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Appartient au dossier : Les visages du documentaire canadien

Québec : des films en direct

À la fin des années cinquante, les techniques légères du cinéma direct transforment en profondeur la démarche documentaire au Québec, aux États-Unis et en France. Quels sont les réalisateurs et les sujets les plus emblématiques de ce courant dans la province canadienne ? Balises a sélectionné quatre films qui montrent l’éclosion du cinéma direct québécois, alors que la Cinémathèque du documentaire à la Bpi propose à l’automne 2022 le cycle de projections « Au Canada… Traversée documentaire ».

En 1956, l’Office national du film canadien (ONF) quitte Ottawa pour Montréal. À partir de 1957, Guy Roberge est le premier francophone à diriger l’institution. De jeunes francophones sont embauchés, travaillant sous la direction de techniciens anglophones expérimentés. Ils découvrent notamment comment les réalisateurs de la série télévisée Candid Eye (1958) abordent la réalité, sans idée préconçue. Rapidement, Claude Jutra, Michel Brault, Gilles Groulx ou encore Marcel Carrière, plus tard rejoints par Pierre Perrault, développent cependant une esthétique propre.

Un élan de liberté 

Une voiture roule sur une route enneigée de campagne. En off, une voix profonde :

« C’est Félix Leclerc qui vous parle. Vous allez assister dans un instant à la pire des supercheries : l’Office national du film m’a proposé un documentaire sur Félix Leclerc. C’est ennuyeux, et en plus, c’est difficile. Alors, nous avons eu recours à un trucage : je vais donc jouer l’homme qu’on surprend chez lui. (…) D’ailleurs, la farce a déjà commencé et vous êtes, en ce moment, dans la voiture des cinéastes. »

Félix Leclerc, troubadour, de Claude Jutra (1958), devait être un portrait classique, inséré dans la série Profils et Paysages, montrant des artistes canadiens-français dans leur intimité. Cependant, dès les premières images, le réalisateur met à nu les stratégies de tournage et d’énonciation. Il tourne ainsi en dérision le commentaire didactique des documentaires de l’ONF et multiplie les niveaux de lecture. Il souligne aussi la lourdeur du matériel, rendant presque impossible la prise de vue et de son sur le vif. Il le fait en s’assurant la complicité de Félix Leclerc, qui élabore le récit autant qu’il est le sujet du film. À la fin des années cinquante, Félix Leclerc est un auteur, compositeur et chanteur qui porte à l’international la voix de la francophonie québécoise. Pour toutes ces raisons, le court métrage Félix Leclerc, troubadour, s’il n’appartient pas au genre du cinéma direct, en annonce l’avènement.

Filmer de l’intérieur

En 1958, alors qu’ils doivent tourner un documentaire sur une course de raquettes, Gilles Groulx, Michel Brault et Marcel Carrière décident de la capter de l’intérieur. Ils s’installent dans le cortège des participants qu’ils filment en mouvement, puis suivent au plus près les festivités qui succèdent à la course. Les Raquetteurs naît de cette improvisation, sans validation préalable de la hiérarchie, une manière de faire inédite à l’ONF. Les rushes sont d’ailleurs refusés, mais Gilles Groulx effectue le montage sur son temps libre. Le film est finalement accepté.

Tourné au cœur de l’événement que constitue, à Sherbrooke, la course de raquettes, Les Raquetteurs montre avec humour les étapes de cette tradition. Il n’en fait pourtant pas une généralité édificatrice sur les traditions québécoises. De nombreux plans de coupe et de sons en off contextualisent l’action principale, donnant de l’épaisseur au réel. Ces images et ces sons brouillent le sujet, y ajoutant humour et distance. Bien qu’il ne soit tourné ni en caméra légère ni en son synchrone, ce film sans scénario et en caméra mobile fait donc figure de première réalisation du cinéma direct québécois.

Du sujet au milieu

Dans Golden Gloves de Gilles Groulx (1961), dès les premiers plans de boxeurs à l’entraînement, la caméra mobile, portée, suit et accentue la dynamique des gestes. Sur un air de rock, le rituel physique se transforme en danse burlesque. Les sportifs deviennent les interprètes d’un pas-de-deux avec la caméra, actifs dans leur manière de construire leur image. Les séquences suivantes donnent de l’ampleur à la trajectoire des protagonistes principaux, les montrant pour l’un chez lui, dans le petit appartement où il vit avec sa famille, pour l’autre sur son lieu de travail, dans un bar. À chaque fois, leur environnement est documenté par des détails : la jeune sœur qui, aidée par sa mère, se prépare pour l’école, les amis attablés qui préparent une blague potache…

Comme le relève le critique Guy Gauthier : « La force du film réside essentiellement dans le fait que Gilles Groulx réussit à dépasser son sujet – la boxe – pour décrire un milieu, celui de la boxe amateur, qui est à la fois le reflet et le révélateur de la société, ainsi que de l’espoir de beaucoup de jeunes, souvent des chômeurs, qui y voient un moyen de sortir de leur condition sociale. » Gilles Groulx compte sur la caméra pour déclencher des situations révélatrices d’enjeux profonds pour les personnages, avec la complicité de ces derniers. Il propose ainsi une approche documentaire caractéristique du cinéma direct, dans laquelle la forme s’adapte au réel.

Les personnages font le récit

En 1962, la pêche au marsouin n’est plus pratiquée sur l’Île-aux-Coudres depuis des années. Pierre Perrault sait pourtant ce que cette pratique collective et ancestrale signifie pour les habitants. Il leur propose donc de retourner pêcher, le temps d’un film. Pour la suite du monde, de Pierre Perrault, Michel Brault et Marcel Carrière, devient le premier long métrage francophone produit par l’ONF.

Pierre Perrault ne se contente pas de filmer une réalité existante : il réactive une pratique. Mise en situation, la communauté se raconte : les habitants se réapproprient les propositions des cinéastes, les invitent à assister à des rituels… La communauté prend également en charge une partie du tournage, portant le matériel ou prévoyant une barque pour l’équipe. Les échanges s’intensifient en même temps que la confiance s’instaure et le film devient, jusqu’à un certain point, une co-création entre cinéastes et personnages.

En même temps, la préparation de la pêche provoque des échanges vifs entre les personnages, questionnant notamment la colonisation – qui a inventé la pêche au marsouin, des « sauvages » ou des Français ? De fait, comme le note Vincent Bouchard : « Au travers du langage et des gestes quotidiens de la pêche, tout un esprit mythique où figurent les mystères de la Lune, le culte des ancêtres, la puissance des marées, la conception sacrale de la tradition, est révélé. » Pour la suite du monde devient le film le plus emblématique du cinéma direct québécois. Pierre Perrault le revendique :

« Avec ce film-là, nous avons découvert un pays et nous avons donné des ancêtres aux gens du Québec. Nous avons rendu l’homme québécois possible. »

Publié le 29/08/2022 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Pour un cinéma léger et synchrone ! : invention d'un dispositif à l'Office national du film à Montréal

Vincent Bouchard
Presses universitaires du Septentrion, 2012

Vincent Bouchard, enseignant en cinéma francophone à l’Université de Louisiane, replace avec cet ouvrage l’évolution des techniques de tournage légères et synchrones dans l’histoire du cinéma et des techniques à l’Office national du film du Canada.

En s’appuyant sur de nombreux documents d’archive, il s’arrête notamment sur les évolutions du matériel pendant la Seconde Guerre mondiale. Il consacre également tout un chapitre à la naissance du cinéma direct au sein de l’ONF (expliquant qu’il se développe, pour le dire vite, contre l’institution), et analyse dans le chapitre suivant les conditions de tournage de Pour la suite du monde, réalisé par Pierre Perrault, Michel Brault et Marcel Carrière en 1962.

À la Bpi, niveau 3, 791(714) BOU

« Cinéma direct : la période expérimentale », par Caroline Zéau (dir.) | Technès, encyclopédie raisonnée des techniques du cinéma, 2020

Ce parcours a pour objectif d’actualiser les recherches sur les développements techniques du cinéma direct dans les années soixante et celles qui évaluent l’impact et la pérennité de ce moment de l’histoire du cinéma en étudiant les relations entre la technique, les pratiques de cinéastes et les formes filmiques. Il s’agira donc de comprendre les implications technologiques et esthétiques, mais aussi culturelles et sociopolitiques, du moment où le cinéma direct a émergé dans le monde.

« Le cinéma direct à l’ONF ou la consolidation de l’équipe française », par Marc Saint-Pierre | Office national du film du Canada

Marc Saint-Pierre, conservateur de collection à l’Office national du film du Canada depuis 2004 et spécialiste de la collection française, propose sur cette page une sélection de dix documentaires fondateurs du cinéma direct québécois, disponible au visionnage en accès libre. Parmi ces films se trouvent Les Raquetteurs (1958), Pour la suite du monde (1962) et Golden Gloves (1961).

Cinémas du Québec, au fil du direct

Patrick Leboutte (dir.)
Yellow Now, 1986

1959 : mort de Maurice Duplessis. 1970 : sommet des actions révolutionnaires du Front de libération du Québec. 1980 : échec du référendum sur l’indépendance du Québec proposé par René Lévesque.

À chaque fois, le cinéma redouble, brasse, figure les événements. L’histoire contemporaine du Québec, c’est peut-être une adéquation entre un peuple qui se cherche et les images qui le signifient, captées sur le vif ou réinventées. Ce dossier entend montrer le parallélisme permanent entre une société en mouvement et les images qu’elle a générées.

À la Bpi, niveau 3, 791(714) LEB

L'Office national du film et le cinéma canadien (1939-2003) : éloge de la frugalité

Caroline Zéau
PIE-Peter Lang, 2006

L’historique de la structure de l’Office national du film du Canada, un organisme de production d’État créé en 1939 par John Grierson, est suivi de l’examen de sa politique de production à partir d’un choix de films, de textes et d’archives. Cette étude analyse les filiations entre l’ONF et le cinéma canadien depuis les années soixante.

À la Bpi, niveau 3, 791(71) ZEA

Le documentaire passe au direct

Guy Gauthier
VLB, 2003

De nouvelles techniques de prise de vue et de son synchrone ont révolutionné le documentaire au début des années soixante. Les auteurs racontent comment le cinéma-vérité est alors apparu en France, au Québec et aux Etats-Unis, avec des réalisateurs comme Jean Rouch, Chris Marker, Pierre Perrault, les frères Maysles, Frederick Wiseman.

À la Bpi, niveau 3, 791.2 GAU

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