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Appartient au dossier : Chris Ware, objets dessinés

Chris Ware à la une du New Yorker

Posant un regard mélancolique sur la société américaine, Chris Ware a réalisé une vingtaine de couvertures pour le magazine The New Yorker, dans la continuité d’une longue histoire mêlant presse et bande dessinée. Cette facette de son travail est à découvrir dans une exposition que lui consacre la Bpi à l’été 2022.

Couverture du magazine New Yorker par Chris Ware, représentant deux repas de Thanksgiving : en haut, une famille du milieu du vingtième siècle en pleine conversation, en bas, une famille contemporaine regardant la télévision en silence
© 2006 Chris Ware & The New Yorker. First published as the cover of The New Yorker, “Thanksgiving”, by Chris Ware, November 27, 2006. Used by permission. All rights reserved.

Largement diffusée sous formes d’ouvrages et coffrets, l’œuvre de Chris Ware est en réalité indissociable de la presse : ses premiers strips apparaissent dans les années quatre-vingt dans le journal étudiant The Daily Texan, suivis de parutions dans Raw, revue éditée par Art Spiegelman et Françoise Mouly. De même, ses livres constituent souvent le prolongement de bandes dessinées initialement publiées dans la presse : Jimmy Corrigan est issu d’un feuilleton paru en 1992 dans Newcity, tandis que les futures Building Stories viennent alimenter les pages de Nest et du New York Times Magazine dans les années deux mille.

Une collaboration de longue date

À partir de 1999, Chris Ware signe plusieurs couvertures pour le New Yorker, à l’invitation de Françoise Mouly, la directrice artistique. Lancé en 1925, ce magazine hebdomadaire est reconnu pour la qualité de ses enquêtes, commentaires et dessins d’humour. Il se distingue dans le paysage médiatique par la spécificité de sa couverture, centrée sur un dessin plutôt qu’une photographie, et envisagée comme un élément indépendant du contenu du magazine : le New Yorker arbore une image sans texte, qui ne fait pas nécessairement écho aux éléments du sommaire.

Les artistes sollicités par le New Yorker sont donc invités à réaliser un dessin imprimé en pleine page et immédiatement compréhensible. À première vue, l’exercice ne se prête guère au style de Chris Ware, adepte des récits déclinés en plusieurs centaines de pages et cases minuscules. Comment, dès lors, expliquer sa fructueuse collaboration avec ce magazine ?

Un regard sur la société américaine

À travers ses dessins, Chris Ware propose un discret commentaire sur l’Amérique d’aujourd’hui, ce qui répond aux attentes du magazine. Le New Yorker demande en effet à chaque artiste d’assumer un point de vue sur des questions de société ou des événements rythmant la vie des États-Unis. Chris Ware dépeint ainsi la fête des mères (numéros des 7 mai 2012 et 13 mai 2013), la fête nationale (4 juillet 2022), la rentrée des classes (17 septembre 2012 et 17 septembre 2018), Halloween (2 novembre 2009) ou encore Thanksgiving (27 novembre 2000 et 27 novembre 2006, ci-dessus). Il évoque également des sujets d’actualité : la crise financière (11 octobre 2010), les violences policières (14 mars et 3 octobre 2016, et 4 juillet 2022), l’ouragan Harvey (11 septembre 2017), le mouvement #MeToo (5 mars 2018) ou le Covid-19 (6 avril, 4 mai et 21 septembre 2020).

Le cadre scolaire est représenté à maintes reprises, ce qui fait écho à d’autres publications de Chris Ware comme Rusty Brown, ainsi qu’à ses inquiétudes sur l’avenir de sa fille et de son épouse enseignante et sur la circulation des armes à feu. Ses couvertures des 7 janvier 2013 et 6 janvier 2014 évoquent ainsi, en creux, la fusillade de l’école Sandy Hook. Un autre sujet revient sur de nombreuses couvertures : la place du numérique dans la vie quotidienne, qui fascine et effraye ce défenseur de l’imprimé (27 novembre 2000, 3 octobre 2005, 27 novembre 2006 (ci-dessus), 2 novembre 2009, 6 janvier 2014, 22 juin 2015 et 6 avril 2020).

Ces couvertures reflètent une évolution plus large du travail de Chris Ware qui, après des débuts expérimentaux, se tourne vers l’évocation de la société américaine, observant d’un œil amusé ou inquiet les gestes du quotidien, les situations sans action, les phénomènes de transmission ou d’isolement social. Son intérêt pour l’histoire de la bande dessinée est manifeste dans les couvertures réalisées pour deux numéros anniversaires du New Yorker (14 février 2005 et 15 février 2010), qui détournent le personnage du dandy Eustace Tilley, mascotte du magazine depuis 1925. Le style est similaire à celui présent dans le reste de son œuvre : aplats de couleurs et traits sobres révèlent une multitude de détails. Chris Ware porte une même attention à chaque plan de l’image et son sens de l’ironie vient nuancer la simplicité suggérée par le graphisme.

Une expérimentation continue

La collaboration entre Chris Ware et le New Yorker est traversée par une expérimentation sur le format : proposer un récit sous forme de dessin unique constitue un nouveau défi pour celui qui, dans toute son œuvre, s’attache à explorer les potentialités de la bande dessinée. Chris Ware joue avec le format de la couverture de magazine tout comme il s’amuse, ailleurs, avec celui du livre imprimé. Il propose par exemple une série de quatre illustrations pour un même numéro (27 novembre 2006, ci-dessus), s’affranchissant peu à peu de la consigne habituelle : si la première couverture conserve une image en pleine page, les suivantes sont composées d’un nombre croissant de cases dans lesquelles apparaissent finalement des bulles de textes, le tout complété par un strip publié à l’intérieur du magazine. Cette quête de prolongement narratif apparaît à plusieurs reprises, avec notamment une couverture déclinée en court film d’animation (7 décembre 2015).

Les dessins réalisés par Chris Ware pour le New Yorker sont pleinement intégrés au reste de son œuvre. Il instaure un dialogue entre certaines couvertures : peut-être la fillette présentée le 11 octobre 2010 revient-elle le 17 septembre 2018 pour son entrée au lycée ? Il reprend aussi des éléments apparus ailleurs : Jimmy Corrigan figure sur la première couverture imaginée par Chris Ware (21 juin 1999, avec Chip Kidd), tandis que ce travail de l’image sans texte fait écho aux aventures de Quimby the Mouse. Une production artistique qui, dans la continuité de la ligne éditoriale du New Yorker, encourage la réflexion des lecteurs sur l’avenir de l’imprimé et sur la société contemporaine.

Publié le 06/06/2022 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

The New Yorker

Lancé en 1925, le New Yorker est un magazine hebdomadaire américain. Il rassemble des reportages, enquêtes, commentaires de l’actualité politique et culturelle, fictions, poèmes et dessins d’humour. Chaque numéro s’ouvre sur une nouvelle couverture dessinée par un artiste émergent ou reconnu.

À la Bpi, niveau 2, 0(73) NEW 10 (six derniers mois disponibles)
Et en ligne sur le site du New Yorker 

À la une du New Yorker

Françoise Mouly
Abbeville, 2000

Cet ouvrage de Françoise Mouly, directrice artistique du New Yorker, revient sur les soixante-quinze premières années de ce magazine. S’il précède donc la plupart des couvertures imaginées par Chris Ware, il permet néanmoins d’appréhender la ligne éditoriale de cette publication, concernant les illustrations de une notamment.

À la Bpi, niveau 2, 07.11 NEW

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