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Appartient au dossier : Chris Ware, architecte

Chris Ware, architecte #3 : l’architecture de la planche

L’organisation des planches dans les livres de Chris Ware peut déconcerter : nombreux narrateurs, temporalités enchâssées, infinités de détails… Cette architecture complexe, multipliant les niveaux et les sens de lecture, est méticuleusement conçue par l’auteur pour bâtir un ensemble graphique et narratif d’une grande cohérence. Balises vous propose quelques repères pour naviguer dans les pages et dans le processus de pensée de Chris Ware alors que la Bpi lui consacre une exposition du 8 juin au 10 octobre 2022.

une planche de Rusty Brown
Rusty Brown, Chris Ware, © Delcourt, 2020

Cliquer en haut à droite pour agrandir l’image.

Chris Ware explique sur France Inter en janvier 2021 : « Quand je me lance dans une planche, j’essaie de rendre l’émotion liée à un événement particulier : le temps qu’il faisait, les odeurs… c’est très difficile de le faire avec des mots, c’est pour ça que j’utilise des images. » Pourtant, l’auteur souhaite que ses dessins « rebutent, qu’ils soient froids et distants, que le lecteur les lisent plutôt qu’il ne les admire […], que l’intrigue se comprenne mais qu’elle reste aussi complexe que la vie elle-même. » Chris Ware travaille ses dessins comme des idéogrammes, le graphisme faisant signe vers une histoire. Il complète cette approche narrative des images en les faisant dialoguer entre elles de manière singulière : dans ses œuvres, chaque planche est organisée différemment, (dé)structurant le récit pour proposer une expérience de lecture à chaque fois renouvelée.

De la mécanique aux affects

Certaines planches ne comportent pas de texte et semblent très uniformes au premier aspect comme celle proposée ci-dessus, extraite de Rusty Brown (2020). Cette planche décrit une journée type dans la vie de Joanne Cole, institutrice. Elle est construite de façon très symétrique autour de la partie centrale, occupée par le travail de l’enseignante. Les deux premières rangées de quatre cases décrivent une routine matinale. Dans les deux cases d’ouverture, seuls les vêtements suspendus attestent de la présence d’un personnage. Les deux cases semblent identiques, si ce n’est la lumière qui point sur le mur dans la deuxième, révélant à la fois le jour qui se lève et la présence d’une fenêtre non loin du mur, accentuant encore l’impression d’exiguïté qui se dégage de cette suite de cases carrées de dimension identique. La disposition de chaque détail est ainsi pensée, de manière architecturale, pour évoquer subtilement le temps du récit, l’espace dans lequel il se déroule, et le personnage dont il va être question. Les couleurs sont ternes jusqu’à l’arrivée à l’école. Est-ce en raison du jour qui se lève ou parce que sa journée s’illumine ? La raison est dévoilée en partie dans cette planche, puis dans le reste de l’histoire.

Les huit cases centrales, à l’école, attirent le regard grâce à leurs couleurs vives et contrastées. La disposition des cases représentant la salle de classe est particulière : quatre scènes, se déroulant à différents moments et dessinées sous différents angles, semblent composer une nouvelle salle de classe au centre de la planche. Le principe de cases gigognes ou de cases complémentaires formant un tout se retrouvent dans l’œuvre de Chris Ware, dans Building Stories (2014) notamment, comme le souligne le conseiller scientifique de l’exposition, Julien Misserey :

« Tout comme cette page à recomposer soi-même à son propre rythme, sans début ni fin, Building Stories est finalement moins un labyrinthe qu’un incroyable puzzle. »

Julien Misserey dans l’exposition « Chris Ware » à la Bpi, 2022

Les scènes d’entrée et de sortie de l’école se répondent : Joanne salue un autre personnage, prépare sa journée du lendemain – le matin en faisant des photocopies, le soir en faisant des recherches – et reprend les transports en commun. La symétrie des cases représentant l’institutrice dans les escaliers permet également de comprendre qu’en fin de journée, elle monte un étage au-dessus de sa chambre pour s’occuper de sa mère, puis qu’elle est sur le point de redescendre chez elle, une fois sa mère couchée, signalant la fin de sa journée.

La division de la planche en cases de dimensions identiques et la manière symétrique dont les actions de Joanne Cole sont représentées donnent au récit une valeur itérative. La planche pourrait même se lire en boucle : après chaque journée qui se termine en bas à droite de la planche, Chris Ware sous-entend qu’une nouvelle journée identique à la précédente peut commencer en haut à gauche. Simultanément, il charge chaque image de détails mélancoliques, comme la quasi-absence de l’extérieur, le point de vue surplombant et écrasant, et l’amplitude très limitée des gestes du personnage, qui évoquent son enfermement dans le quotidien et l’absence d’échappatoire. Néanmoins, en dessinant ces gestes quotidiens reconnaissables par tous, en soulignant l’isolement du personnage par le jeu de la disposition des corps et des regards, Chris Ware transforme une mécanique graphique rigoureuse en puissant vecteur d’émotions.

La déconstruction de la planche et du récit

Dans d’autres planches, Chris Ware déstructure la temporalité au point de multiplier les ellipses et les incises, pour superposer de manière explosive une précision graphique virtuose et une mécanique narrative d’une grande intensité émotionnelle. Dans Rusty Brown, Chris Ware consacre une double page aux premières années de la relation entre Jordan Lint et Leslie. La rencontre et le mariage se jouent en quelques cases, plus grandes que les autres, tandis que les souvenirs et les émotions s’égrainent dans de petites cases, comme le décrypte le spécialiste de la bande dessinée, Benoît Peeters :

« Les ellipses sont très nombreuses. Le récit mêle brèves séquences et images mentales, dialogues et monologues intérieurs. La lecture se fait successive et synchrone, objective et subjective, figurative et idéographique. »

Benoît Peeters dans l’exposition « Chris Ware » à la Bpi, 2022

Sur d’autres planches, des histoires différentes se déroulent dans un même espace. C’est le cas dans un des éléments de Building Stories, un quadriptyque cartonné, qui présente quatre vues du même immeuble à chacune des saisons. Différentes zones de l’image font l’objet d’un zoom, à la façon d’une carte mentale (appelée aussi carte heuristique), puis d’un récit en cases ou en pictos, dans lequel les personnages de la scène générale peuvent se croiser. Comme le remarquent l’un des éditeurs de Chris Ware, sa traductrice française, et de nombreux critiques et lecteurs avertis, l’auteur tisse des liens entre les pages et les histoires, mais aussi entre les ouvrages qu’il a réalisés.

Le récit le plus complexe est peut-être Acme : le récit complet. L’ouvrage comporte des éléments de toute nature : publicités, rapports d’activité, extraits d’articles de journaux, bandes dessinées en feuilleton, qui seraient produits par une gigantesque fabrique d’histoire, l’Acme Novelty Company, matérialisée par Chris Ware à l’aide de vues de l’usine, de rapports internes, d’organigrammes et autres documents fictifs. 

Les repères graphiques

Si Chris Ware réclame une attention soutenue à son lectorat, il offre cependant des repères pour ne pas se perdre dans ces récits labyrinthiques, jouant notamment avec les codes graphiques. De même qu’un architecte pense un bâtiment pour l’usage qui en sera fait, l’auteur accompagne la déambulation de ses lecteurs au fil de son œuvre. Les couleurs servent notamment de repères. Celles des vêtements des personnages permettent de les identifier facilement, y compris dans les dessins les plus symboliques, et de les suivre dans le récit. Certains dessins apparaissent en bleu clair dans le récit en quadrichromie pour indiquer une rupture temporelle. Ainsi la référence à un temps passé se fait immédiatement. Parfois, le bleu monochrome fait référence à une digression dans le récit ou à un rêve. Ce même bleu est utilisé en typographie pour indiquer un son dans le récit comme le bruit d’une sonnette d’entrée. 

planche extraite de Building Stories
Building Stories – Anatomy, 2012, © Chris Ware

Le lettrage est aussi important dans l’œuvre de Chris Ware, sacré « Smartest Letterer on The Planet » par Eye Magazine en 2012. Cette mise en forme des mots fait partie intégrante des images et vient également structurer la planche. Chris Ware parsème les pages de mots qui sont des liens logiques comme « and », « but », « anyway », « then »… Ils articulent les cases et le récit. Parfois, les mots sont des mentions de lieux. Le lettrage peut également s’adapter au contexte, en même s’y fondre, en empruntant son style aux années trente dans les cas d’Acme ou de Quimby The Mouse. Entre les mots et les images, d’autres objets graphiques comme les connecteurs (flèches, traits…) viennent décrire le processus de pensée en le transposant en schéma, sans pour autant le simplifier.

En envisageant ses histoires selon un agencement architectural à l’échelle de la case, de la planche, de l’ouvrage ou de son œuvre, Chris Ware bâtit donc à force de détails une somme inédite, qui peut se penser à la fois comme un récit, une œuvre plastique, et un objet.

Publié le 15/08/2022 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

« Une tragédie de détails : l’architecture de l’infra-ordinaire dans les Building Stories de Chris Ware » de Fabrice Leroy | La Mécanique du détail, ENS éditions, 2013

Analyse de quatre planches parues en fin du volume 16 de l’Acme Novelty Library (décembre 2005) et reprises dans Building Stories sur un large dépliant cartonné assimilable à un plateau de jeu intégré dans le coffret.

Chris Ware : la bande dessinée réinventée

Benoît Peeters & Jacques Samson
Les Impressions nouvelles , 2022

Rééditée et enrichie en 2022 après une première parution en 2010, cette monographie propose une traversée de l’œuvre de Chris Ware.

L’ouvrage rassemble une chronologie, deux entretiens entre Chris Ware et Benoît Peeters réalisés en 2003 et 2021, quatre articles de Chris Ware jusqu’alors inédits en français, et des textes analytiques de Jacques Samson, complétés par de nombreuses illustrations dont certaines sont ici publiées pour la première fois.

À la Bpi, niveau 3, 768 WAR

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