Interview

Appartient au dossier : Dans les pas de Corto Maltese

Au-delà de l’Histoire, l’aventure
Entretien avec Michel Pierre

Histoire - Littérature et BD

Corto Maltese - La Jeunesse ©1985 Cong S.A. Suisse - Tous droits réservés.

Dans ses aventures, Corto Maltese a bourlingué à travers le monde, de l’Europe à l’Amérique du Sud, de l’Asie à l’Afrique, en passant par les mers du Pacifique, durant le premier quart du 20e siècle. L’historien Michel Pierre décrypte le regard que le héros porte sur les peuples qu’il rencontre, à l’occasion de l’exposition « Corto Maltese. Une vie romanesque » qui se tient à la Bpi du 29 mai au 4 novembre 2024.

L’histoire et la géopolitique servent de trame ou de décor aux aventures de Corto Maltese. Est-ce lié à la vie d’Hugo Pratt ?

Toute aventure de création est aussi une aventure autobiographique. Hugo Pratt a bougé toute sa vie. En 1937, à l’âge de dix ans, il quitte Venise pour rejoindre son père, qui travaille pour la puissance italienne coloniale en Éthiopie. Quand l’armée italienne perd le contrôle du pays, il est rapatrié avec sa mère tandis que son père, retenu prisonnier, décède en 1942. Ils s’installent en Italie du Nord, dans le contexte extrêmement chaotique de la fin du fascisme et de la Seconde Guerre mondiale. En 1951, il gagne Buenos Aires pour y travailler comme auteur de bandes dessinées, et découvre ainsi l’Amérique latine. Il séjourne ensuite à Londres, en Italie, puis en France, avant de s’installer définitivement à Lausanne. Entre-temps, Pratt n’a cessé de multiplier voyages et séjours à travers le monde avec une insatiable curiosité que l’on retrouve parfaitement dans les aventures de Corto Maltese.

Comment Hugo Pratt donne-t-il corps aux faits dans son récit, sans donner de leçon d’histoire ?

Dans chacun des albums du cycle de Corto Maltese, Hugo Pratt fait preuve d’une connaissance fine des conflits du début du 20e siècle. Mais tout en traitant d’événements graves, il n’est jamais sentencieux ou péremptoire et laisse toujours place à une forme d’ironie, en ne jugeant ni les lâchetés des uns ou les faiblesses des autres. Il aime aussi glisser des anecdotes farfelues, comme dans La Maison dorée de Samarkand où il invente un échange téléphonique entre Corto Maltese et Staline, ou quand il met en scène Jeanne d’Arc dans Les Helvétiques, ironiquement nommée « télégraphiste de Dieu » du fait de sa propension à entendre des voix.

Cet imaginaire auto-ironique nécessite une culture fine, sur laquelle Pratt s’appuie pour laisser voguer son imagination en toute liberté. Ainsi le dernier album de Corto Maltese, Mû, la cité perdue, est un mélange de références aux cultures anciennes d’Europe et d’Amérique latine. 

Certains personnages réels sont représentés dans les aventures, d’autres, fictifs, rappellent étrangement des personnages historiques. Dans quel but Hugo Pratt entretient-il ces confusions ?

Tout récit romanesque inscrit dans un temps donné convoque des personnages ayant existé. Mais Hugo Pratt mentionne également des créateurs dont l’œuvre l’a inspiré. Ainsi, dans La Jeunesse, il met en scène la rencontre de Corto Maltese avec Jack London, correspondant en Corée lors de la guerre russo-japonaise. Il se raccroche ainsi à la réalité, afin d’illustrer une situation géopolitique complexe. De même, toute présence d’écrivains, d’hommes politiques ou militaires donne une force supplémentaire au scénario, que ce soit d’Annunzio dans Fable de Venise, le Cangaceiro Corisco dans Sous le signe du Capricorne, le massacreur Enver Bey dans La Maison dorée de Samarkand ou Hermann Hesse dans Les Helvétiques.

Hugo Pratt invente son héros en 1967, à la fin du grand mouvement de décolonisation, mais les aventures de Corto Maltese évoquent la Première Guerre mondiale ou ses conséquences sur l’immédiate après-guerre. Est-ce pour mieux parler de l’incidence de la colonisation sur les peuples colonisés ?

La question de la colonisation et de la décolonisation est évidemment présente dans les aventures de Corto Maltese. Hugo Pratt fait évoluer son héros dans une époque qu’il connaît bien, quand la puissance occidentale dominait encore le monde, mais que débute son déclin. Néanmoins, il n’y a jamais de discours idéologique pesant ou militant. Par exemple, le personnage de Cush, le guerrier afar avec qui s’allie Corto dans Les Éthiopiques, fait plusieurs fois allusion aux futures luttes d’indépendance du continent africain, mais tout est sous-entendu. Pratt s’intéresse aussi à ceux qui, en situation coloniale, ne renient pas un engagement, même envers la puissance dominante. Ainsi, dans la dernière histoire des Éthiopiques, qui se déroule au Tanganyika, sont évoqués les hommes-léopards, une troupe auxiliaire noire au service du colonisateur allemand.

Fréquemment, en arrière-plan, transparaît la fascination d’Hugo Pratt pour l’Empire britannique et le romantisme qui y est associé. Ce n’est sans doute pas un hasard si Corto est né à Malte, est domicilié à Antigua et possède une belle demeure à Hong-Kong, des territoires de la Couronne anglaise. Mais Pratt a aussi une évidente considération pour ceux qui luttaient contre cet empire.

Le dessin est-il exotisant et caricatural ou au contraire réaliste et fidèle ?

Pour les récits en Afrique orientale ou en Amérique, Hugo Pratt s’appuie sur ses souvenirs et ses voyages. Lorsque lui manquent un décor, un objet, une géographie, il s’appuie sur sa vaste bibliothèque et sur sa connaissance du cinéma documentaire ou de fiction. Mais Pratt aime tout transformer au gré de son imagination, y ajouter de la fantaisie. Ainsi, les décors sont vrais, les costumes, les masques ou les tatouages sont absolument authentiques, mais pour des raisons esthétiques d’épure et de simplicité de la ligne, il mélange des attributs de différents peuples. Par exemple, des motifs inspirés des textiles Paracas, une civilisation précolombienne installée jadis au Pérou, peuvent servir de décor pour une scène se déroulant en Guyane hollandaise. Il a le souci du détail et du réalisme, mais il n’y a pas de réalité historique ou géographique. Ce sont des compilations de motifs décontextualisés, l’essentiel étant d’embarquer le lecteur dans une ambiance. Tout son art réside dans le bonheur du vrai, du faux et du semblant : ça semble être ça, ce n’est pas complètement ça et ça l’est en même temps.

Comment interpréter les paroles, parfois racistes, prononcées par certains personnages et les surnoms donnés ? Quel regard l’auteur et le héros portent-ils sur les peuples autochtones ?

Vous faites sans doute allusion à l’utilisation du terme « cannibale » que l’on trouve dans La Ballade de la mer salée, mais il faut recontextualiser ces propos. En créant un grand récit d’aventures en 1967, Hugo Pratt prolonge la longue tradition de marins, de pirates, d’îles dangereuses, de pratiques comme la « chasse aux têtes » documentées par les ethnologues occidentaux. Dans ces passages quelque peu obligés, il laisse toujours poindre une forme d’ironie. Il est certainement l’auteur que l’on peut le moins soupçonner de racisme. Lorsqu’il montre des personnages qui en font preuve, c’est évidemment pour en dénoncer la bêtise et l’absurdité. Corto Maltese, aussi, a une très grande ouverture d’esprit et il établit toujours un bon contact avec les personnes d’autres cultures, hors de l’Occident.

Finalement, Corto Maltese est-il aussi neutre qu’il le prétend ?

Je ne suis pas certain que le terme de neutralité pouvant signifier l’indifférence soit le bon. Pour Corto Maltese, il y a des limites à ne pas franchir et des valeurs à préserver, telles que l’amitié, la liberté et la justice. Corto Maltese n’est pas toujours spectateur : il prend les armes contre des esclavagistes en Amazonie et, partisan de la cause irlandaise, il fait sauter le quartier général des forces britanniques à Dublin. Corto Maltese donne parfois l’impression de naviguer à l’estime mais, en réalité, il suit une direction claire.


Chronologie

  • Corto Maltese naît le 10 juillet 1887, à La Valette (Malte), d’un père marin anglais et d’une mère gitane de Séville.
  • Il passe son enfance à Gibraltar et Cordoue.
  • En 1904, il est en Mandchourie, lors de la guerre russo-japonaise : La Jeunesse.
  • Entre 1913 et 1915, il sillonne le Pacifique Sud : La Ballade de la mer salée.
  • En 1916 et 1917, il est en Amérique du Sud et dans les Caraïbes : Sous le signe du Capricorne et Corto toujours un peu plus loin.
  • D’octobre 1917 à avril 1918, il est en Europe où ses aventures le conduisent en Italie, en France et au Royaume-Uni, au cœur des combats de la Première Guerre mondiale : Les Celtiques…
  • … avant de rejoindre l’Afrique orientale jusqu’en octobre 1918 : Les Éthiopiques…
  • … puis de traverser la Chine, la Mandchourie et la Sibérie de novembre 1918 à avril 1920 : En Sibérie.
  • En avril 1921, il est à Venise : Fable de Venise.
  • En décembre 1921, il part de Rhodes pour aller en Turquie et en Azerbaïdjan, avant d’atteindre la frontière qui sépare l’Afghanistan et l’Empire des Indes en septembre 1922 : La Maison dorée de Samarkand.
  • En juin 1923, il retourne en Amérique du Sud, et séjourne en Argentine : Tango.
  • En 1924, il visite les villages suisses du Tessin : Les Helvétiques.
  • Enfin, en 1925, il reprend la direction des Caraïbes et de l’océan Pacifique : Mû, la cité perdue.

Publié le 13/05/2024 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Corto Maltese 1904-1925. Récits du Monde, Escales du Temps

Michel Pierre (dir.)
L'Histoire, 2013

Dans ce hors-série de la revue L’Histoire de juillet 2013, Michel Pierre convie les historiens à se pencher sur la version de l’histoire proposée par Hugo Pratt à travers les aventures de son héros, Corto Maltese.

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet