Article

Appartient au dossier : Les coulisses de la couleur en BD

Coloriste, un métier de l’ombre

Les couleurs donnent le ton et participent à la création de l’ambiance d’une bande dessinée. Elles sont souvent réalisées par un·e professionnel·le de la couleur, un·e coloriste, dont le nom figure rarement aux côtés de celui de l’auteur·rice. Balises s’interroge sur les raisons de cette invisibilité à l’occasion de l’événement « BD à tous les étages », au Centre Pompidou et à la Bpi, jusqu’au 4 novembre 2024.

Mise en couleur dd'une BD sur une tablette graphique
Générée à l’aide de l’IA Dall-e, Bpi, 2024

La couleur a toujours accompagné les grands récits. Pourtant, elle a mis du temps à s’imposer dans la bande dessinée, en raison de sa mise en œuvre techniquement complexe et coûteuse. Elle est, dans un premier temps, réservée aux publications à forte audience ou à destination des enfants, malgré l’atout commercial qu’elle représente. Lorsque l’offset s’impose comme technique d’impression couleur, rendant celle-ci plus qualitative et plus abordable, la bande dessinée prend des couleurs et le métier de coloriste naît.

Une division du travail artistique 

Dans les années 1940, l’éditeur Casterman s’équipe de presses offset et travaille avec Hergé à la mise en couleur des Aventures de Tintin. Hergé, peu convaincu dans un premier temps, suit le travail de près : « Mais là, toute l’importance est donnée à la couleur, à la différence de mes dessins dont le trait constitue la véritable ossature. Je ne puis donc pas me permettre – et au surplus, j’en suis incapable, je l’avoue – toutes les finesses, les demi-tons, les dégradés, les effets de lumière que l’illustrateur de ce livre, qui est avant tout une peintre, a su employer avec un réel bonheur », écrit-il au directeur de Casterman en mars 1942. Il souhaite une couleur utilisée en aplat, sans ombres, hachures ou nuances, au service de la lisibilité du dessin et du trait. Ces principes de colorisation font partie de la technique de la ligne claire. Ils seront déclinés au sein des Studios Hergé (créés en 1950 pour élaborer l’œuvre d’Hergé), par une équipe de coloriste dirigée par Josette Baujot de 1953 à 1979. 

Ce type d’organisation, reposant sur la séparation des tâches, a contribué à l’invisibilisation du métier de coloriste. Son travail se trouve éclipsé par celui du ou de la dessinateur·rice et relégué au rang secondaire de tâche d’exécution. D’autant plus que, dans les années 1950-1970, le métier de coloriste se décline généralement au féminin quand le statut d’auteur·rice l’est plutôt au masculin. Ce sont souvent les femmes de l’entourage des dessinateur·rices qui exécutent la mise en couleur pour que les artistes puissent honorer leurs engagements. En effet, travaillant beaucoup pour des périodiques hebdomadaires, les artistes sont soumis à des délais serrés qui les obligent à sous-traiter la couleur. 

Couleur indirecte vs couleur directe

Dans les années 1980 naît une BD caractérisée par une approche visuelle et plastique, empruntant largement aux techniques et aux styles de la peinture, incarnée par des auteurs comme Lorenzo Mattotti, Alex Barbier, Jacques de Loustal, Enki Bilal, Jacques Tardi… Son esthétique et son traitement narratif original vont largement participer à la reconnaissance du 9ᵉ art. Toutefois, elle introduit des distinctions sur l’utilisation de la couleur, en opposant la colorisation (ou couleur indirecte) à la couleur directe.

La couleur indirecte, terme qui renvoie à la technique d’application des couleurs, est caractérisée par une division des tâches : le dessinateur dessine au trait tandis que le ou la coloriste appose la couleur en respectant les contours du dessin. La planche originale est imprimée sur deux supports : en noir sur cellulose et en bleu sur un papier épais. La gouache est appliquée sur le papier épais, le « bleu », par le ou la coloriste, puis le travail réalisé, l’encrage imprimé sur le plastique transparent est posé sur le « bleu ». 

En couleur directe, la mise en couleur est réalisée par l’auteur·rice et considérée comme une expression artistique. Chaque case est comme une œuvre en soi. Les techniques employées en couleur directe sont variées (craie, l’aquarelle, les crayons de couleur…), complémentaires au trait ou s’affranchissant de l’encrage. Elles sont opposées à celles des coloristes, traditionnelles et plus discrètes (gouache, aquarelle). Par conséquent, les planches originales en couleur directe sont valorisées sur le marché de l’art tandis que les « bleus » sont considérés comme des rebuts de l’industrie culturelle. Les critiques de BD valorisent là encore les auteur·rices au détriment des coloristes. 

Des auteur·rices non reconnu·es

Les relations entre auteur·rices et coloristes sont pourtant étroites et complémentaires. Certain·es dessinateur·rices ont même commencé comme coloristes, comme Hubert ou Brigitte Findakly, et les dessinateur·rices sont nombreux à exercer dans le secteur de la colorisation pour générer un revenu complémentaire.  

La mise en couleur ajoute des couches de signification, d’émotion et de dynamisme qui contribuent à une expérience de lecture et au succès d’une bande dessinée. Le rôle des coloristes est donc essentiel, comme le confirme l’exemple de la série des Schtroumpfs, de Peyo. C’est sa femme et sa coloriste, Nine Culliford, qui change la couleur des petites créatures imaginées en vert par l’auteur, en bleu. Un choix qui fait, pour beaucoup, le succès de la série. 

L’activité de colorisation n’a pourtant pas été reconnue par le droit d’auteur avant les années 1970 et la contribution des coloristes à un album est rarement créditée. Leur nom apparaît tout juste dans les pages intérieures. Encore aujourd’hui, les coloristes en France souffrent d’un manque de reconnaissance, alors qu’aux États-Unis, il existe depuis 1988 un prix Eisner (Eisner Awards) qui récompense des personnalités de la bande dessinée pour leurs œuvres quel que soit leur niveau de participation (lettrage, encrage, scénario…). En 1988, un prix Eisner de la meilleure équipe a été décerné à une équipe composée d’un dessinateur, un encreur et un coloriste. En 1992, le premier prix Eisner du coloriste a été remis à David Stewart, coloriste de comics, qui l’a reçu à plusieurs reprises. 

Le métier aujourd’hui

Les techniques de colorisation sont intégrées aux formations en arts graphiques. De fait, les carrières artistiques des coloristes reposent sur un solide cursus d’études. Le métier de coloriste peut s’exercer dans d’autres domaines que la bande dessinée, en art, industrie ou architecture. L’ESMA (École supérieure des Métiers artistiques) définit le rôle du coloriste comme le spécialiste de la couleur et de sa mise en pratique. C’est un.e artiste doté·e d’un ressenti particulier pour la perception et le rendu des couleurs. Il ou elle doit pouvoir adapter ses connaissances au projet du ou de la créateur·rice, et comprendre les univers et les émotions à valoriser. Le ou la coloriste travaille dans la continuité de l’auteur·rice. Son objectif est de servir le dessin, le rendre plus lisible par l’apport de lumière, de contraste. Iel veille également à l’uniformité des couleurs sur l’ensemble de l’ouvrage. Certain·es coloristes parviennent à développer des signatures visuelles qui se manifestent à travers leurs choix de palettes de couleurs, de techniques de rendu, et de manières spécifiques de gérer la lumière et les ombres. D’autres se fondent dans le style de l’auteur·rice.

Le ou la coloriste BD travaille en collaboration avec la maison d’édition et les créateur·rices de la BD. Pour répondre au cahier des charges, iel peut coloriser de manière traditionnelle (acrylique, encre…) ou, depuis plusieurs années, travailler en peinture numérique. L’usage d’outils numériques nécessite une maîtrise de logiciels spécifiques de publication assistée par ordinateur (PAO), comme Adobe Photoshop, Clip Studio Paint, Procreate ou Adobe Fresco. De plus en plus de coloristes s’équipent de tablettes graphiques, reliées à un ordinateur ou non, et dessinent à l’aide d’un stylet qui se manie de façon similaire au crayon.  Selon les projets, iels gèrent les allers-retours avec le dessinateur ou l’éditeur, et travaillent avec plus ou moins de liberté. Le ou la professionnel·le de la couleur peut mener à bien plusieurs projets en même temps.

Employé.e, iel gagne environ 1 400 € par mois en début de carrière d’après l’ESMA, en tant que salarié·e ou indépendant·e. Le plus souvent, la rémunération est forfaitaire, à la planche ou par album. Elle est versée en « avance sur droit » : la maison d’édition paye une provision sur les droits d’auteur que génèrera l’album. Le contrat d’édition détermine le pourcentage de droit auquel iel a droit, généralement moins élevé que celui des auteur·rices du dessin ou du scénario, quand il n’est pas rétrocédé sur les droits à percevoir de ces dernier·ières. 

Dans les années 2000, les coloristes se sont rassemblé·es sous la bannière de l’Association des coloristes de BD (AdcBD) pour porter leurs revendications en termes de rémunération et de reconnaissance, mais aussi pour échanger et trancher sur leur statut entre technicien et artiste. Bien que l’URSSAF intègre depuis 2021 le terme coloriste dans sa liste d’auteur·rices, les coloristes sont rarement considéré·es comme tel·les dans les faits et dans les contrats, déplore la coloriste Isabelle Merlet.

Publié le 22/07/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

La Bande dessinée. Mode d'emploi

Thierry Groensteen
Les impressions nouvelles, 2016

Manuel de lecture et d’analyse de la bande dessinée. Spécialiste du genre, l’auteur aborde les grandes questions que pose le neuvième art et apporte des réponses détaillées, pédagogiques et toujours appuyées sur des exemples concrets. Une approche progressive, initiant le lecteur aux codes, au langage et à l’esthétique de la littérature dessinée. © Électre 2015

À la Bpi, niveau 1, GE LIT G

Colorisation de BD. Du traditionnel au numérique

Stéphane Baril
Eyrolles, 2010

Un manuel de référence sur les techniques de colorisation de planches de bandes dessinées, depuis l’emploi des crayons et pinceaux jusqu’au passage à Photoshop. Développe une approche sensible de la couleur et propose des méthodes spécifiques à Photoshop. Présente le témoignage de neuf coloristes et des conseils pour devenir professionnel.

À la Bpi, niveau 3, 768 BAR

La Colorisation des planches

Jean-Marc Lainé
Eyrolles, 2009

Après l’encrage et avant le lettrage, l’étape cruciale de la colorisation permet à l’apprenti dessinateur de comprendre ce qu’est la couleur, d’apprendre à coloriser ses BD de la mise en couleur traditionnelle à la colorisation numérique. Avec des trucs et astuces pour s’améliorer et des interviews de professionnels.

À la Bpi, niveau 3, 768(07) LAI

Isabelle Merlet © Philippe Poirier

« Isabelle Merlet, virtuose de la couleur », Fasséry Kamissoko | Hans & Sandor, 2022

« Ce que le poète créé avec le poème, le coloriste peut le créer avec la lumière ». Isabelle Merlet, coloriste renommée, explique sa conception du métier, l’évolution de celui-ci et les difficultés auquel les coloristes sont confrontés.

« La couleur en BD : un art à part entière », | lormont.fr, mai 2023

Un éclairage sur l’art de travailler les couleurs, par l’artiste et coloriste de bande dessinée Isabelle Merlet, à l’occasion de son exposition dans le cadre du festival Faites des Bulles 2023. Avec de nombreux exemples de mise en couleur.

Dossier « Couleurs et coloristes », Irène Le Roy Ladurie et Sylvain Lesage | Neuvième art, novembre 2022

Le métier de coloriste est méconnu en France. Neuvième art ouvre ses portes aux coloristes, à leur métier, à leurs pratiques. Influences, styles, contraintes créatives, luttes pour la reconnaissance : les enjeux sont multiples dans une profession où les tensions propres aux industries culturelles s’expriment avec une grande force.

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet