Interview

Lynne Cohen et Marina Gadonneix : dialogue photographique

Arts

Marina Gadonneix, Rock and Sand, 2012. Épreuve chromogène d'après fichier numérique, 126x150cm © Marina Gadonneix © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Philippe Migeat, Dist. RMN-GP

La Canadienne Lynne Cohen (1944-2014) et la Française Marina Gadonneix (née en 1977) ont en commun d’explorer les espaces de notre société en les photographiant vides, à la manière d’installations muséales. Marina Gadonneix nous explique ce qui la relie à son aînée, tandis que Florian Ebner, commissaire de l’exposition, présente la filiation entre les deux artistes, à l’honneur au sein de la Galerie d’art graphique du Centre Pompidou d’avril à août 2023.

Marina Gadonneix, comment avez-vous rencontré Lynne Cohen ? 

Marina Gadonneix : J’étais étudiante à l’École nationale supérieure de la photographie à Arles de 1999 à 2002, et je me souviens comme si c’était hier du jour où j’ai découvert, à la bibliothèque, un livre de Lynne Cohen. Je ne connaissais pas son travail ; à cette époque, je m’intéressais beaucoup à la photographie allemande, les premiers livres d’Andreas Gursky, Candida Höfer… Mais, alors que Lynne Cohen n’avait rien à voir avec cette école, je suis tombée amoureuse de ce travail que j’ai trouvé plein d’humour. Ce qui m’intéressait, c’était son aspect sculptural, de l’ordre de l’installation. J’ai commencé ma pratique quelques années plus tard en m’inspirant de ses livres et des textes écrits sur elle. Je m’en suis détachée depuis, mais il reste toujours un petit lien.

Lorsque j’ai appris qu’elle était malade, en 2012, j’ai demandé son adresse mail à un ami qui avait été son assistant. Je lui ai envoyé un message lui disant à quel point sa photographie avait marqué la mienne, que pour moi elle était une artiste majeure du 20e siècle. C’est par la voix de son mari, Andrew Lugg, qu’elle m’a répondu.  Nous avons beaucoup échangé ; je lui ai envoyé certains de mes ouvrages, elle m’a renvoyé des critiques positives sur chacun, c’était très beau. Lynne est décédée en 2014, mais j’ai continué à échanger avec Andrew. En 2019, j’ai exposé au Canada, où je l’ai rencontré pour la première fois. Je lui ai offert une de mes images, lui m’en a donné une de Lynne.

Un espace de bureaux et d'ordinateurs, vides.
Lynne Cohen, Classroom, 1993. Épreuve gélatino-argentique, 120 x 150 cm. Crédit photographique © Philippe Migeat – Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-GP

Comment ce projet d’une exposition à deux voix est-il né ? 

Florian Ebner : Nous suivions à la fois le travail de Marina Gadonneix et celui de Lynne Cohen. À la mort de cette dernière, son mari nous a fait un don important. À cette époque, nous venions de visiter l’atelier de Marina Gadonneix. En discutant avec elle, j’avais trouvé remarquable son intérêt pour ses collègues, notamment celles et ceux d’une autre génération. Elle avait une connaissance précise du travail de Lynne Cohen. Nous avons donc eu l’idée de faire dialoguer leurs œuvres. Nous voulions montrer comment la photographie a changé, tout en conservant les mêmes centres d’intérêt. Il y a une réelle parenté artistique entre elles, mais aussi des divergences.

Quels sont les points communs ? 

Marina Gadonneix : Nous photographions des intérieurs qui racontent notre société. C’est une forme de documentation. Sur beaucoup de photos de Lynne, c’est la présence de mannequins qui raconte directement l’humain, malgré l’absence d’êtres vivants. Montrer un espace parle autant d’une société, mais d’une manière différente, que de photographier des personnes en action. Nos travaux respectifs explorent cette question de l’installation et d’une photographie assez sculpturale. Nous sommes toutes les deux dans la recherche et dans la simulation.

Florian Ebner : Chez Lynne Cohen, la notion d’entraînement est un véritable sujet. Nous montrons par exemple dans l’exposition sa série Classrooms (1980-89) sur les salles de classe, ou encore ses images des showrooms de la société de consommation aux États-Unis. On retrouve cette idée d’entraînement et de simulation dans le travail de Marina, ainsi qu’une réflexion sur des espaces scientifiques qui anticipent des choses qui n’ont pas encore eu lieu. La série des Phénomènes (2019) constitue à cet égard une recherche remarquable.

Quels sont les points de divergence ? 

Florian Ebner : L’une et l’autre photographient des espaces semi-publics, des lieux de recherche. Cependant, les sujets des photographies de Lynne Cohen sont des lieux ordinaires, du quotidien. Ses images tiennent de la photographie vernaculaire. Il y a quelque chose de l’ordre du ready-made dans les compositions qu’elle photographie. Marina a transcendé cette approche. Elle photographie par exemple des intérieurs qui sont en train d’être investis et, de ce fait, elle met en avant la notion même d’installation.

Marina Gadonneix : Lynne Cohen travaillait vraiment autour de l’espace, et de ce qu’on dit de la société d’aujourd’hui dans un intérieur. De mon côté, je photographie des intérieurs en partant certes de la volonté de documenter le réel, mais mes projets sont plus abstraits et plus minimaux. Par exemple, dans ma série Landscapes (2011), les espaces ont un fond vert ou un fond bleu et on a l’impression que j’ai créé une installation avant de la photographier. Cela peut faire penser à des artistes conceptuels américains, mais non, ce sont des espaces réels, qui préexistent à la prise de vues ! L’idée est d’amener le spectateur vers une autre réalité, une autre image.

Florian Ebner : Le travail de légende est d’ailleurs important chez Marina. D’un côté, il y a cette beauté abstraite des choses, l’image nous absorbe par sa qualité plastique. De l’autre, ses images sont accompagnées par une légende précise. Il y a également toute une recherche scientifique dans son travail. Normalement la photographie documentaire fait un constat de ce qui existe. Cependant, dans les laboratoires scientifiques, on voit des choses qui sont simulées, qui existent uniquement en tant que modèle, en tant que réflexion, en tant qu’anticipation. C’est cela que capte Marina. De cette manière, elle élargit la définition de la photographie documentaire. 

Comment les œuvres dialoguent-elles dans les espaces d’exposition ? 

Florian Ebner : Pour cette exposition, nous avons la chance d’avoir deux espaces réunis en un seul, la galerie du Musée et la galerie d’art graphique. À l’entrée, deux très grandes images se répondent : un laboratoire en couleur de Lynne Cohen d’un côté, et de l’autre un laboratoire avec un éclair de Marina. Cela montre immédiatement ce qui les lie l’une à l’autre ! 

Un premier parcours d’exposition se concentre sur les deux premières décennies du travail de Lynne Cohen, dans les années soixante-dix et quatre-vingt. À l’époque, elle crée de petits formats, notamment des planches-contacts. C’est un format dont il faut s’approcher pour le découvrir. Puis, sont accrochés de grands formats. Dans le parcours d’exposition dédié à Marina, il y a parfois des interventions de Lynne Cohen, pour souligner le dialogue entre leurs œuvres tout en mettant chaque artiste en valeur distinctement. Par exemple, dans la salle où est accrochée la série des Landscapes, il n’y a que des photographies de studios, que ce soit un studio photographique, des salles d’incrustation numérique, une salle d’enregistrement…   Ces correspondances montrent aussi le passage d’un monde analogique vers un monde virtuel. Dans cette exposition, nous racontons plusieurs histoires.

Publié le 20/03/2023 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Exposition « Lynne Cohen / Marina Gadonneix - Laboratoires / Observatoires » | Centre Pompidou, Paris, du 12 avril au 28 août 2023

Les deux expositions photographiques présentant le travail de la Canadienne Lynne Cohen et de la Française Marina Gadonneix, conçues en concordance, forment ensemble un projet singulier qui sonde les espaces de notre société moderne.

Cover

Lynne Cohen
Le Point du jour, 2009

Lynne Cohen photographie des espaces intérieurs sans personnages, laboratoires, stations thermales, salles d’attente ou d’entraînement, dont la décoration souvent très kitsch renforce l’aspect intriguant. S’attachant à l’aspect factice des lieux, son travail, présenté ici, confère à ces images une apparence construite et suggère un contrôle social qui s’exerce de manière diffuse.

À la Bpi, niveau 3, 770 COHE

Paysages sur commande

Marina Gadonneix
Actes Sud, 2006

Série de photographies commencée au début de l’année 2005 qui aborde la question de la mise en scène médiatique. Des plateaux de télévision vides, en dehors des heures d’émission, à l’artificialité du studio et des décors répond celle de l’image, qui révèle le monde superficiel de la scène médiatique, avec sa part d’étrangeté.

À la Bpi, niveau 3, 77.4 HSB

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