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Appartient au dossier : Serge Gainsbourg, le temps d’une chanson

Dans la bibliothèque de Serge Gainsbourg

Poète autant que musicien, Serge Gainsbourg a souvent évoqué ses références littéraires, citées plus ou moins allusivement dans nombre de ses chansons. Sans être, de son propre aveu, un grand lecteur, il a régulièrement témoigné de son amour de la littérature et de certains auteurs en particulier. Balises vous propose de découvrir quelques livres appréciés du chanteur, à l’occasion de l’exposition « Serge Gainsbourg, le mot exact » organisée à la Bpi au premier semestre 2023.

Benjamin Constant (1767-1830) – Adolphe

« Nous nous aimions
Le temps d’une chanson »

« La Javanaise », 1963

Gainsbourg, lors d’une interview, reconnaissait en Adophe « le plus beau livre qu’[il ait] jamais lu ». Dans cet entretien de 1968 avec Michel Polac, il ajoutait : « Je suis Adolphe, un personnage destructeur pour les autres et pour lui-même. » En effet, dans cette triste histoire d’amour, Adolphe séduit Ellénore et s’aperçoit, une fois que la jeune femme a fui mari et enfants pour devenir sa maîtresse, qu’il ne l’a sans doute jamais aimée ; après maintes hésitations, il finit par la quitter. Le héros incarne ainsi un mélange de passion et de froideur, dont Serge Gainsbourg s’est inspiré dans de nombreuses chansons où les personnages féminins, passées la séduction et la rencontre sexuelle, ne suscitent plus qu’agacement et mépris. Ainsi, on retrouve sans peine l’ambivalence d’Adolphe dans « Ce mortel ennui » (1958), « Adieu créature (1959), « Sois belle et tais-toi » (1960), etc. 

Edgar Allan Poe (1809-1849) – Histoires extraordinaires 

« J’ai jeté tous mes livres
N’ai gardé de Rimbaud
Rien que Le Bateau ivre
Et Edgar Allan Poe »

« Le Vide au cœur », 1977

Edgar Allan Poe, auteur de contes fantastiques bien connus, est une référence régulièrement mentionnée par Gainsbourg. Il inclut les Histoires extraordinaires dans les livres à emporter sur une île déserte, et propose des citations plus ou moins lointaines de plusieurs textes. Certain·es commentateur·rices voient dans la chanson « Initials B.B.» (1968) une évocation libre du poème « Le Corbeau » de Poe, dans sa traduction par Baudelaire. L’Homme à la tête de chou (1977) met en scène un personnage tourmenté par la folie qui rappelle certains héros de Poe : comme dans la nouvelle Le Chat noir, l’homme à la tête de chou assassine sa compagne Marilou avant de sombrer dans la démence.

Charles Baudelaire (1821-1867) – Les Fleurs du mal

« Baudelaire
Me donne ce soir la chair
De poulette littéraire
Dans mon rocking-chair »

« Rocking Chair », 1978

Charles Baudelaire, poète du spleen et de l’idéal, avait toutes les raisons de séduire Gainsbourg. La vision mélancolique d’un monde corrompu, que seule la beauté peut racheter, se retrouve dans le dandysme affiché par le chanteur, misanthrope et cynique, mais aussi passionné d’art, de peinture et de poésie. En 1961, Gainsbourg met en chanson, sous le titre « Baudelaire », « Le Serpent qui danse », poème extrait des Fleurs du mal. Comme Baudelaire, tour à tour érotisant et diabolisant les femmes, Gainsbourg les glorifie (« Initials B.B.», 1968) autant qu’il les maudit (« Premiers Symptômes » , 1977). D’autres thèmes baudelairiens traversent les chansons de Gainsbourg, sous forme de réminiscence plutôt que de citations directes : on y retrouve par exemple l’horreur d’un quotidien marqué par l’ennui (« Le Poinçonneur des Lilas », 1958), l’alcool comme échappatoire vers les paradis artificiels (« L’Alcool », 1958), le goût d’un ailleurs fantasmé (« Là-bas c’est naturel », 1964), etc.

Joris-Karl Huysmans (1848-1907) – À rebours

« Litanie en Lituanie, je te dédie
Des Esseintes de Huysmans

Ce qui est dit est dit »

« Litanie en Lituanie », 1990

Des Esseintes, héros du roman À rebours de Joris-Karl Huysmans, fait le choix de fuir le monde. Jugeant ses contemporains stupides et déprimé par la modernité, ce dandy se réfugie dans une bicoque de banlieue  dont il fait sa « Thébaïde raffinée » : un lieu d’art et de culture d’où la nature et les humains sont absents. Gainsbourg, qui place dans ses chansons et interviews quelques références au roman, s’en est aussi inspiré pour concevoir la décoration de son logement au 5 bis rue de Verneuil. Il le reconnaît volontiers : « Je suis un puriste, comme des Esseintes de Huysmans. Je reçois la beauté des objets, inconsciemment. Rue de Verneuil, dans mon musée, je leur ai donné à chacun une âme. » (Pensées, provocs et autres volutes, 2006). Comme le héros de Huysmans, Gainsbourg agence soigneusement chaque pièce : murs noirs, dallage en damier, meubles d’antiquaires et œuvres d’art, dont l’emplacement est rigoureusement choisi. Même Jane Birkin, qui y a vécu avec le chanteur, avait l’interdiction de modifier quoi que ce soit à l’aménagement.

Francis Picabia (1879-1953) – Jésus-Christ Rastaquouère

« Comment oses-tu me parler d’amour toi hein?
Toi qui n’as pas connu Lola rastaquouère »

« Lola rastaquouère », 1979

À côté de références beaucoup plus classiques en peinture comme en poésie, le mouvement dada avait une importance particulière pour Gainsbourg. Il en a retenu le goût de la transgression, du cynisme et de la dérision. Parmi les dadaïstes, le peintre Francis Picabia l’a manifestement influencé. Il déclare : « Celui qui n’a pas lu Jésus-Christ Rastaquouère, c’est vraiment le dernier des cons. » Il tire de cet ouvrage, outre le nom de Lola rastaquouère, une citation qu’il affectionne particulièrement : « Moi, je me déguise en homme pour n’être rien » et reprendra en chanson l’aphorisme de Picabia « Je fuis le bonheur pour qu’il ne se sauve pas ».

Vladimir Nabokov (1899-1977) – Lolita

« Non, rien n’aura raison de moi
J’irai t’chercher ma Lolita,
chez les yé-yé »

« Chez les yé-yé », 1964

« Lolita, je l’ai pris en pleine gueule », déclarait Gainsbourg. Fasciné par le roman de Vladimir Nabokov,  il met en musique le poème final du livre. Stanley Kubrick ayant acheté les droits du roman, ce morceau n’a jamais été repris en album pour des raisons de droits d’auteur ; Gainsbourg l’a néanmoins interprété à plusieurs occasions. Outre les références directes au roman, on trouve dans l’univers du chanteur tout un imaginaire autour de cette figure de femme-enfant à la fois ingénue et perverse. Jouant avec l’interdit de la pédophilie, Gainsbourg fait des allusions régulières à Lolita dans l’Histoire de Melody Nelson (1971), les très ambiguës « Sucettes » (1966) chantées par France Gall, ou l’album Lolita Go Home (1975) composé par Gainsbourg et interprété par Jane Birkin. Enfin, jamais avare d’une provocation, Gainsbourg insère quelques allusions sexuelles dans la chanson « Lemon Incest » (1984), en duo avec sa fille Charlotte, treize ans lorsque sort la chanson, figure incestueuse d’une dernière Lolita.

Publié le 09/01/2023 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

En relisant Gainsbourg

Chloé Thibaud
Bleu nuit éditeur, 2021

Cet essai met en lumière le rôle primordial joué par la littérature, particulièrement celle du 19e siècle, dans la vie et dans l’œuvre de Gainsbourg. De Rimbaud à Apollinaire en passant par Huysmans, Poe ou Baudelaire, l’auteure révèle comment l’artiste s’est inspiré des poètes et des écrivains qu’il admirait. ©Electre 2021

À la Bpi, niveau 3, 782.6 GAIN 2

Serge Gainsbourg : Making of d'un dandy

Marie-Christine Natta
Passés composés, 2022

Une gestuelle délicate, une intonation ironique, un mouvement de tête hautain, des Repetto blanches portées pieds nus, autant de détails qui valent à Serge Gainsbourg le titre mérité de dandy, dont on l’honore depuis le début de sa carrière jusqu’à la récente commémoration des trente ans de sa disparition.

Il faut néanmoins aller au-delà du paraître de Gainsbourg, pour en révéler toute la profondeur. Par son orgueil, son obsessionnel souci du self-control, son goût pour l’artifice et la sophistication, son culte du beau et de l’originalité, le chanteur a toute sa place dans la famille sans chaleur des dandys du 19e siècle, ceux qu’il préfère. En peuplant sa maison d’objets superflus, en achetant une Rolls qu’il laisse au garage, en perdant chaque matin deux ou trois heures à ne rien faire, Gainsbourg se laisse toucher par l’inutile qu’il appelle « la grâce des dieux ».

Dans ce livre novateur et lumineux, Marie-Christine Natta montre que le dandysme est pour Gainsbourg bien davantage qu’un bel ornement : comme chez Barbey d’Aurevilly, Baudelaire et Oscar Wilde, il fonde sa personnalité, son esthétique et sa morale. [résumé de l’éditeur]

À la Bpi, niveau 3, 782.6 GAIN 2   

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