Interview

Appartient au dossier : Plastiques documentaires

Des films en forme d’inventaires
Entretien avec Pauline Horovitz

Arts - Cinéma

Pleure ma fille, tu pisseras moins, de Pauline Horovitz, © Quark / ARTE France - 2011

Les films de Pauline Horovitz ont souvent en commun des inventaires : d’objets, d’expressions, de personnes, d’avis ou de préjugés. Elle explique à Balises ses rapports aux objets et aux individus, et son processus de création, alors que plusieurs de ses films, notamment des courts métrages, sont programmés par la Cinémathèque du documentaire à la Bpi dans le cadre du cycle « PFéminin singulier, formes du réel » en juin 2023.

Pourquoi faire de ces accumulations un sujet de plusieurs de vos films ? S’agit-il pour vous de dresser des listes, ou plutôt de peindre un tableau ?

Il y a à la fois un côté liste, c’est vrai, et une tentative d’épuisement à la Perec, pour réaliser une description quasi encyclopédique de ce qui se présente à moi, et des gens que je vais filmer. Les accumulations m’attirent par leur côté spectaculaire. C’est comme si les objets avaient une vie indépendante.

Je suis fascinée par notre biotope d’hommes contemporains entourés de tas d’objets. J’ai lu dernièrement des articles sur les pollutions au plastique, c’est terrible… et fascinant. Ces montagnes de déchets, on dirait des installations d’art contemporain, comme celles de Christian Boltanski, mais à une échelle monstrueuse. Cela me rappelle aussi le travail d’un photographe canadien que j’ai découvert quand j’étudiais aux Beaux-Arts de Rueil, Jeff Wall. Il recrée des accumulations pour ensuite les photographier.

Pour vivre, je préfère un intérieur un peu japonisant, très ascétique (ou plutôt j’en rêverais, mais c’est parfois compliqué à mettre en pratique), mais pour filmer, pour dessiner ou peindre, j’ai beaucoup de mal avec des intérieurs dépouillés, nus. J’aime quand il y a des choses à se mettre sous la dent. Je ne sais pas si les gens ont conscience de tout ce qui se dit d’eux, à travers ces objets accumulés, qu’il s’agisse d’une étagère de poupées folkloriques, d’un vase rempli de brosses à dents surnuméraires ou des stocks de nourriture chez mon père. C’est à la fois attirant et très angoissant. Il y a quelque chose qui se donne à voir de notre intériorité ou de notre psyché. 

Parler d’accumulations me fait penser également aux natures mortes du 18e siècle, et plus précisément à ce tableau de Jean Siméon Chardin, La Raie, où figurent une raie sanguinolente, des poissons, des huîtres, enfin un ensemble de choses très disparates, à la fois ordinaires et intrigantes. Cette accumulation m’a toujours fascinée. J’ai l’impression que ce procédé me permet de parvenir à toucher le spectateur par un détail inattendu, qui accroche le regard, ce que Roland Barthes appelait le « punctum » en photographie. 

Mais ce qui m’a amenée en premier lieu à filmer des objets, je m’en suis rendue compte il y a peu, c’est un interdit familial, qui n’est pas sans rappeler l’interdit biblique de la représentation de la figure humaine. Comme beaucoup d’étudiants en art, j’ai commencé par vouloir enregistrer les « histoires de la guerre » de ma grand-mère, avec un petit enregistreur. Tollé général quand j’ai débarqué fièrement avec un enregistreur mini-disc (c’était en 2002)… Rien ne devait être enregistré, même par moi. Je suppose que c’est parce que ces histoires étaient tellement infernales que les enregistrer, c’était les rendre visibles, se rendre visible et se mettre en danger. Alors, il ne m’est resté que les objets, c’était les seuls à « parler ». Et ce qu’ils disaient, c’était la catastrophe originelle, la guerre, les morts qui n’ont pas de tombe.

Une amie, Béatrice Leca, qui est productrice radio, m’a dit que dans la maison abandonnée de mon court métrage Les Appartements (qui ressemble à la photo de Jeff Wall, La Chambre détruite), on dirait que tout le monde a été assassiné, que tout a été pillé, on se croirait sur une scène de crime – et, en vérité, c’en est une. En même temps, il n’y a rien de vraiment étrange, des lampes, des vélos, des lits, des boîtes, un piano : c’est comme si l’ordinaire des choses – le désordre, la poussière, les objets quotidiens – avait été décuplé et fixé là par un fou. Il y a une sorte d’accusation ou de hurlement horrible dans ce désordre. C’est comme si on entrait dans la tête de quelqu’un, dans une zone où, à la fois, tout continue et tout est arrêté ; en fait, on dirait un souvenir ou un cauchemar ; mais le fait que ce soit un lieu réel est sidérant.

Les objets, c’est tout ce qui reste quand les gens ont disparu ou qu’on les a fait disparaître. C’est tout ce qui restait dans les camps, que les nazis n’avaient pas pensé ou pas eu le temps de détruire : des piles de vêtements, de valises, de lunettes.

Donc au départ de mon intérêt pour les objets, c’était ça : le silence, la figure humaine absente. Qu’est ce qu’il reste à filmer ? Des objets. Qui sont la seule trace, archéologique, de ceux à qui ils appartenaient.

Vous soulignez notamment cette accumulation à l’image par un montage rapide, rythmé, qui fait s’enchaîner les prises de parole. En quoi le format de la liste ou du patchwork nourrit-il votre processus créatif ? 

L’enchaînement tient à mon goût pour la narration à la « marabout-bout de ficelle », cette ritournelle qui lie les mots par leur sonorité. J’adore le montage qui procède par coq-à-l’âne. Le documentariste américain Alan Berliner réalise un montage très virtuose sur ce mode du « marabout-bout de ficelle » qui permet d’assembler des matières très hétéroclites, comme des archives type found-footage, des images contemporaines et des dialogues avec son père.

Pour ma part, cela me permet aussi de composer avec mes défauts et mes qualités de filmeuse. Je pars d’une matière très proliférante, qui va dans tous les sens, qui brinquebale, pleine d’accidents et d’imprévus. Les monteurs avec qui je travaille aiment beaucoup, mais cela peut faire peur à d’autres, parce qu’il faut vraiment avoir un goût pour le jeu. C’est comme ces casse-têtes de type Rubik’s Cube. Il me semble que cela correspond à la façon dont nous fonctionnons, dans notre tête. On pense par association d’idées : un détail complètement anodin vous fait penser à une chose, puis on embraye sur un autre sujet, pour revenir à l’idée première. Il me semble qu’on est tout le temps traversé par ce type de pensées, dans la vie de tous les jours, même quand on fait ses courses – surtout quand on fait ses courses.

L’idée de montage est-elle présente dès l’écriture de vos films ou se présente-t-elle a posteriori ?

Ce n’était pas prévu au moment où j’ai réalisé mes premiers films, que je montais seule. L’Instinct de conservation est le dernier film que j’ai monté seule. J’écrivais la voix, je m’enregistrais, puis je la calais avec les images, je la refaisais. Tout se faisait en même temps, et à l’oreille. Dans ce film, il y a aussi la musique de Martin Wheeler, qui amène un autre contrepoint en plus de la voix off.

Pour les films suivants, c’était prévu, au sens où, quand j’ai écrit Pleure ma fille…, j’avais vraiment conscience que ça allait être un film avec de nombreux personnages, que j’allais faire se répondre et se contredire les uns les autres. Je voulais réaliser une galerie de portraits, dans une maison où tout le monde prend la parole et expose son point de vue. J’aime beaucoup le fait qu’il n’y ait pas un point de vue univoque. Le film a vraiment été écrit comme ça. Alan Berliner raconte aussi des choses en voix off dans ses films, et il est sans cesse torpillé par ses personnages, qui eux-mêmes se contredisent entre eux. Cela produit des effets comiques, et cela donne, je crois, une place au spectateur. J’ai l’impression que ça fait rentrer tout le monde dans l’histoire.

La confrontation des images et des points de vue, le rythme du montage, votre propre place en tant que personnage, tout cela donne à vos films de l’humour et de la légèreté. Ce ton enlevé pour évoquer des sujets complexes et parfois graves est-il un choix ou un résultat ?

J’ai toujours un peu de malice ou d’ironie par rapport à tout ce que je filme ; je me l’applique à moi-même aussi. On dit que l’humour est la politesse du désespoir. Je ne veux pas rajouter une couche de désespoir à ce qui est déjà assez noir. Évidemment, j’essaye de ne pas trop en faire, que ce ne soit pas gratuit. C’est un équilibre délicat à trouver. Lorsque j’ai réalisé mon autoportrait dans Tout a commencé par le sourire, j’étais très inconsciente de ce que cela pouvait renvoyer. Je me rappelle qu’à l’époque, mes professeurs de vidéo trouvaient cela courageux. Je ne comprenais pas où était le courage. Je parlais de mes défauts physiques, mais ils n’étaient pas bien graves, il y a des handicaps autrement plus sérieux. 

C’est aussi une tendance familiale de relativiser par l’humour : mon frère et ma sœur, une partie de mes cousins, sont comme cela. Nous aimons beaucoup nous moquer de nous-mêmes et de la vie, essayer de nous divertir des choses un peu ingrates qui nous arrivent, de l’aspect chaotique et absurde de la vie.

Vous avez fait des études de philologie et vos films sont des concentrés de paroles, qui entrechoquent des voix, des manières de parler et des points de vue différents. Comment utilisez-vous cette attention à la langue, à la prosodie des personnages, pour raconter des histoires ? Est-ce que vous portez une attention particulière aux dialogues de vos personnages, dès l’écriture ? 

Oui, j’y porte une grande attention. D’ailleurs, je me dis parfois que je ne fais pas vraiment des films, mais plutôt des petites pièces de théâtre, sauf que je n’écris pas les dialogues à l’avance. Cela commence au casting, quand je rencontre les personnes. Certaines sont des personnages dans la vie. Oscar Wilde disait que la nature imite l’art, il y a des gens qui imitent naturellement des personnages de fiction. Je les choisis pour cette particularité. Et cela passe beaucoup par leur façon de parler. Mon travail consiste à capter cela et à le rendre visible. Au montage, je privilégie la façon dont c’est dit plutôt que ce qui se dit. C’est un travail à l’oreille où il est question d’écoute, de rythme et de musique. Parfois, des paroles paraissent très plates sur le papier mais c’est la façon dont elles sont dites, dont les silences tombent, l’intonation ou les gestes qui les accompagnent, qui les rendent intéressantes. Il y a une puissance d’incarnation dans la voix et la gestuelle. C’est cela que je cherche. Avec ma monteuse, nous travaillons vraiment de façon musicale.

Pauline Horovitz, dans son film, se regardant comme dans un miroir
Pleure ma fille, tu pisseras moins, de Pauline Horovitz, © Quark / ARTE France – 2011

Dans vos films se trouvent des galeries de personnages hauts en couleur, y compris dans votre famille. Quelle relation entretenez-vous avec eux, en amont du tournage et au moment des entretiens, pour leur donner cette liberté de parole à l’image ? 

Les personnes que je filme jouissent d’une liberté totale, mais je reste la maîtresse du jeu parce que c’est moi qui fais le film, qui dirige, et qui fais les choix. Après, je ne fais pas du cinéma naturaliste. Je fais travailler les gens, qu’ils soient de ma famille ou non, comme des comédiens à qui je demande des exercices d’improvisation. J’installe mon cadre, je leur fais choisir leur costume, j’instaure une dynamique de travail – le lieu de tournage, même si c’est une cuisine ou un salon encombré, devient un plateau –, je donne quelques indications pratiques. Je leur donne le thème du film, et je leur demande d’improviser à partir de celui-ci et de me dire tout ce qui leur passe par la tête : pour parvenir à dépasser les discours convenus, à susciter l’imprévu, de façon à récolter une matière vivante. Le cadre de la caméra, du film, crée un nouveau territoire, où on peut se rencontrer d’une façon différente de la vie, et se montrer plus libre, notamment en parole.

Quand il s’agit de membres de ma famille, j’ai souvent une idée de l’arrière-plan, de leur univers mental, parce que je les connais par cœur. Quand ce sont des inconnus, je dois apprendre à les connaître, comme les zoologues avec qui j’ai fait plusieurs pièces sonores, puis Chauve-souris mon amour, sur une période de quinze ans. La première fois que je les ai rencontrés, c’était dans le cadre d’un atelier de création radiophonique, on s’était parlé quelques minutes au téléphone. Quand je suis arrivée au Muséum, il y a eu une espèce de connivence immédiate ; ils m’ont accordé leur confiance, on a pu travailler ensemble, et on s’est dit qu’on allait continuer.

Il arrive aussi que je découvre les personnes sur le tournage. C’est une question de feeling, et de rencontre (des deux côtés). Dans la série Peur sur la ville, autour des légendes urbaines sur les animaux en ville, les personnes interrogées étaient plus ou moins liées au sujet (j’ai même réussi à donner un petit rôle à mon père, qui était très éloigné de la thématique). Elles devaient répondre, de la façon la plus spontanée possible, à la question : « Est-ce que vous avez entendu parler de la légende du crocodile des égouts ? ». Et parfois, il se passe quelque chose d’inattendu, pour eux comme pour moi, lors de ces exercices d’improvisation filmée. J’essaie de saisir l’effet très puissant de la pensée et de la parole qui surgissent, comme ça, d’un coup.

Des personnes filmées font parfois des apartés et vous demandent de ne pas les enregistrer. Pourtant, vous prenez un malin plaisir à conserver cet échange, ça fait partie d’un jeu ?

Oui, c’est un jeu, en premier lieu avec le spectateur, à qui je montre la règle du jeu. Dévoiler la fabrication du film (la mise en place, mes passages dans le champ, les apostrophes et les protestations qui me sont adressées), c’est une question d’honnêteté : il y a quelqu’un qui met en scène, c’est du cinéma, il ne faut pas tout prendre pour argent comptant.

Et en même temps, j’ai l’impression paradoxale que montrer les coulisses du film accentue son côté romanesque. Parce que c’est une convention en littérature, comme dans les nouvelles d’Arthur Schnitzler ou de Stefan Zweig, celle du narrateur à la première personne, qui relate les circonstances de sa rencontre avec les personnages dont il raconte l’histoire, leurs réticences, et le récit-cadre est tout aussi fictif que le récit enchâssé.

De garder certains de ces moments, où les personnes que je filme regimbent ou me remettent à ma place, permet de faire de moi, en tant que filmeuse-narratrice, un personnage, pris à son tour dans le récit en train de se faire, et qui se retrouve sur un pied d’égalité, ou presque, avec les personnes filmées. Car je ne suis pas supérieure à ceux que je filme, même si c’est moi qui ai le pouvoir – et donc une immense responsabilité.

Après, les personnes que je filme ne sont pas dupes, elles voient bien que je suis en train de filmer (je filme avec un trépied comme au temps des frères Lumière, et une caméra bardée de micros, qui est tout sauf discrète), et savent que je n’en ferai qu’à ma tête. Je me demande si ces protestations ne sont pas une sorte de précaution rhétorique, pour elles-mêmes, ou pour leur entourage, je ne sais pas. Comme si le fait de protester pour la forme les autorisait ensuite à prendre la liberté de dire les choses, d’agir avec une plus grande marge de manœuvre ; comme si le film permettait un instant de se mettre face à soi, face à son histoire. Mais je m’illusionne peut-être. Peut-être que ce qui se joue dans leurs réticences, c’est l’opposition entre mon besoin de rendre visible certaines choses et leur force pour les invisibiliser pour vivre, l’opposition entre mon désir de récit et leur volonté de ne pas être réifié dans ce même récit.

La relation filmeur-filmé n’est pas un long fleuve tranquille, et c’est difficile d’être avec les autres, que ce soit sa famille ou des inconnus. « Vivre c’est passer d’un espace à l’autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner » écrivait Georges Perec au début d’Espèces d’espaces. Je crois que c’est la grande problématique de mon travail. J’essaie de passer d’un espace à l’autre sans me cogner aux murs, et sans me cogner aux autres.

Vous avez suivi des études à l’ENSAD de Paris. Vous percevez-vous plutôt comme une artiste ou comme une cinéaste ?

Plutôt comme une cinéaste, parce que mon médium de prédilection, c’est le film, et mon moteur, l’envie de raconter des histoires. Après, je fais des films comme une artisane, les mains dans le cambouis. C’est compliqué de répondre, parce que ce sont des artistes contemporains, ou des cinéastes atypiques comme Chantal Akerman ou Alain Cavalier, qui m’ont donné envie de faire des films. Et, avant de faire des films, je dessinais, je voulais faire de la bande dessinée ou de l’illustration ; mon rêve, c’était d’être Quentin Blake, un immense dessinateur anglais. Dans le film que je viens de finir (Je vais tuer Hitler) il y a les deux aspects : un aspect conceptuel, presque expérimental (une sorte d’inventaire, et une réflexion sur la mémoire et la transmission) et une enquête quasi policière.

Publié le 09/06/2023 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

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