Comment les étudiants circulent-ils dans la région parisienne ? Quels sont les lieux qu’ils fréquentent, les paysages qu’ils traversent ? Pour le savoir, les photographes Hannah Darabi et Benoit Grimbert ont suivi six d’entre eux, à la découverte de ce territoire familier et pourtant méconnu. Dans le cadre de la commande nationale « Regards du Grand Paris », ils présentent leurs photographies dans la Bibliothèque publique d’information durant l’été 2022. Ils expliquent à Balises leur démarche artistique.
Comment vous est venue l’envie de participer à ce projet autour du Grand Paris ?
Hannah Darabi : Nous avions déjà travaillé ensemble sur le projet Neuköln « Heroes », autour d’un quartier berlinois. L’espace urbain revient dans les différents travaux que nous réalisons chacun. Mon sujet principal est mon pays d’origine, l’Iran, et Benoit a beaucoup travaillé sur l’Angleterre. Cette fois, nous avions l’occasion d’investir cet intérêt pour le paysage urbain dans le territoire où nous vivons. Nous avons pris connaissance de la commande du Grand Paris et ce qui nous a intéressés, c’était notamment le thème de l’année, « la circulation » : nous avions envie de comprendre le paysage à travers la manière dont les gens s’y déplacent. Nous avons chacun notre propre expérience de circulation, moi en tant qu’étrangère vivant à Paris, et Benoit en tant que Parisien.
Benoit Grimbert : J’ai grandi en banlieue, à Mantes-la-Jolie dans la cité du Val-Fourré, et j’ai bien entendu une sensibilité particulière à ce territoire que je pratique au quotidien. Nous avons appelé le projet Deux ou trois choses, en référenceau film Deux ou trois choses que je sais d’elle, de Jean-Luc Godard (1967). Jean-Luc Godard joue sur quelque chose qu’il cache, on peut penser qu’il s’agit d’une femme, mais dans les cartels qu’il propose et affiche dans le film, on découvre qu’il s’agit aussi de la région parisienne. Pour nous c’était ce dernier signifiant qui était important. En tant que photographes qui travaillons sur le territoire actuel, nous nous sommes demandé ce que nous pouvions donner à voir de cet espace. Or, le terme « Grand Paris » est assimilé à un projet abstrait d’aménagement du territoire. En l’assimilant, dans le titre de notre série photographique, à la « région parisienne » définie par Godard, nous avons voulu le nommer de manière plus neutre, et signifié qu’il portait de l’implicite.
Comment avez-vous rencontré les six étudiants photographiés ? Quelles relations avec eux avez-vous construites ?
Hannah Darabi : Le point de départ a été de choisir des étudiants qui viennent de six universités implantées autour de Paris : Saint-Denis (Ana), Nanterre (Thibault), Saint-Quentin-en-Yvelines (Lisa), Marne-la-Vallée (Thomas), le plateau de Saclay (Lorelei) et Créteil (Job-Alex). Le choix de ces six universités permettait de couvrir toute la banlieue proche de Paris, en suivant les axes nord-sud et est-ouest. Nous voulions avoir le maximum de territoires pour donner à voir une grande variété de paysages. Nous avons pensé que ce serait bien de montrer cette diversité à travers ces étudiants, donc il était important d’avoir six personnes avec des profils très différents. Sans chercher à avoir une approche sociologique, nous avons trouvé des profils variés, scientifiques ou littéraires. Ce n’est pas affiché dans le livre, mais on peut deviner leur profil grâce à leur manière de s’habiller ou aux territoires qu’ils fréquentent.
Notre point de référence est un film d’Éric Rohmer, Nadja à Paris (1964), dans lequel il suit une étudiante américaine dans différents lieux parisiens. Elle raconte son rapport avec le territoire, avec Paris qu’elle vient découvrir, et le réalisateur se laisse guider par elle. Nous avons voulu faire la même chose avec ces six étudiants : les laisser nous diriger et découvrir le territoire à travers les paysages qu’ils fréquentent, qui sont pour eux des lieux ordinaires, mais où nous apercevons des choses nouvelles pour nous. Nous nous situons dans une pratique documentaire, mais sans chercher à apporter une forme de vérité : c’est la subjectivité des étudiants qui est à l’œuvre, ce sont eux qui choisissent les endroits à nous montrer. Nous fragmentons aussi, bien entendu, à travers les choix de cadres : donc notre subjectivité est également présente à travers cette sélection.
Benoit Grimbert : Nous n’avions pas vraiment de filtres ni de critères pour sélectionner les étudiants. Ce qui était déterminant, c’était le désir de chacun de rentrer dans notre logique. Nous avons d’abord posé des petites annonces sur les campus, mais ça n’a pas été très efficace. Nous sommes donc allés sur place, à la rencontre d’étudiants. Nous les avons abordés pour leur décrire ce projet autour du Grand Paris. Il y avait toujours une ou deux personnes intéressées, nous devions alors en choisir une par campus. Cela a pris du temps et il fallait accepter une part de hasard : nous ne savions pas qui nous allions rencontrer, si le dispositif allait fonctionner…
Qu’est-ce qui vous a intéressé dans ces parcours ? Comment les six étudiants photographiés permettent-ils de composer des portraits de territoires ?
Hannah Darabi : Le Grand Paris reste assez abstrait : nous sommes en train de vivre ces transformations et nous ne savons pas ce que cela va donner au niveau urbanistique, ce que les paysages vont devenir, comment ils vont se métamorphoser. Nous avons pensé que ce serait bien de montrer la manière de circuler des étudiants sur le territoire, avec des moyens très différents, que ce soit le métro, la voiture, le scooter… Nous nous sommes concentrés sur les trajets qu’ils effectuent le plus souvent : entre le domicile et le lieu d’études, parfois les loisirs – danse, théâtre. Parfois, nous leur avons proposé de nous montrer un lieu particulièrement important pour eux. Par exemple, les Buttes Chaumont étaient un lieu fréquenté par une étudiante, même si ce n’était pas sur son trajet, c’était plutôt lié au loisir.
Ce qui nous plaisait c’était de montrer ces paysages très divers pour avoir un portrait plus complexe de cette région parisienne : montrer à quel point le territoire est fragmenté. Pour éviter l’aspect sociologique, nous avons choisi de supprimer les photos qui racontaient des histoires ou des anecdotes. Nous voulions que les gens puissent s’identifier à ces personnages, mais aussi qu’ils gardent une liberté d’interprétation. Pour cela, il ne fallait pas trop entrer dans les détails. Nous devions donc éviter de restreindre le propos pour inciter à voir ces territoires variés. Ce qui a pris de l’importance au fur et à mesure de notre travail, c’était de montrer ces différences d’aspects, d’usages…
Benoit Grimbert : Il y avait en fait trois entrées : le lieu d’habitation, la fac et les loisirs au sens large. Nous avons demandé à chacun s’ils avaient des attaches particulières à certains espaces ou si d’autres leur semblaient intéressants. s’il y a des choses dans la région parisienne qui leur semblaient plus intéressantes, auxquelles ils avaient une attache particulière. Notre arrière-pensée permanente était que plus la diversité de territoires croisés serait grande, plus ce serait intéressant. Nous étions en demande de déplacements, mais sans les diriger. Nous les suivions dans les usages qu’ils faisaient d’un territoire, tout en restant sensibles aux paysages que nous traversions.
En suivant les étudiants, en nous laissant guider dans le territoire, nous évitions de plaquer des représentations préconçues. Cela permettait de garder une neutralité. La diversité des territoires rencontrés lors des trajets n’est pas du tout calculée ou préconçue, elle est l’effet de ces parcours subjectifs.
Pourquoi avoir fait le choix du noir et blanc ?
Hannah Darabi : Pour commencer, nous avons fait des photos en couleur, et seulement ensuite nous les avons converties en noir et blanc, avec l’idée que cela permettrait d’uniformiser ces paysages qui sont vraiment très différents, par exemple à Paris ou à Saclay. Pour éviter une approche documentaire trop classique, qui présenterait une vérité sur la région parisienne, nous avons travaillé sur les tonalités afin d’éviter la pratique traditionnelle qui consiste à faire ressortir des noirs et des blancs intenses. Nos photos présentent essentiellement des nuances de gris, ce qui, pour les photographes classiques, serait une erreur, mais elle est ici volontaire.
La trame est un autre élément de cette uniformisation. Cette trame qui vient couvrir les photos renvoie à des usages industriels de la photographie : les photos de journaux ou de revues. Cet aspect industriel était important pour nous : cela rend la photo un petit peu moins lisible que ce qui est d’ordinaire pratiqué dans la photographie documentaire.
Enfin, le noir et blanc rend aussi les images intemporelles. À travers les films cités, nous renvoyons aux années soixante, soixante-dix et quatre-vingt. De la même manière, nous voulions poursuivre une réflexion sur le territoire dans un temps long.
Benoit Grimbert : C’est aussi une question de lumière : il y a des jours où le ciel est gris, des jours où il est bleu, et visuellement c’est extrêmement prégnant. Donc si on se retrouve sur une double page avec une photo par temps gris et une photo par plein soleil, cela s’articule plastiquement moins bien. L’uniformisation de toutes les photos leur permet de fonctionner ensemble systématiquement. Sur les doubles pages du livre, nous n’avons jamais choisi quelle image mettre en regard de l’autre. C’est un effet du dispositif graphique et éditorial qui permet à n’importe quelle photo d’aller avec n’importe quelle autre.
Pourquoi avoir fait le choix d’un livre ? Comment avez-vous conçu le montage ?
Benoit Grimbert : Ce qui était important pour nous au départ, c’était d’avoir énormément d’images pour pouvoir montrer la diversité des paysages rencontrés. Le livre était bien adapté pour cela. Dans ce livre, la double page permet vraiment de dynamiser cette variété de lieux. Ce qui nous intéressait dans ces parcours croisés, c’était de mettre le territoire en tension. Nous voulions que dans chaque double page du livre on ait des tensions, des contradictions entre les deux pages. Pour cela, nous suivons un dispositif très précis qui consiste à créer une séquence avec les six étudiants. Dans le livre, on trouve ainsi : la première photo du premier étudiant, la première photo du deuxième, et ainsi de suite jusqu’au sixième, puis on revient sur le premier étudiant. Il y a toujours en vis-à-vis deux étudiants qui sont différents, et donc forcément des territoires qui sont différents.
Nous avons tenté de faire ressentir ces correspondances, ou non-correspondances. Par exemple, une double page très significative de ce point de vue-là montre l’étudiante qui vit à Versailles devant une statue de Louis XIV et, en face, l’étudiant de Saint-Cloud, qui sort d’un Lidl : qu’est-ce que ça génère ? Qu’est-ce que produisent ces croisements ?
Hannah Darabi : Dans notre pratique, nous mettons tous les deux l’objet livre en avant, il a une importance particulière parmi les formes de présentation de notre travail. Pour ce projet, créer un livre faisait particulièrement sens : notre point de départ était un film, et le livre est aussi un médium qui permet une certaine narration, qui conserve un aspect cinématographique. Si on feuillette le livre du début jusqu’à la fin, une histoire est en train de se raconter, même si nous n’avons pas voulu préciser ce que c’est. On mélange ainsi nos travaux avec des textes, des citations très importantes, extraites de six films : Le Joli mai de Chris Marker (1963), Le Pont du nord de Jacques Rivette (1981), L’Amour existe de Maurice Pialat (2006), Le Camion de Marguerite Duras (1977), Permanent Vacation de Jim Jarmusch (1980), et bien sûr le film de Jean-Luc Godard qui donne son titre au projet, Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967). Les citations disent beaucoup de choses par rapport à notre méthodologie et notre regard sur cette région parisienne. Il n’y a pas de texte introductif dans le livre, ce sont les citations qui dévoilent notre manière de penser, de travailler. Ça commence par cette citation de Jim Jarmusch: « Je vais vous raconter une histoire, mais qu’est-ce qu’une histoire, ce sont des points qu’on relie et qui forment une image. » C’est ce que nous avons fait avec les personnages et petit à petit on voit d’autres choses. Des réflexions sur le territoire surviennent.
Ce qui est exposé à la Bpi et aux Magasins généraux est différent du livre. Lorsque les images sont réunies dans un même espace, une autre lecture du projet devient possible. Avec le livre, il y a un rapport intime avec l’objet. On ne peut pas voir quatre photos ensemble, on est restreint à voir une double page et on garde la mémoire des images qu’on feuillette. Dans une installation, toutes les images sont face à nous. Nous aurions pu faire une sélection serrée, mais nous voulions afficher toutes les photos pour garder la logique des personnages qu’on voit et revoit. Si on ne les revoit pas, on pense qu’on ne les a rencontrés qu’une fois : il fallait montrer le choix de les suivre, de la durée, de la persistance. Nous avons choisi d’exposer entièrement le livre et de garder aussi les traits de coupe utilisés par les imprimeurs pour montrer que ça vient du livre, pour rendre visible le processus industriel. Nous ne voulions pas d’un encadrement qui aurait mis les images à distance : nous voulions voir l’objet collé sur le mur.
Dans le cadre de la commande nationale « Regards du Grand Paris » et en coopération avec Les Ateliers Médicis, les photographes Hannah Darabi et Benoit Grimbert ont suivi pendant des mois six étudiants dans leurs habitudes et leurs pratiques, formant ainsi autant de portraits de territoires. Ce territoire spécifique qu’ils occupent, parcourent ou traversent, constitue lui-même une donnée majeure du sujet, permettant aux regards du Grand Paris d’être à la fois ceux des artistes et de ses habitants. Les 192 photographies qui composent le livre issu de ce projet sont exposées dans le Salon Art et littérature de la Bpi pendant tout l’été.
L’exposition « Regards du Grand Paris » rassemble les œuvres des artistes ayant participé aux cinq premières années (2016 à 2021) de la commande photographique du même nom, confiée par le ministère de la Culture aux Ateliers Médicis en partenariat avec le Centre national des arts plastiques (Cnap). Le Grand Paris est un territoire aux contours incertains et à l’identité composite. À travers des écritures photographiques ancrées dans le réel et portées par une nouvelle génération d’artistes, cette exposition partage un récit de cette ville-monde et la révèle, en explorant son histoire, son actualité, son futur, son quotidien, son développement, ses zones d’ombre et de lumière.
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