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Appartient au dossier : École sensible

France / Angleterre
Accueillir l'élève ou l'enfant à l'école ?

Un enfant qui ne se sent pas compris et accepté ne peut entrer dans les apprentissages. Ce précepte est au centre de la philosophie de l’enfant « sous toutes ses facettes » qui a dominé l’enseignement primaire anglais à partir des années 1960. Si les temps ont bien changé, la mission du système éducatif anglais est toujours formulée d’une façon large, et comprend l’obligation de promouvoir « le développement spirituel, moral, culturel, mental et physique des élèves » (Education Act 2002). Ceci laisse deviner que la France et l’Angleterre abordent la question de l’enfant et de ses émotions à l’école sous des angles bien distincts.

photographie d'un enfant faisant ses devoirs
cc-by-2.0 Fourbyfourblazer

Angleterre : l’enfant au cœur des apprentissages

À première vue, l’Angleterre reconnaît volontiers les émotions dans l’enseignement. Des certificats sont remis chaque semaine en grande pompe devant toute l’école. Un enfant de six ans est récompensé pour son « approche enthousiaste et positive de l’école », une autre de cinq ans « pour avoir été joyeuse toute la semaine ». Des attitudes et émotions jugées désirables sont ici mises en avant publiquement et reconnues au plan institutionnel. On est loin de l’école française, bâtie sur un projet citoyen qui exige la mise à distance des caractéristiques personnelles, des appartenances et des émotions. Qu’en est-il dans la pratique ?
La prise en compte du vécu de l’enfant et des émotions peut aller au cœur même des apprentissages. Lorsque les écoliers anglais apprennent à écrire (à quatre ans), ils sont initialement encouragés à écrire de façon phonétique. Ils sont ainsi maîtres du contenu qu’ils produisent, et ce n’est qu’après un an ou deux qu’ils commencent à faire de l’orthographe. En grandissant, on leur propose des sujets de rédaction souvent centrés sur leur vécu, voire leur intimité (décrire sa chambre). Ceci contraste avec les situations fictives anonymes généralement proposées aux écoliers français.
Les enfants intègrent ces attentes distinctes. L’équipe de Patricia Broadfoot a soumis un support visuel commun représentant une porte entrebâillée à des écoliers de dix ans dans les deux pays. Les enfants anglais se sont majoritairement mis en scène dans leurs récits (« mes copains et moi au parc ») tandis que les productions françaises s’apparentaient plutôt à un conte populaire traditionnel (« il était une fois »).

France : les émotions repoussées en périphérie

Dans mes observations de petites classes (quatre à sept ans), le vécu de l’enfant français trouve surtout sa place dans les marges et les interstices : un enfant revenant de voyage sera invité à en parler en début de journée, mais quand « le travail » commence, il faut rentrer dans le rang. Ou encore une maîtresse profite de la récréation pour avoir un tête-à-tête avec un enfant visiblement triste. Mais les émotions ne sont pas pertinentes dans les apprentissages. En témoigne cet échange en CP, après la lecture d’un texte où deux enfants contemplent un ciel étoilé.
« – Qui a peur du noir ? demande la maîtresse.
 – Moi !
 – J’ai dû mal poser ma question. Dans le texte qui a peur du noir. Tu ne me racontes pas ta vie ! »
La sociologue Agnès van Zanten relève que c’est dans « l’école de la périphérie » qu’on trouve le plus d’assouplissements du modèle républicain. Dans les collèges de banlieue, certains enseignants sont plus ouverts à la reconnaissance de leurs élèves comme personnes, et veillent à valoriser leur individualité et leur éventuelle origine immigrée.

Dans les textes : les émotions, pour quoi faire ?

Les instructions officielles des deux pays se ressemblent lorsqu’il s’agit des émotions personnelles, comme l’expression des sensations, des sentiments, des goûts. Mais lorsqu’il s’agit de prendre en compte les sentiments d’autrui, un décalage s’opère. Côté anglais, le langage est celui de la camaraderie (faire attention aux autres, être gentil et à l’écoute). D’autres objectifs semblent préventifs : « savoir résister à la pression des camarades », « savoir s’affirmer ». On sent là le spectre du bullying (violences scolaires) et, à partir de la pré-adolescence, des violences sexuelles.
En revanche, lorsque les nouveaux programmes français de 2015 évoquent le respect des autres, c’est en relation avec « la formation de la personne et du citoyen ». La sensibilité figure ainsi dans «l’enseignement moral et civique » car il n’y a « pas de conscience morale qui ne s’émeuve, ne s’enthousiasme ou ne s’indigne. L’éducation à la sensibilité vise à mieux connaître et identifier ses sentiments et émotions, à les mettre en mots et à les discuter, et à mieux comprendre ceux d’autrui. »
Là où les programmes anglais renvoient à des liens interpersonnels, c’est un véritable projet civique qui apparaît ici en filigrane.

À chacun ses contradictions

La prise en compte de l’enfant « sous toutes ses facettes » peut paraître plus respectueuse de l’enfant. Mais il convient d’y apporter quelques bémols. D’abord les enseignants anglais subissent une très forte pression liée aux évaluations nationales et aux palmarès des écoles qui en découlent. Ils ont de moins en moins la possibilité de travailler au rythme de leurs élèves, à partir de leurs intérêts et en favorisant leur développement émotionnel. Et sur le fond, le projet holiste anglais autorise l’institution scolaire à pénétrer jusque dans l’intimité de l’enfant, sans préserver de jardin secret. Il faut non seulement bien travailler, il faut aussi adhérer aux fins de l’institution.
Le projet républicain français sépare les sphères publique et privée dans un idéal libérateur qui nécessite tout un travail de mise à distance. Mais ce projet sonne creux : il ne délivre pas l’égalité des chances promise, et il est en décalage avec une demande de bien-être et des aspirations identitaires que l’école française n’a jamais appris à gérer. L’école est alors souvent vécue comme un rouleau compresseur qui a du mal à faire une place à l’individualité et aux émotions.

Maroussia Raveaud, chercheuse en éducation comparée à l’université de Bristol

Article paru initialement dans de ligne en ligne n°21

Publié le 01/12/2016 - CC BY-NC-ND 2.0 FR

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