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Appartient au dossier : Peur et jeu vidéo

Faut-il encore avoir peur des jeux vidéo ?

Objet d’une panique morale au tournant des années 2000, le jeu-vidéo est devenu un pilier de l’industrie culturelle et médiatique mondiale. En écho au festival Press Start 2024 et avec la complicité du psychiatre Serge Tisseron, Balises revient sur les différentes craintes suscitées par ce média et analyse les nouveaux risques auxquels cette industrie doit faire face.

Mise en scène d'une figurine de Luigi, tenant un couteau planté dans la figurine d'un autre personnage (Toad). Du ketchup fait office de sang
Casey Fleser, CC BY 2.0, via flickr.com

Le 20 avril 1999, treize personnes perdent la vie dans un massacre perpétré par deux lycéens dans leur établissement de Columbine (Oregon, USA). Les États-Unis sont sous le choc et un débat houleux s’engage sur les causes profondes de cette violence. Dans un pays qui compte pourtant près de 400 millions d’armes à feu en circulation, un coupable inattendu est désigné : les jeux vidéo. 

Pour de nombreux·euses expert·es, politicien·nes et familles de victime de l’époque, cette barbarie prend racine dans l’addiction des deux tueurs aux jeux vidéo. En particulier ceux reproduisant des univers violents, comme Doom ou Redneck Rampage.

Panique morale

Cette corrélation supposée entre violence virtuelle et violence réelle déclenche ce que les sociologues nomment une « panique morale ». Elle survient quand « une condition, un événement, une personne ou un groupe de personnes est désigné comme une menace pour les valeurs et les intérêts d’une société »1. Ce phénomène est alimenté par des « entrepreneurs de morale » (élites politiques, médias, intellectuel·les, etc.), dont l’objectif est d’amplifier l’indignation sociétale face à une évolution qu’ils réprouvent. 

En France, c’est notamment l’association Familles de France qui tenait ce rôle. Au début des années 2000, elle déploie une importante stratégie médiatique pour contrecarrer le développement de l’industrie vidéoludique, au nom de la « protection des enfants ». 

Ce n’est pas la première fois que la société s’alarme face à une innovation culturelle. Au 19e siècle, les romans-feuilletons étaient accusés d’inciter à l’insurrection et la criminalité. Plus tard, le rock a été perçu comme un vecteur de dépravation et de satanisme, le cinéma pousserait aux actes criminels, tandis que le jazz aurait incité au suicide. Les jeux vidéo s’inscrivent dans cette lignée de boucs émissaires culturels.

Un contexte propice à l’angoisse

Pour Serge Tisseron, psychiatre et docteur en psychologie, la panique morale ayant accompagné l’essor des jeux vidéo s’explique par quatre facteurs principaux.

D’abord une rupture générationnelle. « Beaucoup de parents, contrairement à aujourd’hui, n’avaient pas connu les jeux vidéo pendant leur enfance », explique-t-il. Ne maîtrisant que trop peu les codes de ces mondes virtuels et ludiques, ils ont aisément adopté des postulats alarmistes. Ensuite, la concurrence médiatique faisait rage. « Les jeux vidéo étaient perçus comme une menace par la télévision qui craignait de perdre son audience la plus jeune. Elle a donc grandement participé à la diffusion de messages anxiogènes », analyse le psychiatre. Il ajoute que les jeux vidéo de l’époque « ne se jouaient pas en réseau et restaient très élémentaires, contrairement à aujourd’hui où ils revêtent un aspect de sociabilité important ». Cette caractéristique a pu alimenter la crainte de joueur·euses trop isolé·es pour faire face à des situations violentes. Enfin, cette addiction était encore incomprise : « L’OMS n’avait pas encore introduit le concept de « trouble du jeu vidéo » (game disorder), et sa différence avec les autres addictions n’était pas encore bien établie », rappelle Serge Tisseron.

Ainsi, par un concours de facteurs alliant ruptures générationnelles, logiques médiatiques et spécificités technologiques, la panique morale autour des jeux vidéo a pu prospérer, avant de progressivement s’estomper au fil des années.

D’une peur à l’autre 

Les jeux vidéo ne suscitent plus les mêmes craintes qu’il y a 25 ans, même si certains entrepreneurs de morale s’évertuent à les diaboliser. « J’entends de plus en plus de gens dire que le degré de violence dans les jeux vidéo façonne réellement leur état d’esprit », déclarait Donald Trump suite à la fusillade de Jacksonville en 2018 (17 morts), dans un déni total du problème de la circulation des armes dans son pays. Pourtant, la communauté scientifique a largement réfuté le lien entre jeux vidéo violents et passage à l’acte.

Une étude publiée en 2015 dans l’American Journal of Psychology intitulée « La violence dans les jeux vidéo et le « monde réel » : la rhétorique contre les données », était particulièrement éloquente. Les auteur·ices ne relèvent « aucune preuve » d’une corrélation entre la pratique de jeux vidéo violents et l’augmentation de la violence réelle. De manière inattendue, leurs travaux démontrent même que le succès commercial des jeux vidéo violents (Call of Duty par exemple) « coïncide avec une diminution significative de la criminalité violente dans le pays ».

Fond d’écran de DoomGuy, le personnage principal de la franchise Doom (SoftWare)

Aujourd’hui, plus de 7 français sur 10 jouent aux jeux vidéo, au moins occasionnellement. Le chiffre d’affaires du secteur a dépassé les 6 milliards d’euros en 2023 pour l’Hexagone. Force est de constater que si les jeux vidéo avaient dû générer de la violence, comme le craignaient leurs détracteur·ices, nous vivrions actuellement dans une société bien plus barbare qu’elle ne l’est déjà.

D’inquiétantes stratégies addictives

Si la violence est globalement sortie du collimateur des expert·es, l’industrie du gaming n’est pas sans susciter d’autres inquiétudes. Les stratégies d’addiction développées par les éditeurs sont particulièrement scrutées. « Elles sont inspirées de celles utilisées dans les jeux de hasard et d’argent », alerte Serge Tisseron. Sans en être nécessairement conscient·es, les joueur·euses sont incité·es à garder la manette en main par des « manipulations invisibles » : la baisse automatique de la difficulté après une série d’échecs, ou les systèmes de récompenses. 

Ces mécanismes se concrétisent notamment à travers le phénomène de « FOMO » (Fear Of Missing Out), c’est-à-dire la peur de manquer quelque chose. Séverine Erhel, maîtresse de conférences en Psychologie cognitive et Ergonomie, le décrit comme une « forme d’anxiété chez certains joueurs issue de la peur de rater un évènement ou une opportunité en temps limité dans le jeu, ce qui les pousse à se connecter et à jouer davantage ».

Serge Tisseron plaide pour une nouvelle écologie du jeu-vidéo. Elle consiste d’une part à « mieux éclairer les joueurs sur la conception algorithmique des jeux vidéo ». D’autre part, il invite la communauté scientifique à mieux considérer les environnements familiaux et amicaux dans le traitement des troubles du jeu vidéo (gaming disorder).

Un avenir à écrire

Vingt-cinq ans après la tragédie de Columbine, les jeux vidéo ont acquis une légitimité culturelle indéniable. De menace fantasmée, ils sont devenus une pierre angulaire du divertissement et des loisirs culturels partout dans le monde. Leur reconnaissance artistique s’est également affirmée, comme en témoigne l’entrée de jeux emblématiques dans les collections permanentes du MoMA de New York dès 2012.

À l’heure où le métavers se profile à l’horizon, nul doute que de nouvelles questions viendront alimenter notre rapport à ces mondes virtuels en perpétuelle expansion. L’enjeu sera de trouver un équilibre entre les opportunités offertes par ces univers numériques et la nécessité de préserver notre bien-être individuel et collectif. 

Sans (re)tomber dans un état de panique, la société devra naviguer entre l’enthousiasme pour ces nouvelles formes d’expression et de socialisation, et la vigilance face aux risques potentiels qu’elles comportent.


  1. 1. Cohen, Stanley, Folk devils and moral panics, London: Mac Gibbon and Kee, 1972 ↩︎

Publié le 23/09/2024 - CC BY-SA 4.0

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À la Bpi, niveau 1, GE JEU S

Enfants sous influence. Les écrans rendent-ils les jeunes violents ?

Serge Tisseron
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Aucune image n’entre en nous sans que nous ne l’ayons d’abord désirée. Elle correspond au désir de mettre des représentations sur ce qui est d’abord éprouvé dans le corps, douceur de vivre ou horreur sans nom. Le problème est que si les images ont le pouvoir de nous faire renouer le contact avec des parties habituellement inaccessibles de nous-mêmes, elles ne nous en donnent pas la clé.

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