Interview

Appartient au dossier : Marc Isaacs, espaces de vie

Conversation avec le monde
Entretien avec Marc Isaacs

Cinéma

© Marc Isaacs. DR

Depuis 2001, le réalisateur anglais Marc Isaacs filme ses rencontres au détour d’un ascenseur, d’un train ou encore d’un camion. Ses portraits prennent souvent la forme de chroniques sociales, dépeignant avec force et humour les travers de notre temps. Ses films, dont certains inédits en France, sont projetés dans le cadre du cycle « Denis Gheerbrant, Marc Isaacs – Double rétrospective » proposés par la Cinémathèque du documentaire, à la Bpi.

De quelles transformations de l’industrie du cinéma documentaire votre dernier film, The Filmmaker’s House, fait-il état ?

L’idée de ce film vient en partie de la frustration liée au fait que les films doivent être de plus en plus formatés pour accéder à des financements. Le documentaire n’a jamais été aussi populaire, mais il s’agit d’un certain type de documentaires, sur des stars de la pop, des tueurs en série, des sujets sensationnels, et il y a moins de financements publics pour une manière différente de faire des films.

Pendant quinze ans, j’ai été soutenu par des financements institutionnels, par la télévision et cela a presque complètement disparu. Je réfléchissais donc à une façon de pouvoir continuer à travailler de manière indépendante, sans être obligé de faire des films formatés.

Qu’est-ce que cela a changé dans votre manière de travailler ?

Auparavant, je savais que mes films seraient diffusés à la télévision, parce qu’elle les finançait. Pour The Filmmaker’s House, je n’avais quasiment pas de budget, à part le financement d’une entreprise de savon. Je ne savais pas comment le film serait diffusé, donc je n’avais pas de public particulier en tête. Je faisais simplement un film, ce qui m’a permis une certaine prise de risque et une plus grande liberté. 

Il est certes essentiel d’avoir un point de départ fort pour un film. Mais il est tout aussi important d’être ouvert à ce qui se passe quand on filme, et d’être capable de réagir à des choses inattendues. Les changements sont constants, jusqu’au dernier jour de montage. Aujourd’hui, les gens veulent que tout soit écrit à l’avance, mais les formules qui marchent pour les financeurs ne font jamais des films intéressants. Les films de non-fiction doivent être ouverts à la découverte. Sinon vous imposez vos idées préconçues, au lieu d’engager une conversation avec le monde.

Votre dernier film est largement scénarisé, et l’un des personnages est même rémunéré. Est-ce qu’il existe une ligne rouge, au-delà de laquelle le documentaire n’est plus documentaire ?

Je pense que la différence entre fiction et documentaire a de moins en moins de sens. Bien sûr, le fait de travailler avec des gens qui ne sont pas des acteurs professionnels a des implications, vous avez un engagement éthique vis-à-vis d’eux. Mais au final, il n’y a que du cinéma. Dans les bons films de fiction, vous croyez que les personnages sont réels, même si vous savez que ce n’est pas le cas. Et les films de non-fiction ou les films hybrides racontent aussi des histoires. Il me semble important de célébrer la subjectivité du réalisateur.

Scène : deux ouvriers montent une clôture dans le jardin du cinéaste
Marc Isaacs, The Filmmaker’s House © Andanafilms, 2020

Dans votre dernier film, vous demandez aux personnages de jouer leur propre rôle. Que cela dit-il sur le « naturel » au cinéma ?

Quand je trouve authentique ce que je filme, c’est que quelque chose, dans ce moment, me dit que c’est authentique. Mais la nature de ce quelque chose reste très mystérieuse. Il y a toujours une place pour l’ambiguïté.

Dans The Filmmaker’s House, il y a des moments que je trouve presque mal joués mais qui, dans le contexte, deviennent intéressants car révélateurs de l’idée que les acteurs se font de leur personnage. Par exemple, lors de la scène où les personnages dînent tous ensemble, Keith demande de l’eau à Nery d’une manière assez brutale. Je ne lui ai pas dit de faire ça, c’est son interprétation du personnage. Et ça me paraît authentique quelque part. C’est ce qui crée la réalité propre à un film.

Comment créez-vous cette intimité avec les personnes que vous filmez ?

Pour The Men Who Sleeps in Trucks, j’ai rencontré les personnages peu de temps avant. Pour The Filmmaker’s House, ce sont des gens que je connaissais depuis longtemps. Le temps n’est pas toujours le facteur le plus important, c’est le lien qui compte. Ce qui crée l’intimité, c’est de savoir choisir qui on va filmer, et qu’eux aussi vous choisissent. Ils ont envie de parler, d’être entendus, et la caméra apporte une sorte de validation formelle.

Vous avez filmé plusieurs fois dans des espaces clos (ascenseur, cabine de camion, votre maison…). En quoi cette contrainte est-elle source de créativité ?

Les limites et les règles sont importantes, même si on n’est pas obligé de s’y conformer tout le temps, il s’agit de formes et de structures. Pour moi, cela a plus de sens de raconter une histoire dans un seul endroit et d’avoir un dispositif dans lequel l’histoire va se déployer. Vous pouvez dire beaucoup plus de choses en observant un microcosme qu’en regardant d’en haut et en essayant de montrer le monde entier.

Publié le 03/01/2022 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

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