Quelle place prennent les Gafam dans la recherche en IA ?
Une utilisatrice d’Eurêkoi, service de réponses et recommandations à distance assuré par des bibliothécaires, souhaiterait comprendre pourquoi les entreprises comme Microsoft, Apple ou Google financent la recherche en IA. Les bibliothécaires de la Bibliothèque publique d’information lui proposent une sélection d’articles et de documents qui répondent à sa question.
Le grand public a été familiarisé avec l’intelligence artificielle par l’émergence de l’IA générative fin 2022, mais l’investissement de la recherche dans l’IA date de bien avant. Les Gafam, composés de Google (devenu Alphabet), Apple, Facebook (devenu Meta), Amazon et Microsoft, investissent dans ce secteur depuis plusieurs années. Dès 2017, Pascaline Boittiaux soulignait, dans son article « Les Gafam misent sur l’intelligence artificielle » sur satista.com, l’importance croissante de ces entreprises dans le dépôt de brevets liés à l’IA. Elle indiquait également que l’intelligence artificielle représentait « le prochain virage à ne pas manquer, et les géants de l’Internet l’ont bien compris ». Aux États-Unis, ceux-ci mènent aujourd’hui « la danse stratégique » comme l’écrit Charles Thibout dans son article sur le site IRIS, le 30 janvier 2019. Quelle est alors exactement la part prise par ces Gafam dans le secteur de la recherche en IA (recherche fondamentale et R&D), que ce soit en termes de montants ou de modes d’investissement ? Quels risques cela représente-t-il aujourd’hui ?
L’investissement massif des Gafam dans la recherche en IA
Les raisons de cet investissement
Dans le chapitre « La recherche en intelligence artificielle est menée par les Gafa »de son ouvrage Intelligence artificielle. Vers une domination programmée (éd. Le Cavalier Bleu, 2017, p. 49-53), Jean-Gabriel Ganascia précise que « l’intelligence artificielle joue un rôle important dans leurs stratégies, et qu’elle est devenue un enjeu majeur ». Pourquoi ?
L’IA comme moyen de survie économique
Jean-Gabriel Ganascia explique, que « l’importance de l’intelligence artificielle tient à l’économie spécifique de la toile qui s’est mise en place à partir de 2004, avec l’avènement du web 2.0 ». Comme la survie d’une entreprise dans le monde numérique implique de remédier au plus vite aux insatisfactions des usager·ères, celle-ci a besoin d’analyser rapidement les informations et données recueillies pour pouvoir faire les améliorations nécessaires. D’où le « besoin d’intelligence artificielle et d’apprentissage machine ».
Pour Google, en particulier, l’amélioration de l’efficacité du Search (fonctionnalité de recherche) est fondamentale : « sur la toile, les moteurs de recherche comme Google sont fondés sur des techniques d’intelligence artificielle ; ces moteurs autorisent des recherches d’informations neuves et originales, en aspirant l’ensemble des pages disponibles sur Internet, puis en établissant le graphe des liens qui relient ces pages et en déterminant, à l’aide d’heuristiques judicieuses issues de travaux d’intelligence artificielle, les sites les plus populaires. » (chapitre « L’intelligence artificielle pallie les défaillances de notre intelligence » )
L’IA comme moyen d’augmenter massivement les profits des Gafam
Alexandre Piquard, dans son article « Google, Microsoft et Meta justifient leurs gros investissements dans l’IA » publié sur le site du journal Le Monde, le 26 avril 2024, revient sur les profits gigantesques générés, pour les « géants du numérique », par ces innovations technologiques IA dans différents secteurs d’activité.
Les modes d’investissement des Gafam dans la recherche
Les Gafam investissent non seulement dans la R&D, mais aussi dans la recherche fondamentale en IA, par l’ouverture de centres de recherche, le financement de formations et de projets de recherche au sein de certaines universités en nouant des partenariats, ou encore le financement de thèses de doctorant·es.
« Cumulés, les investissements des Gafam en R&D ont atteint 125 milliards de dollars en 2020, soit 105 milliards d’euros. À titre de comparaison, c’est autant que la totalité de la recherche française, publique et privée. […] Ils contribuent au financement de la recherche et accélèrent les progrès dans des disciplines comme les algorithmes, la robotique ou les microprocesseurs. […] Les percées les plus spectaculaires portent sur l’intelligence artificielle », souligne Frédéric Filloux, dans son article « Ce que l’on doit (quand même) aux Gafam », dans L’Express, n° 3655, du 22 juillet 2021. (Accès sur abonnement).
Financement de projets de recherche universitaires
Les entreprises financent des projets de recherche, dont les doctorats, soit en financement direct, soit en partenariat public-privé :
Dans son document « Intelligence artificielle. Stratégie et Recherche en Allemagne » du 20 mars 2019, Philippine Régniez présente, par exemple, les modalités du partenariat noué le 16 février 2018 entre Google et l’université technique de Munich et évoque le financement de projets de recherche « à hauteur de 250 000 euros chaque année pour les trois ans à venir, avec la robotique et l’automatisation au cœur de la coopération. Un intérêt particulier est également porté sur l’intelligence artificielle, qui va bénéficier de programmes de financement particuliers. »
Dans l’article « À Saclay, le master qui forme l’élite des spécialistes en intelligence artificielle » paru en janvier 2023, Marine Miller montre que ce financement de projets de recherche peut se faire en entreprise, par le dispositif Cifre (convention industrielle de formation par la recherche). Or, « dans les Gafam, on retrouve bien sûr les diplômés du MVA. Le laboratoire FAIR compte actuellement 30 doctorants, 47 en cumulé depuis 2016 ».
Financement de formation de jeunes chercheurs et de nouveaux talents potentiels
Le document de Philippine Regniez indique également « qu’un million d’euros vont être investis dans la Fondation de l’université technique de Munich, “TUM Partner of Excellence“, dans le but de favoriser le développement des jeunes chercheurs » au sein même de l’université.
« Google dédie une enveloppe de 25 millions d’euros à la formation des Européens à l’IA » annonce Célia Séramour le 12 février 2024, dans Usine digitale. Il s’agit ici d’accompagner, par ce financement de 25 millions d’euros, la montée en compétence des Européens sur l’IA, ce qui peut à la fois donner à cet investissement un caractère « plus éthique » et servir indirectement la recherche en faisant naître de nouveaux talents.
Google annonce faire de même au profit des Américains, comme l’indique dans son blog « Nos derniers investissements dans les infrastructures et les compétences en IA » Ruth Porat, présidente et directrice des investissements et directrice financière d’Alphabet et de Google, en y consacrant un budget de 75 millions de dollars.
« IA : avec son nouveau centre de recherche à Paris, Google entend former 100 000 professionnels », La Tribune, le 15 février 2024, reprend l’annonce de Sundar Pichai, le président-directeur général de Google : « Le hub permettra de nouer des coopérations avec ces institutions, afin de stimuler la recherche fondamentale et la recherche appliquée en IA, renforçant ainsi la place de la France comme leader dans ce domaine » à propos de la création de ce centre dans lequel Google formera « 100 000 professionnels français aux outils de l’IA d’ici la fin de l’année 2025 ».
Création de centres de recherche fondamentale et R&D
Le rapport final « Prospective Intelligence artificielle. État de l’art et perspectives pour la France » publié en février 2019, conjointement réalisé par le Commissariat général à l’égalité des territoires (CGET), Tech’in France, la Direction générale des entreprises (DGE) et le Pôle interministériel de prospective et d’anticipation des mutations économiques (PIPAME), indiquait que sur les neuf centres de recherche privés, seuls trois étaient français, les autres étant issus d’entreprises américaines (Facebook, Google, Microsoft, Xeros,…) ou asiatiques (p. 246).
« Google Plans Big AI Push in China », par Jonathan Vanian, sur Fortune, le 13 décembre 2017. Ce document met l’accent sur le recrutement de talents en Chine, mais aussi à Montréal et à Paris.
L’article « IA : avec son nouveau centre de recherche à Paris, Google entend former 100 000 professionnels », mentionné ci-dessus, précise que « Google n’est, en effet, pas le seul grand nom de la tech à investir dans un centre de R&D dans l’Hexagone. En 2015, Facebook y a ouvert son grand laboratoire FAIR (Facebook artificial intelligence research), sous l’impulsion du chercheur français Yann Le Cun, expert de Meta et pionnier du « machine learning” qui a fondé l’IA moderne. Son premier de la sorte hors des États-Unis. Le Japonais Fujitsu, le Coréen Samsung et l’Américain IBM ont, eux aussi, ouvert des centres de recherche dans la capitale française ».
La Cour des comptes, à la page 11 du document mentionné plus haut, montre le poids des Gafam dans les dépôts de brevets R&D en IA
Tristan Gaudiot, dans l’article « Course à l’IA, la montée en puissance de la Chine » du 16 décembre 2022, sur Statista, s’intéresse aux plus gros détenteurs de brevets en IA, parmi lesquels se classent Microsoft et Alphabet, aux côtés des BATX (l’équivalent des Gafam en Chine).
Investissement R&D dans des starts-up d’IA
Dans « IA générative : le pari onéreux des Gafam », paru le 26 septembre 2023 dans L’Express, Medhi Bouzouina commente l’annonce faite par Amazon d’investir plus de 4 milliards de dollars dans la startup Anthropic.
Les dangers de cette prégnance des Gafam dans la recherche en IA
Un « siphonnage des cerveaux » massif
Le rapport Villani « Donner un sens à l’intelligence artificielle », du 18 mars 2018, le remarquait aussi : « Le paysage de la recherche en IA a considérablement changé récemment. En particulier, la frontière entre recherche publique et recherche privée tend à s’estomper : tous les grands acteurs de l’IA ont ouvert des centres de recherche fondamentale richement dotés, implantés dans les zones favorables au développement scientifique, où l’on trouve des chercheurs et des étudiants performants. » (p. 73)
Le document « À Saclay, le master qui forme l’élite des spécialistes en intelligence artificielle », sur le site du Master Mathématiques, vision et apprentissage (MVA) de Paris-Saclay, vivier réputé de jeunes chercheur·euses en intelligence artificielle, met clairement en évidence l’attrait exercé par les Gafam, en termes de salaires offerts aux doctorant·es et aux jeunes chercheur·euses, et la pratique de repérage et de recrutement avant même la fin de leurs études.
Les centres de recherche ne sont d’ailleurs pas les seuls à s’efforcer d’attirer les chercheur·euses brillant·es. Les entreprises puisent également dans le vivier pour de la R&D, avec l’avantage, par rapport aux universités, de posséder une masse de données inégalée, comme l’analysent Philippe Hartmann et Joachim Henkel dans « L’essor de la science d’entreprise dans l’IA : les données comme ressource stratégique », Découvertes de l’Académie de Management, avril 2020, présentée sur la plateforme Researchgate.
Une mainmise sur la recherche et sur l’IA
Les investissements conséquents des Gafam leur permettent de consolider leur mainmise sur la recherche en IA, en orientant la recherche pour qu’elle serve les futurs intérêts économiques des Gafam et en structurant leur marché de l’IA à leur avantage.
Dans l’article « Intelligence artificielle : la mainmise des « géants de la tech » sur la recherche », publié dans le journal La Croix du 11 septembre 2023 (en accès abonnés sur la plateforme Europresse), Mélinée Le Priol montre que les investissements réalisés par les Gafam dans la recherche en IA leur permettent « d’orienter le discours scientifique produit sur ces technologies », et ce à deux niveaux : la « définition des sujets de recherche sur lesquels il est prestigieux voire urgent de travailler », d’une part, et l’exigence faite aux équipes financées par Google de donner « un ton positif » à la recherche en « éthique de l’IA ».
L’article de la rédaction du journal Les Échos intitulé « L’autorité américaine de la concurrence se penche sur les investissements des Gafam dans l’IA », du 25 janvier 2024, insiste sur les problèmes de concentration et de domination des entreprises que provoque la mainmise des Gafam sur l’IA. Les starts-up spécialisées en IA sont fortement dépendantes des Gafam et une grande part des entreprises sont vouées à s’équiper en outils IA détenus par les Gafam.
Le rapport Villani « Donner un sens à l’intelligence artificielle », du 18 mars 2018 insistait déjà sur l’éthique de l’IA et la nécessité de transparence : « compte tenu de l’importance des problématiques éthiques pour les développements futurs de l’IA, il convient de créer une véritable instance de débat, plurielle et ouverte sur la société, afin qu’on puisse déterminer de manière démocratique quelle IA nous souhaitons pour notre société. » On ne peut pas dire que l’annonce de Microsoft du licenciement de son équipe dédiée à l’éthique des outils IA, pour des raisons économiques soit un bon signal.
Quelles parades ?
Création de laboratoires et de centres de recherche nationaux ou en réseaux internationaux
Aliénor Barrière, dans l’article « Les États à l’ère de l’IA : la France tente de suivre le wagon de tête », revue de Géopolitique Conflits, daté du 18 juin 2024, met en évidence les stratégies d’innovation nationale mises en place par certains États comme Singapour, les Émirats arabes unis ou encore la France, en création d’institutions, de centres de recherche d’excellence ou de laboratoires.
La stratégie nationale pour l’intelligence artificielle de la France est présentée sur le site entreprises.gouv.fr. La phase 1 (2018-2022) consistait précisément à « doter la France de capacités de recherche compétitives » et la phase 2 (2021-2025), à « diffuser des technologies d’intelligence artificielle au sein de l’économie et soutenir le développement de l’innovation ». Pour en savoir plus sur les différentes stratégies nationales, voir ce document du CIFAR (organisme caritatif canadien qui s’apparente à un think tank) : « L’ère de l’IA : rapport sur les stratégies nationales et régionales en matière d’IA », deuxième édition, 2020.
Application et contrôle de la réglementation existante avec, par exemple, cette enquête sur « les partenariats conclus par Google, Amazon et Microsoft avec les leaders du secteur de l’intelligence artificielle générative, Anthropic et OpenAI. » Notamment sur la gouvernance et la façon dont les investissements ont été réalisés : « L’autorité américaine de la concurrence se penche sur les investissements des Gafam dans l’IA », par Les Échos, 25 janvier 2024.
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