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Appartient au dossier : Serge Gainsbourg, le temps d’une chanson

Serge Gainsbourg : « peintre, j’aurais fait une œuvre »

Le 6 novembre 2015, dans sa maison de l’Oise, Juliette Gréco se fait voler un tableau signé par un certain Ginsburg. Personne ou presque ne connaît le peintre, car l’essentiel de son œuvre a été détruite. L’artiste lui-même semble avoir disparu, puisqu’il a abandonné la peinture à trente ans, avant de renaître sous le célèbre pseudonyme de Gainsbourg.

L’héritage paternel de l’art majeur

Lucien Ginsburg, qui deviendra Serge Gainsbourg, naît le 2 avril 1928. Ses parents, Joseph Ginsburg et Brucha Goda, immigrés juifs ukrainiens, se sont installés à Paris quelques années avant sa naissance. Joseph, qui peint, a abandonné son art sur un coup de tête. Alors qu’il était étudiant, on lui a dérobé l’une de ses toiles, qui représentait la femme qu’il aimait à l’époque, à bord du Transsibérien. Ce jour-là, Joseph a juré de ne plus jamais retoucher une toile. Un geste qui sera ensuite répété par son fils Lucien, face au manque de succès de ses peintures.

En 1940, c’est pourtant Joseph qui inscrit le petit Lucien à l’Académie de peinture de Montmartre, lors de sa rentrée en cinquième. Habillé de sa « bonne étoile jaune », Lucien découvre la peinture et s’avère être un enfant habile techniquement. Cette première étude de la peinture est interrompue par la fuite de la famille en janvier 1944 vers Limoges, où Lucien se retrouve éloigné dans un collège rural. Moment difficile pour l’enfant, avec notamment une nuit passée dans les bois, seul, à la suite d’une rumeur concernant une fouille de l’établissement par les autorités allemandes. 

La naissance d’un premier amour

En septembre 1944, la famille Ginsburg rentre à Paris. Lucien déserte l’école et se réfugie dans l’imaginaire d’un monde moins hostile, en lisant les romans de Daniel Defoe, dont Journal de l’année de la peste, et de Benjamin Constant, surtout Adolphe. À dix-sept ans, il s’inscrit à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts, rue Bonaparte. Il y découvre les cours d’André Lhote et de Fernand Léger :

« Arrive cette fille. Je la fais entrer parce que j’avais déjà la galanterie dans le sang, j’avais lu Flaubert… Elle se fout à poil. Bordel. Pour moi, vierge, moi petit garçon, pour poser, elle se fout à poil. Putain. Alors-là, je peux dire, là, instinctivement, treize, quatorze ans, je me dis : “Il doit se passer quelque chose, avec une fille” ; je ne sais pas ce que c’est… Parce que, moi, je n’avais pas le droit de faire du nu – j’étais sur les plâtres ; c’est-à-dire la Décadence romaine, les fusains… Je dessinais. Et alors, je tournais le dos pudiquement, à cette fille, mais elle m’a… bouleversé. Je trouvais ça absolument bouleversant, son strip-tease. »

Extrait de Gainsbourg raconte sa mort. Entretiens avec Bayon, Grasset, 2001.

L’enseignement est académique, technique. Lucien se confronte à l’étude des nus, et fréquente les salles du Louvre le dimanche, jour de gratuité. Il observe attentivement L’Homme au gant du Titien, La Bataille de San Romano de Paolo Uccello ou La Mort de Sardanapale d’Eugène Delacroix.

Un homme vêtu d'un pagne est transpercé de flèches.
Andrea Mantegna, Saint Sébastien, Musée du Louvre, via Wikimedia commons

Tout au long de sa vie, il parle du Saint Sébastien d’Andrea Mantegna comme de l’œuvre qui l’a bouleversé pour la première fois. Le visage du martyr, déterminé dans la souffrance, lui inspire un idéal artistique à atteindre, mais aussi un regret devant son échec. 

« Il n’y a rien de plus beau que la femme. Ou alors si : il y a un corps sublime, sublime ! C’est le saint Sébastien. Le Saint Sébastien de Mantegna est une sorte d’orgasme dans la souffrance. C’est trouble, il y a une approche un peu sexuelle… La sexualité rejoindrait le mysticisme – la Mystique… »

Extrait de Gainsbourg raconte sa mort. Entretiens avec Bayon, Grasset, 2001.

Avant la musique, c’est donc à la peinture que se destine le jeune Lucien Ginsburg. À la fin des années quarante, il s’installe avec sa première compagne, Élisabeth Levitsky, dans un grenier aménagé avenue Bugeaud. Tous deux mènent la vie de bohème et espèrent percer dans le milieu de l’art. Un jour, Élisabeth, qui est la secrétaire du poète surréaliste Georges Hugnet, parvient à récupérer les clefs de l’appartement de Paul Éluard, qui le prêtait alors à Salvador Dali. Les deux amants passent quelques nuits dans ce logement dont les murs sont ornés de tapisseries noires. Plus tard, les murs de son logement de la rue de Verneuil seront ainsi : intégralement noirs.

« Nous y passons quelques nuits, je tringle la gamine comme un malade dans un grand lit carré de trois mètres sur trois couvert de fourrure. Le salon était tapissé d’astrakan, je foulais à mes pieds des dessins de Miró, Ernst, Picasso ou Dali, des toiles non encadrées, la classe. »

Extrait de Voyeur de première, Frank Maubert, La Table ronde, 1998.

Ginsburg, Gainsbourg, Gainsbarre

Le couple poursuit son rêve, malgré les échecs. Pour vivre, Lucien commence à donner des concerts dans des soirées privées. Son talent se fait remarquer, et il délaisse de plus en plus la peinture pour le monde de la nuit, les cabarets rive gauche, chez Madame Arthur ou le Club de la Forêt au Touquet. Il se fait appeler Serge, puis choisit le pseudonyme de Gainsbourg, en référence au peintre Thomas Gainsborough.

En 1958, Serge Gainsbourg efface définitivement Lucien Ginsburg. Il détruit la majorité de ses toiles, rompt avec Élisabeth Levitsky et tourne définitivement le dos à la peinture. Le succès qu’il n’a pas eu dans un art qu’il considère comme majeur, il l’aura dans un art qu’il trouve mineur, la chanson, pour laquelle le spectateur n’a pas besoin d’initiation.

Aujourd’hui, quelques vestiges de cette époque subsistent encore : une scène au parc avec sa sœur, donnée à Juliette Greco, un autoportrait de 1957, un vase peint de 1947 et une vue de la place du Tertre de 1945. Hormis ces traces, il ne reste rien, si ce n’est la couverture de l’album de Jane Birkin, Amour des feintes, sorti en 1990.

« Les images, je les ai écrites, plaquées sur des symboles musicaux, c’est là mon drame. Peintre, j’aurais fait une œuvre. »

Extrait de Voyeur de première, Frank Maubert, La Table ronde, 1998.

C’est du regret de cet abandon que naissent probablement ses projets très intimes de films : Je t’aime moi non plus (1976), Équateur (1983), Charlotte for Ever (1986) et Stan the Flasher (1990). Le Gainsbourg réalisateur s’avère être très préoccupé par la caméra et ses possibilités. Il est extrêmement blessé par l’accueil – très frais – qui lui est fait à Cannes, en 1983.

Collectionneur d’art averti, Serge Gainsbourg se retranche rue de Verneuil, qu’il transforme en véritable musée. Il acquiert notamment le tableau Mauvaises nouvelles des étoiles du peintre Paul Klee, qui lui inspire l’album éponyme de 1981. Amateur éclectique, il admire les dadaïstes, surtout Francis Picabia (il célèbre son livre Jésus-Christ rastaquouère, auquel il emprunte la formule « Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve »), Paul Klee, Francis Bacon… tout autant que Mantegna, Delacroix ou Ingres.

Dans son livre Evguénie Sokolov (1980), il se venge de son passé de peintre raté, en figurant un peintre contestataire et iconique, devenant célèbre malgré sa différence singulière avec le monde qui l’entoure.

« Je marquais promptement un penchant très net pour le dessin, mais la spontanéité de mes croquis et la fraîcheur naïve de mes aquarelles furent aussitôt calmées par les pédagogues qui n’avaient que faire de mes ballons cubiques, lapins à damiers, cochons bleus et autres fantasmes embryonnaires, et comme il me fallait me soumettre, je me vengeais à la piscine où je lâchais près d’eux des bulles irisées qui remontaient en bouillonnant à la surface avant d’éclater à l’air pur en libérant leurs gaz contestataires. »

Extrait de Evguénie Sokolov, Gallimard, 1980.

Devenir célèbre dans un art qu’il considérait de seconde zone, être populaire dans le mauvais sens du terme, a été sans doute pour Serge Gainsbourg un motif de rancœur toute sa vie durant. Serge Gainsbourg meurt dans la nuit du 2 mars 1991, rue de Verneuil, entouré de ses œuvres, de ses tableaux et de multiples bibelots, auréolé d’une gloire… de chanteur.

« J’ai grandi avec l’idée que le malheur est séduisant. La mélancolie tenait une grande place dans nos vies et il [Serge Gainsbourg] savait la mettre en scène. Je me souviens des déjeuners chez Goldenberg où il faisait venir le violoniste, lui demandait toujours la même chanson et se mettait à pleurer. Il aimait la noirceur. Un ciel bleu, il ne voyait pas quoi en dire. »

Extrait de l’interview de Charlotte Gainsbourg par Laurent Rigoulet, Télérama, janvier 2015.

Publié le 04/10/2016 - CC BY-SA 3.0 FR

Pour aller plus loin

Evguénie Sokolov

Evguénie Sokolov

Serge Gainsbourg
Gallimard, 2000

À la Bpi, niveau 3, 782.6 GAIN 1

Gainsbourg : années héroïques

Stéphane Deschamps
Chronique, 2015

À la Bpi, niveau 3, 782.6 GAIN 2

Gainsbourg raconte sa mort. Entretiens avec Bayon

Serge Gainsbourg et Bruno Bayon
Grasset, 2001

À la Bpi, niveau 3, 782.6 GAIN 1

Rostropovitch, Gainsbourg et Dieu

Jules Roy
Albin Michel, 1992

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