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Appartient au dossier : Serge Gainsbourg, le temps d’une chanson

L’empreinte des emprunts chez Gainsbourg

Adaptations poétiques, citations littéraires, évocation de personnages, reprise de thèmes musicaux… les chansons de Serge Gainsbourg sont parsemées d’emprunts. Cette intertextualité verbale et musicale alimente et féconde son œuvre, comme l’explique Stéphane Hirschi, professeur de littérature à l’Université Polytechnique Hauts-de-France, spécialiste de la chanson française et inventeur de la cantologie – analyse de la chanson dans sa globalité. Les textes de Gainsbourg sont à l’honneur dans une exposition proposée par la Bpi en 2023.

Photographie en noir et blanc de Serge Gainsbourg assis, cigarette à la main, derrière un bureau entouré d'étagères et de livres
Serge Gainsbourg dans son bureau en 1979 © Christian Simonpiétri / Sygma via Getty Images

Chez Gainsbourg, l’art des emprunts se tisse à l’enseigne du fameux Aux armes et cætera (1979), sa version de La Marseillaise sur une orchestration reggae : le refrain y reprend à la lettre le manuscrit de Rouget de Lisle, en abrégeant chacune de ses reprises par « aux armes, etc. ». Gainsbourg manifeste ici l’un des mécanismes essentiels de son processus créateur : emprunter à autrui un matériau qu’il réinsère au sein de sa propre démarche artistique.

En l’occurrence, pour l’album de 1979 que titre cette chanson, il propose un espace de résonance en français au reggae jamaïcain, à ses rythmes, ses instruments et ses chœurs féminins, avec un double objectif d’universalisation : diffuser un reggae francophone, anobli par un adossement à l’hymne national, et revitaliser un chant que l’histoire avait laissé confisquer par une idéologie ultra-nationaliste. Le coup de force de Gainsbourg, en efficace postmoderne, permet de recombiner cette Marseillaise reggae avec l’élan d’une propagation révolutionnaire, telle que Rouget de Lisle la rêvait à l’origine. Emprunt, dialogisme, déplacement des frontières de la réception : Gainsbourg, avec cette chanson, marque de son empreinte l’histoire pourtant bicentenaire d’un morceau patrimonial, et l’insère dans son propre répertoire, tissu subtil de citations diverses qu’il s’approprie, de son phrasé parlé-chanté (le talk over) jusqu’aux musiques dont il reprend les lignes mélodiques pour mieux les acclimater à l’air de son temps.

Les mots des autres

À l’inverse de ses contemporains Léo Ferré ou Georges Brassens, Gainsbourg a peu mis en musique des poèmes existants. Il connaît néanmoins un vrai succès avec son Baudelaire (1962), adaptation du Serpent qui danse (1857) devenu danse sensuelle, inspirée par le rythme du calypso caribéen. Nombreuses sont les chansons où il emprunte mots ou images à ses auteurs fétiches, d’Arthur Rimbaud à Edgar Allan Poe, Vladimir Nabokov (le sonnet final dans Lolita sert de trame à Jane B. en 1969), Joris-Karl Huysmans, ou Guillaume Apollinaire.

Explicite, La Chanson de Prévert (1962) affiche son jeu de références dès son titre, et joue d’un système d’échos et de reprises avec les Feuilles mortes de « Prévert et Kosma » (1949), auteur et compositeur de la chanson originale, cités comme tels dès le premier couplet. 

De même, Je suis venu te dire que je m’en vais (1973) cite nommément Paul Verlaine, et reconfigure son poème mélancolique Chanson d’automne (1866) pour en faire la matrice verbale d’une chanson d’adieu où le chanteur projette l’état d’âme verlainien dans une adresse à la femme abandonnée : « Tu t’souviens des jours anciens et tu pleures / Tu suffoques, tu blêmis à présent qu’a sonné l’heure […] Tes sanglots longs n’y pourront rien changer ».

Quant à Initials B.B. (1968), on y repère aisément des emprunts à Poe ou à différents poèmes de son traducteur, Baudelaire. Le début du Corbeau de Poe (1845) s’entretisse ainsi à celui d’Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive (1857) de Baudelaire, et la chanson est parsemée de références subtiles au Parfum exotique ou aux Bijoux (1857), entre « clochettes d’argent » et « marque des esclaves », comme autant d’ornements en résonance avec les vers de Baudelaire.

Les airs des autres

Initials B.B. se nourrit de plus d’une mélodie empruntée au premier mouvement de la Symphonie du Nouveau Monde (1893) d’Antonin Dvořák. Ce processus est assumé : Gainsbourg tire par exemple les mélodies de Baby Alone in Babylone (1983), Lemon Incest (1984), ou Jane B. (1969), respectivement de la Symphonie n° 3 en fa majeur (1883) de Johannes Brahms, de l’Étude en mi majeur n° 3, Op. 10 « Tristesse » (1833), et du Prélude pour piano n° 4 en mi mineur (1838), de Frédéric Chopin. 

Cependant, Gainsbourg en change l’orchestration. Il adapte ses emprunts mélodiques à l’air du temps, et tire de ces airs un son pop-rock dont il s’était fait une spécialité à la fin des années soixante : ces morceaux sonnent Gainsbourg.

Les thèmes des autres

L’exposition « Gainsbourg : le mot exact » de la Bpi montre aussi, par de nombreux documents, comment le double maléfique, que Gainsbourg décline pour lui-même en Gainsbarre, s’inspire de Docteur Jekyll et Mister Hyde (1886) de Robert Louis Stevenson, dont il a déjà tiré une chanson en 1968.

De même, c’est le roman Lolita de Nabokov (1955) qui lui inspire le thème de l’érotisation d’adolescentes, dont il joue depuis Élisa en 1969, et qu’il développe en particulier dans tout l’album Histoire de Melody Nelson (1971). Le chanteur assume de se nourrir d’intertextualité, plutôt que d’une posture directement lyrique.

Le bris-colleur postmoderne

À l’image de son Poinçonneur des Lilas (1958), au carrefour d’un souterrain aux allures d’Enfers mythologiques, Gainsbourg s’est donc posté à la croisée des sens. D’abord chanteur de caveau restant loin de la station Opéra, comme empêtré dans une communication difficile, il sublime ensuite sa peu vivace inspiration thématique par un travail de correspondances, de réécritures. Il reconfigure ainsi ses propres expressions d’empêchement, de « Je suis venu te dire que je m’en vais » à « Je t’aime moi non plus », ou « Fuir le bonheur de peur qu’il se sauve », et invente des voiles pudiques pour s’adresser à l’autre. 

Gainsbourg disloque pour mieux éclairer. Le prénom Lætitia est ainsi épelé avec son « e dans l’a » (1963) ; les rimes en yin et yang scandent les aléas amoureux de Comme un boomerang (1975) ; les rimes en « ex » évoquent la séparation tout en prétendant se demander comment l’énoncer dans Comment te dire adieu (1968) ; les syllabes en « av » énoncent de manière cryptée, en argot dit « javanais », un « je vous aime » inavouable dans La Javanaise (1963). 

En recourant à des doubles, à des citations, à des références littéraires ou musicales, l’artiste élabore un processus créatif à partir de ce système de protections démultipliées et diffractées. Une formule le résume : « moi non plus ». Des masques, mais aux reflets fulgurants. Gainsbourg recycle ; mais en orfèvre de haute joaillerie. Avec les mots et les notes d’autrui, en alchimiste postmoderne, il cristallise et transmue. La source externe s’est faite sienne. Elle sonne sienne.

Publié le 06/02/2023 - CC BY-SA 4.0

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« Signé Gainsbourg », par Ludovic Perrin | Magazine du Centre Pompidou, 25 janvier 2023

Le journaliste Ludovic Perrin revient, pour le Magazine du Centre Pompidou, sur les écrits de Serge Gainsbourg, en écho à l’exposition que lui consacre la Bpi en 2023 :

« Profondément influencé par la littérature et la poésie, Serge Gainsbourg était aussi collectionneur de petits papiers, autographes et paperolles, qui témoignent de son rapport quotidien, méticuleux et compulsif à l’écrit. »

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