Il y a cinquante ans, Claude Lanzmann (1925-2018) entreprenait la réalisation de Shoah. Derrière ce documentaire-fleuve sur l’extermination des Juif·ves d’Europe se cache une archive-monument : 220 heures de rushes mis de côté lors du montage et désormais consultables en ligne. C’est ce qu’explique à Balises Jennifer Cazenave, enseignante-chercheuse en cinéma à l’Université de Boston, à l’occasion du cycle « Claude Lanzmann, le lieu et la parole » programmé par la Cinémathèque du documentaire à la Bpi fin 2023.
Un réalisateur face à la disparition
Les témoignages inédits de Shoahrévèlent l’ampleur du travail d’histoire et de mémoire auquel Claude Lanzmann a consacré douze années de sa vie. Il se lance dans ce projet cinématographique en 1973 ; une longue enquête s’ensuit. Claude Lanzmann consulte les ouvrages disponibles, rassemble des documents d’archives, rencontre des historiens, établit une liste de témoins et sillonne le monde pour les retrouver. Le tournage à proprement parler commence en 1976, sous le signe d’une inquiétude : celle de la disparition progressive des témoins de la Shoah. Au mois de mars, Claude Lanzmann enregistre le témoignage de Leib Garfunkel, un ancien membre du conseil juif du ghetto de Kovno, décédé peu de temps après. En avril, il utilise une caméra cachée pour filmer Franz Suchomel, un SS de Treblinka qui disparaîtra trois ans plus tard. Pendant cette même période, il réalise une interview avec Benjamin Murmelstein, le dernier président du conseil juif du ghetto-camp de Theresienstadt ; ce dernier décédera en 1989.
La course contre la montre s’accélère entre 1978 et 1979, période durant laquelle le réalisateur de Shoah collecte la grande majorité des témoignages de survivant·es, de bourreaux et d’habitant·es des environs des camps d’extermination (auxquels il faut ajouter les entretiens filmés avec une poignée d’historiens). Le tournage s’achève en octobre 1979 avec les récits d’anciens combattants de l’insurrection du ghetto de Varsovie : Simcha « Kazik » Rotem et Yitzhak « Antek » Zukerman, lui-même décédé en 1981. Au laboratoire LTC, basé à Saint-Cloud, des centaines de bobines 35 mmse sont accumulées. Claude Lanzmann a enregistré soixante-dix interviews pour Shoah — soit 185 heures de rushes, auxquelles s’ajoutent 35 heures de tournage en extérieur. La durée des témoignages varie grandement : par exemple, celui de Malka Goldberg, une rescapée du ghetto de Varsovie, est de douze minutes ; celui de Benjamin Murmelstein, quant à lui, se déroule sur presque douze heures.
La fabrique de l’archive
Ce fonds est vaste : il réunit des interviews centrées sur les années de persécution (1933-1939) et les années d’extermination (1939-1945). Le choix des témoins reflète aussi certaines tendances historiographiques des années 1970. En effet, de nombreux entretiens s’interrogent sur l’indifférence des nations, en particulier de l’administration Roosevelt ; d’autres évoquent le rôle joué par les conseils juifs, accusés de collaboration par Hannah Arendt lors du procès Eichmann en 1961. À une époque où la question du genre n’est pas encore abordée par les historien·nes de la Shoah, ce fonds rassemble néanmoins une vingtaine d’heures de témoignages de femmes rescapées, y compris une interview de quatre heures avec Inge Deutschkron, qui a survécu en se cachant dans Berlin de 1943 à 1945.
Dans la salle de montage, face à son archive-monument, Claude Lanzmann fait des choix. Entre 1979 et 1985, il recadre peu à peu son enquête et décide de mettre de côté les années de persécution. Les protagonistes du film deviennent les témoins les plus directs de l’extermination : d’une part, les survivants des Sonderkommandos, de l’autre, les bourreaux. En 2009, se remémorant ce long processus de sélection, le réalisateur de Shoah écrit dans Le Lièvre de Patagonie: « Choisir c’est tuer ». Pourtant, les images mises de côté entre 1979 et 1985 n’ont pas disparu après la sortie du film. D’abord éparpillées entre le laboratoire LTC et la cave du réalisateur, les 220 heures de rushes ont été transférées au musée de l’Holocauste de Washington en 1997. Favorisant leur accessibilité par le numérique, le musée a offert une « seconde vie » aux témoignages qui n’ont pas trouvé leur place dans Shoah.
Les images manquantes
En 1997, au moment du transfert des rushes, Claude Lanzmann réalise un premier film à partir de cette archive. Intitulé Un vivant qui passe, ce documentaire reprend l’entretien tourné avec Maurice Rossel en 1979. Cet ancien délégué du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) s’est rendu à Theresienstadt en 1944 et n’a rien vu de l’horreur ; il reproche aux prisonnier·ères juif·ves — et non pas à la Croix-Rouge — une attitude « passive » dans le ghetto-camp. Cette interview inédite se situe au carrefour de plusieurs axes de recherches privilégiés pendant la genèse de Shoah — l’histoire de Theresienstadt, qui a servi d’outil de propagande nazie ; la réaction internationale face au dévoilement de la « Solution finale » ; le mythe de la passivité des Juif·ves. Ce n’est pas un hasard si Claude Lanzmann s’attelle ensuite à Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001). À travers le récit inédit de Yehuda Lerner sur la révolte de Sobibor, il tisse une histoire de la résistance juive, un thème majeur de son enquête pour Shoah. L’archive comprend, entre autres, le récit extraordinaire de Richard Glazar sur la révolte de Treblinka ; celui d’Itzhak Dugin et Motke Zaidel au sujet du tunnel d’évasion dans la forêt de Ponar ; celui du grand poète et partisan juif Abba Kovner à Vilnius ; celui de Hersh Smolar sur le mouvement de résistance dans le ghetto de Minsk. Claude Lanzmann a lui-même été résistant — un détail autobiographique qu’il confie, dans les rushes, au combattant du ghetto de Varsovie Simha « Kazik » Rotem.
En 2013, à l’âge de 87 ans, Claude Lanzmann exhume le témoignage-fleuve de Benjamin Murmelstein. Il réalise Le Dernier des injustes, un documentaire de 3 h 40 où il reprend son enquête sur Theresienstadt et restitue la mémoire des conseils juifs. Au lieu de se limiter à un montage de rushes, Claude Lanzmann alterne entre le présent et le passé : son retour au ghetto-camp et son entretien inédit avec Benjamin Murmelstein. Les rushes ressemblent à des flashbacks, qui donnent à voir l’apprentissage du réalisateur face à l’un des tout premiers témoins filmés pour Shoah. Claude Lanzmann clôt ce travail de mémoire avec Les Quatre Sœurs, sorti en 2018 quelques mois avant son décès. À l’image de la course contre la montre qui avait marqué le tournage, il réalise un documentaire de 4 h 35 dans lequel on découvre successivement le récit de Ruth Elias, déportée à Theresienstadt puis à Auschwitz ; celui d’Ada Lichtman, qui a participé à la révolte de Sobibor ; celui de Paula Biren à propos du conseil juif du ghetto de Lodz ; celui d’Hanna Marton, sélectionnée pour un convoi spécial négocié par le dirigeant juif Rudolf Kastner, lui-même accusé de collaboration après la guerre. Au 21e siècle, Les Quatre Sœurs a redonné aux survivantes leur place non seulement dans la mémoire collective, mais aussi dans l’enquête historique menée par Claude Lanzmann des décennies plus tôt.
Sans utiliser d’images d’archives, Claude Lanzmann démonte les rouages de la destruction des Juif·ves par le régime nazi et ses complices pendant la Seconde Guerre mondiale. Après une enquête approfondie et pendant plus de dix ans de tournage, il s’entretient avec des survivant·es, victimes ou bourreaux. Le résultat est un film de neuf heures, en deux parties. La présente édition propose une version restaurée du documentaire, accompagnée d’un ouvrage rédigé par le réalisateur.
De 1941 à 1945, le camp de Theresienstadt fut utilisé comme lieu de détention de prisonnier·ères juif·ves âgé·es ou renommé·es, et comme outil de propagande dissimulant les mécanismes de la « Solution finale ». Maurice Rossel, délégué du Comité international de la Croix-Rouge, visita le camp en 1944 et n’en vit que cette vitrine présentée par les autorités nazies. Claude Lanzmann s’est entretenu avec lui en 1979, au cours du tournage de Shoah. Dans Un vivant qui passe, le réalisateur reprend ces rushes et s’interroge : Maurice Rossel fut-il vraiment dupe de cette mise en scène ? Que savait-il, que savait-on, de l’extermination en cours ?
Pendant le tournage de Shoah, Claude Lanzmann s’est entretenu avec Yehuda Lerner, à Jérusalem, en 1979. Il en tira ensuite Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, l’histoire de la seule révolte réussie dans un camp d’extermination nazi. Yehuda Lerner en fut l’un des protagonistes : non-violent, il porta le premier coup mortel contre l’ennemi afin de gagner sa liberté et celle des autres.
En 1975, à Rome, Claude Lanzmann s’entretient avec Benjamin Murmelstein, grand rabbin de Vienne dans l’entre-deux-guerres puis président du conseil juif du ghetto de Theresienstadt. Durant sept années, celui-ci lutta pour faire émigrer des centaines de milliers de Juif·ves et éviter la liquidation de ce ghetto. Les rushes de ces entretiens sont repris et mis en scène par Claude Lanzmann en 2012 dans Le Dernier des injustes.
Consultable à la Bpi
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