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Appartient au dossier : L’Allemagne, d’hier à aujourd’hui

Jochen Lempert, héritier du modernisme photographique

L’Allemand Jochen Lempert photographie plantes et animaux en noir et blanc, avec une attention particulière pour les jeux de lumière et en travaillant la matière argentique jusqu’à frôler l’abstraction. Il s’inscrit ainsi dans la continuité de plusieurs photographes des années vingt et trente, entre approche scientifique, souci de l’inventaire et poétique expérimentale. L’exposition « Jochen Lempert. Luminescences » à la galerie de photographie de mai à septembre 2022 lui est dédié, dans le cadre d’une programmation du Centre Pompidou et de la Bpi autour de l’Allemagne des années vingt.

Jochen Lempert, Detail of set Schwammtürme (Spongetowers), 1995-2016, Photographie, épreuve gélatino-argentique, 76,5 x 51 cm, Ed. 5, Courtesy BQ, Berlin and ProjecteSD, Barcelona © Adagp, Paris, 2022 Photo © Roberto Ruiz

Jochen Lempert, né en 1958, a poursuivi une carrière de biologiste avant de se tourner vers le cinéma expérimental puis vers la photographie. Il utilise le plus souvent une focale 50 mm, ce qui se rapproche de la vision humaine, pour mieux concentrer son regard sur le vivant qui nous entoure, rappelant ainsi comme il le déclare lui-même que « l’environnement des humains ne peut pas être dissocié de la nature ». De fait, ses modèles privilégiés sont les plantes et les animaux, pris dans les jeux de lumière et de volume de leur environnement. 

Cette approche place l’artiste dans le sillage de la photographie moderne allemande. La récurrence de ses sujets botaniques et animaliers, dans une logique sérielle entre science et documentaire, rappelle à plusieurs égards la Nouvelle Objectivité, ce courant des années vingt et trente qui prône un retour au réel et à la dimension sociale des arts. Son travail simultané sur les formes, la lumière et le mouvement renvoie aux liens entre art et technique revendiquée par l’école d’arts appliqués du Bauhaus à la même époque, et plus particulièrement aux recherches de la Nouvelle Vision, mouvement photographique qui prolonge la Nouvelle Objectivité tout en menant de nouvelles recherches formelles.

L’encyclopédie de la nature de Karl Blossfeldt

Karl Blossfledt, Acanthus mollis, 1928, Gelatin silver print, 25.8 × 19.9 cm, domaine public via Wikimedia Commons

Jochen Lempert met en lumière des végétaux en gros plan, comme le photographe allemand Karl Blossfeldt (1865-1932). Si le premier a fait des études de biologie, le second a commencé à photographier les plantes de manière systématique afin d’enseigner les règles de l’ornementation végétale en sculpture, sa première spécialité. L’un comme l’autre portent donc une attention scientifique à leur sujet – Blossfeldt, par son travail naturaliste, est d’ailleurs l’un des représentants de la Nouvelle Objectivité.

Les photographies de Blossfeldt, regroupées notamment dans son ouvrage Urformen der Kunst (« Les Formes originelles de l’art », 1928), se concentrent le plus souvent sur les fleurs, prises frontalement en studio devant un fond neutre. Jochen Lempert prend la plupart de ses photographies en extérieur, mais la mise au point sur les végétaux et l’absence de profondeur de champ neutralisent l’arrière-plan, permettant une focalisation sur la plante. En exacerbant les détails et les volumes par le cadrage et la lumière, tous deux donnent à leurs sujets une dimension surréaliste. La plante photographiée bouscule ainsi la perception des spectateurs et devient simultanément ornement précieux, territoire plein d’anfractuosités et géante monstrueuse. Chez Karl Blossfeldt comme chez Jochen Lempert, la fixation photographique attentive et naturaliste prend donc une dimension esthétique évidente, en opérant une métamorphose du sujet botanique et un déplacement du regard.

August Sander et l’inventaire

Jochen Lempert photographie le monde végétal et animal avec la même volonté de compilation qu’August Sander (1876-1964). Fils de mineur, portraitiste professionnel et pionnier de la photographie documentaire, August Sander parcourt l’Allemagne pour établir, à partir de la fin des années vingt, ce qu’il nomme des « instantanés physionomiques de son époque ». Il tire le portrait d’hommes et de femmes dans des poses à la fois étudiées et naturalistes et dans une lumière travaillée, parfois dans leur environnement quotidien, ou munis de leurs attributs professionnels (costumes, outils…). Sander divise les sujets en sept groupes, qui vont du « paysan » aux « derniers des hommes » (vieillards, malades…) en passant par « les artistes », avec la volonté de refléter la dure réalité sociale de la République de Weimar. Il en tire son œuvre majeure, Hommes du 20e siècle, composée de plus de six cents clichés. 

Le désir de classification du vivant de Jochen Lempert trouve son origine dans le même regard inquiet porté sur le quotidien et l’impermanence des choses. Sa plus grande série porte d’ailleurs sur le Grand Pingouin (Alca Impennis), une espèce disparue au milieu du 19e siècle. L’artiste répertorie tous les musées d’histoire naturelle du monde disposant d’un spécimen puis, au fil de ses voyages, photographie chaque animal empaillé jusqu’à disposer d’une collection photographique complète de ces fantômes du passé.

La volonté de Jochen Lempert d’amasser et de restituer une documentation se retrouve dans les accrochages qu’il effectue lors de ses expositions : à même le mur, sans cadre, multipliant les formats, ses images sont à appréhender comme un ensemble autant qu’individuellement. À sa mort en 1964, August Sander laissait quant à lui des instructions pour terminer une version complète de l’ouvrage regroupant les photographies des Hommes du 20e siècle, avec la volonté de faire dialoguer les clichés entre eux par un jeu de montage et de correspondances. Inventorier, documenter et donner à voir pour lutter contre la disparition et élargir le spectre du visible sont donc d’indéniables points communs documentaires et politiques entre les deux artistes.

Les jeux de lumière de Moholy-Nagy

László Moholy-Nagy, Fotogramm, 1926, domaine public via Wikimedia Commons

László Moholy-Nagy (1895-1946) était un artiste multidisciplinaire, figure emblématique du Bauhaus. Il parlait de ses Photogrammes, réalisés entre 1922 et 1943 en déposant des objets sur du papier photosensible, comme des « compositions lumineuses ». Cette suppression de l’appareil photographique, destinée à laisser agir la lumière pour créer l’œuvre, n’est qu’un aspect des expérimentations de Moholy-Nagy : il utilisa également des télescopes, microscopes et appareils de radiographie. Dans sa série Transmissions (2009), Jochen Lempert expose quant à lui les feuilles de divers végétaux dans un agrandisseur, pour révéler le détail géométrique de leurs nervures. Lui, qui avait déjà joué avec les altérations chimiques et bactériologiques du celluloïd dans son collectif de cinéma expérimental nommé à juste titre Schmelzdahin (« Se dissoudre »), étudie aussi l’effet d’une immersion du papier argentique dans de l’eau de mer peuplée de planctons bioluminescents. Il en ressort Noctiluca (2017), une série de photographies abstraites, composées de tâches de lumières et de rayures en niveaux de gris d’une grande douceur, qui évoquent autant la flore sous-marine que l’éclat d’un lampadaire dans un ciel nocturne. La subtilité des déclinaisons de couleur rappelle là encore le travail de Moholy-Nagy, qui modelait lui aussi la lumière sur ses rayogrammes pour obtenir des effets de matière et des tonalités de gris.

S’ils travaillent tous deux à partir d’éléments du quotidien (cuillère, fleur, lame de rasoir pour Moholy-Nagy, plantes et animaux pour Jochen Lempert), leur captation de la lumière et la composition de leurs photographies tendent vers l’abstraction. Les échelles extrêmes (très gros plan ou ensemble surplombant), le contraste du noir et du blanc accentué par les captations lumineuses, et le papier d’impression au tissage lâche qui créé des irrégularités donnent de plus chez Jochen Lempert une impression picturale. Ce jeu de matières et de lumière laisse souvent apparaître un léger flou de bougé, qui rappelle l’une des volontés de Moholy-Nagy, la représentation du mouvement.

Publié le 09/05/2022 - CC BY-SA 4.0

Jochen Lempert

Cette exposition rétrospective présente trois décennies du travail de Jochen Lempert.

Pour aller plus loin

Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander /

Cette exposition sur l’art et la culture de la Neue Sachlichkeit (Nouvelle Objectivité) en Allemagne est la première vue d’ensemble sur ce courant artistique en France. Outre la peinture et la photographie, le projet réunit l’architecture, le design, le cinéma, le théâtre, la littérature et la musique.

Karl Blossfeldt

Hans Christian Adam
Taschen, 2004

À la Bpi, niveau 3, 770 BLOS

Hommes du 20e siècle

August Sander
La Martinière, 2002

À la Bpi, niveau 3, 770 SAND

László Moholy-Nagy, photogrammes. Catalogue raisonné

Renat Heyne (dir.)
Hatje Cantz Verlag, 2009

À la Bpi, niveau 3, 770 MOHO

Allemagne années 1920, aux sources de la modernité | Le magazine du Centre Pompidou, mai 2022

Pour la première fois en France, une exposition donne à voir le foisonnement artistique de l’époque de la République de Weimar. Peinture, graphisme, architecture et aussi cinéma, théâtre, littérature, musique… Riche de presque 900 œuvres, « Allemagne / Années 1920 / Nouvelle Objectivité / August Sander » est une plongée dans la Nouvelle Objectivité, mouvement majeur du 20e siècle. Avec, comme fil rouge, l’œuvre d’August Sander, somme photographique sur la société allemande. Présentation, par Angela Lampe et Florian Ebner, commissaires de l’exposition.

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