abattage de différentes espèces animales.
L’industrie agroalimentaire moderne impose des cadences et des rendements élevés, pour répondre à des intérêts économiques et financiers, mais s’affranchit de la prise en compte du bien-être des animaux.
Des voix s’élèvent et des actions émergent contre les mauvais traitements infligés aux différentes espèces destinées à remplir les rayons boucherie des grandes surfaces. L’objectif des associations telles que la lanceuse d’alerte L214 est de « changer le regard que notre société porte sur les animaux et interroger la légitimité de les faire souffrir ou de les tuer sans nécessité. Par ses actions, elle s’emploie à faire reculer les pratiques les plus cruelles pour les animaux et à favoriser la transition vers une alimentation végétale ».
Le nom de l’association L214 fait directement référence à un texte juridique, la loi du 10 juillet 1976, adoptée dans les années 1970, au moment où le terme antispécisme voit le jour, a été précédée et suivie d’autres textes juridiques essentiels.
De la défense des valeurs aux droits des animaux

Le premier texte adopté en faveur des animaux est la loi Grammont du 2 juillet 1850 qui pénalise les mauvais traitements qui leur sont infligés en public. Il faut attendre le décret Michelet du 7 septembre 1959 pour que cette interdiction s’étende à la sphère privée. Puis, la loi du 12 novembre 1963 instaure le délit d’actes de cruauté envers les animaux.
La loi du 10 juillet 1976 dispose que « tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce » et qu’« il est interdit d’exercer des mauvais traitements envers les animaux domestiques ainsi qu’envers les animaux sauvages apprivoisés ou tenus en captivité » (article L.214-1 et L.214-3 du code rural).
La réforme du code pénal en 1994 a été l’occasion de déplacer les infractions à l’encontre des animaux du Livre Troisième « Des crimes et délits contre les biens » vers le Livre Cinquième « Des autres crimes et délits ».
Au niveau européen, le Traité d’Amsterdam (1997) reconnaît l’animal comme un être sensible et exige la prise en compte du bien-être animal dans divers domaines (agriculture, transports, marché intérieur ou encore recherche). Premier pas vers la reconnaissance de l’animal comme un « être vivant doué de sensibilité », instaurée par le Code civil depuis la loi du 16 février 2015 relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures. En 2018, le premier code juridique de l’animal apparaît en France. Enfin la loi du 30 novembre 2021, visant à lutter contre la maltraitance animale et conforter les liens entre les animaux et les hommes, impose de nouvelles mesures et sanctions.
Les penseur·euses et les militant·es de la cause animale ont, sans aucun doute, besoin des législateur·rices pour imposer des règles garantes du respect d’une vie digne à toutes les espèces. Mais sans les militant·es et lanceur·euses d’alerte, les droits des animaux n’auraient probablement pas progressé.
Publié le 17/11/2025 - CC BY-SA 4.0
Pour aller plus loin
L'Antispécisme
Valéry Giroux
Presses universitaires de France, 2020
Trophées, nourriture, sujets d’expérimentation, ressources, souffre-douleurs, jouets, vêtements… Depuis le Néolithique au moins, les êtres humains considèrent les animaux comme des moyens.
Pourtant, les critères sur lesquels repose cette hégémonie de notre espèce n’ont pas la pertinence qui leur permettrait de justifier de tels traitements. C’est ce suprémacisme humain que l’antispécisme entend dénoncer.
Dans ce court essai, Valéry Giroux bat en brèche les caricatures, et montre que l’antispécisme, par analogie avec l’antiracisme, est avant tout une base de réflexion éthique et politique. En affirmant que l’humanité doit renoncer à certains des privilèges qu’elle s’est injustement octroyés aux dépens des animaux, elle défend l’idée qu’un monde délivré du spécisme serait non pas encore parfait, mais incontestablement plus juste. (Quatrième de couverture)
À la Bpi, accès en ligne
Comment vivre avec les animaux ?
Peter Singer
Les empêcheurs de penser en rond, 2004
Cet ouvrage revient sur les conditions de traitement des animaux ces trente dernières années et sur les modifications profondes de l’opinion publique à ce propos.
À la Bpi, 171 SIN
L'Imposture antispéciste
Ariane Nicolas
Desclée de Brouwer, 2020
L’autrice dénonce l’antispécisme, mouvement prônant l’égalité entre les droits humains et les droits des animaux. Considérant cette idéologie comme antihumaniste et dangereuse, elle tente de démontrer pourquoi sa radicalité séduit tant tout en critiquant, de façon plus pondérée, la condition animale dans les sociétés industrielles. © Électre 2020
À la Bpi, 301.0 NIC
Les Animaux aussi ont des droits
Boris Cyrulnik, Élisabeth de Fontenay, Peter Singer
Éd. du Seuil, 2013
Ils souffrent comme nous. Comme nous aussi, ils jouissent du bien-être. Mieux que nous parfois, ils s’imposent par la ruse et l’intelligence. Comment continuer à les traiter comme des « choses » dont on se contenterait de condamner l’abus ? Mais faut-il pour autant leur accorder des droits, et si oui lesquels ? Et qui veillera à leur application ?
Pour répondre à ces questions et à tant d’autres, Boris Cyrulnik l’éthologue, Élisabeth de Fontenay la philosophe, Peter Singer le bioéthicien croisent leurs regards et confrontent leurs savoirs sur la question animale.
Trois sensibilités, trois parcours, trois formes d’engagement : la voie est tracée, au-delà des divergences et des contradictions, et en partie grâce à elles, pour que le législateur s’attelle à la rédaction du contrat qu’il nous faut maintenant passer sans délai avec nos frères en animalité, au nom de la dignité humaine.
À la Bpi, 171 CYR
L'Humanité carnivore
Florence Burgat
Seuil, 2017
Une réflexion philosophique sur la consommation de viande animale. L’histoire de l’alimentation, ainsi que des interrogations éthiques permettent de dégager des propositions pour un changement alimentaire. © Électre 2017
À la Bpi, 17.022 BUR
À la ligne. Feuillets d'usine
Joseph Ponthus
La Table ronde, 2019
Le narrateur, un homme lettré, devient ouvrier intérimaire dans les usines de poissons et les abattoirs de Bretagne. Dans ce récit proche de l’épopée, à la prose rythmée et aux registres variés, il décrit le quotidien de la condition ouvrière, ses gestes, ses bruits, la fatigue et les rêves confisqués tout en se souvenant de sa vie d’avant, baignée de culture et d’imagination. Premier roman. © Électre 2019
À la Bpi, 840″20″ PONT 4 AL
Quels droits pour les animaux ?
La Bpi vous propose une sélection d’ouvrages et ressources sur les droits des animaux.
Les Vaches n'auront plus de nom
Hubert Charuel
Douk-douk Productions, 2019
À la Bpi, catalogue des Yeux doc
Le monde après le spécisme - En finir avec l'oppression des animaux : un podcast à écouter en ligne | France Culture
LSD enquête sur le spécisme, cette discrimination fondée sur l’appartenance à une espèce. Idéologie encore mal identifiée, elle impose une hiérarchie entre humains et animaux, mais aussi entre les animaux. Elle justifie la protection de certains et la destruction des autres. Réal : C. Gross
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