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Appartient au dossier : Les espaces partagés de Daniela de Felice et Matthieu Chatellier

Les espaces partagés de Matthieu Chatellier et Daniela de Felice #3 : à la maison

Comment habiter le monde ? Où est-on chez soi ? Que recèle un foyer ? Ces questions reviennent dans les films de Matthieu Chatellier, qui explorent souvent des tentatives d’habiter autrement. Elles sont également présentes dans ceux de Daniela de Felice, plus autobiographiques, qui évoquent la famille et la maison, dans leur douceur et leur violence. Les documentaires de Matthieu Chatellier et de Daniela de Felice traversent de manière récurrente certains lieux, habités – incarnés – par des corps en mouvement. Balises explore cet espace de création cinématographique alors que la Cinémathèque du documentaire à la Bpi propose le cycle « Daniela de Felice, Matthieu Chatellier : de part et d’autre » dans le cadre du Mois du film documentaire 2022.

Daniela de Felice, Casa (2013) © Tarmak Films

Maisons de famille

La maison de famille est un motif récurrent, autant dans les films de Matthieu Chatellier que dans ceux de Daniela de Felice. Dans Casa (2013), cette dernière retourne, avec sa mère et son frère, dans la maison où iels ont vécu plus jeunes, et où leur père est mort quinze ans auparavant. Il est temps de vendre la demeure. La poussière, les objets, la décoration, la lumière intime et, surtout, les tendres témoignages murmurés à la caméra, concourent à montrer comment la famille s’est construite entre ces murs accueillants. Ces éléments racontent également que le temps a passé depuis la disparition du père. Retrouver tous ces objets accumulés, les dépoussiérer et les mettre en carton, tout en collectant les dernières images de la maison, revient à faire le deuil de l’enfance et de l’être aimé disparu brutalement, sans renier la force de la mémoire. 

La maison de famille, dans ce film, est le lieu du souvenir par le biais des objets qui la remplissent et des témoignages qui y sont recueillis, mais aussi par le théâtre d’ombres qu’elle abrite : Daniela de Felice, à travers des dessins, relate par bribes l’enfance et l’adolescence qu’elle y a passées.

Dans Voir ce que devient l’ombre (2010) et De part et d’autre (2022), réalisés par Matthieu Chatellier, la maison de Fred Deux et Cécile Reims est elle aussi remplie de souvenirs, d’histoires et de fantômes. Arpentée par le couple d’artistes, elle devient même un personnage à part entière du film. Accueillante et encombrée d’objets, elle raconte tout un pan de la vie des deux aîné·es, marié·es depuis plus de cinquante ans.

Refuges

Ces maisons de famille ont en commun d’être grandes et remplies de souvenirs anciens. Sauf ici, peut-être, réalisé en 2014 par Matthieu Chatellier au sein d’une communauté Emmaüs, pose la question du foyer de manière presque inverse. Les hommes qui travaillent au sein de la communauté disposent d’une chambre, que plusieurs d’entre eux invitent le cinéaste à visiter. Chacun n’a qu’une pièce à lui, et tous l’ont décorée à leur image. L’accumulation parfois stupéfiante d’objets dans un espace modeste raconte ici la volonté farouche de bâtir un chez-soi. Récupérés à droite et à gauche, ces objets constituent des évocations du passé, sans être eux-mêmes des souvenirs. Ils fabriquent et entretiennent la mémoire de personnages qui fixent ainsi leur foyer, alors qu’ils ne sont que de passage. Tout au plus resteront-ils quelques mois ou quelques années au sein de la communauté, avant que la vie ne les entraîne ailleurs… Entre-temps, cet endroit est leur maison.

Il s’agit, dans Sauf ici, peut-être, de trouver sa place. Dans un contexte différent, la même question agite les étudiant·es qui investissent l’université de Caen dans (G)rêve général(e), tourné par les cinéastes en 2007. Nombre d’entre elleux dorment et mangent sur place pour assurer une continuité dans l’occupation des lieux. Ces vastes bâtiments sans âme deviennent, pour tous·tes, une résidence secondaire de fortune. Les duvets sont posés à même le sol, les dents sont brossées dans les toilettes taguées de la fac, le café soluble pèse sur le budget de la caisse de grève. Cependant, en vivant de manière éphémère au sein de cette communauté politique, iels trouvent une place nouvelle dans une société fracturée par la précarité.

Matthieu Chatellier, Sauf ici, peut-être (2014) © Nottetempo Films

Espaces intimes

Dans (G)rêve général(e), les vastes amphithéâtres et les couloirs sans fin disparaissent à l’image lorsque les étudiant·es qui occupent l’université témoignent face à la caméra. Ces réflexions, presque des confidences, dites d’une voix douce et calme, sont captées le plus souvent dos au mur, dans un recoin. Elles contrastent avec les exclamations des assemblées générales, et créent une sensation d’intimité : l’espace et le temps y appartiennent à celui ou celle qui parle.

La même absence de perspective est perceptible dans Doux Amer (2011). Alors que Matthieu Chatellier se découvre atteint d’une maladie chronique, il filme ses proches et lui-même en gros plans et en longue focale. Les visages, les pieds, les mains, remplissent l’image, et l’arrière-plan est flou. L’ensemble crée une grande proximité avec les protagonistes, que l’on suit dans l’espace domestique – salon, jardin. La voix du cinéaste, qui chuchote presque, en off, une sorte de journal intime, renforce notre sensation d’appartenir au cercle familial.

La voix douce du ou de la cinéaste, qui nous entraîne dans un cheminement intérieur, revient à la fois dans les films de Matthieu Chatellier et dans ceux de Daniela de Felice. Chez Matthieu Chatellier, elle s’accompagne parfois d’images mentales – des ruines, ou l’horizon, peuplent la réflexion sur la maladie qui irrigue Doux Amer, des fragments d’images caressés d’une main en ombre chinoise apparaissent dans De part et d’autre. L’ensemble donne le sentiment d’être dans la tête du cinéaste. Daniela de Felice, quant à elle, emploie littéralement la forme du journal intime pour raconter son passé familial et personnel. Les souvenirs émergent simultanément de son esprit sous forme de dessins, donnant l’impression de partager à la fois un récit et des sensations mémorielles.

Chez Daniela de Felice comme chez Matthieu Chatellier, les foyers sont bâtis par des familles de toutes sortes, par le déploiement de la mémoire, et par la sensation, même furtive, d’être ici chez soi.

Publié le 21/11/2022 - CC BY-SA 4.0

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