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Appartient au dossier : Serge Gainsbourg, le temps d’une chanson

Gainsbourg, vie manuscrite

Dessins, partitions, textes de chanson, notes de travail… Serge Gainsbourg (1928-1991) a laissé de nombreux documents manuscrits, comme autant de fenêtres sur sa vie de chanteur, auteur-compositeur, peintre et romancier, à découvrir dans une exposition proposée par la Bpi en 2023.

Portrait de Serge Gainsbourg en noir et blanc, par estampage
Peinture par estampage de Serge Gainsbourg d’après une photo de Jean-François Bauret. Serafim Junior Dos Santos Fagundes, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons

Parmi les documents aujourd’hui conservés par les proches de Gainsbourg figurent quelques dessins. Des autoportraits sans complaisance, des portraits de sa fille Charlotte sur une feuille volante ou sur une nappe de restaurant et de rares esquisses rappellent que Lucien Ginsburg – de son nom de naissance – s’est d’abord destiné à la peinture. Un portrait du petit Georges Pludermacher, futur pianiste de renom issu d’une famille d’éducateurs juifs de Vilnius, en actuelle Lituanie, fait écho aux origines familiales du jeune Lucien. 

Né à Paris en 1928, le futur Serge Gainsbourg est le fils d’Olga et Joseph Ginsburg, immigrés juifs fuyant la révolution bolchévique. Étudiant un temps à l’Académie de Montmartre, il s’adonne à la peinture tout en enchaînant les petits boulots. Il enseigne notamment le dessin et la musique dans un orphelinat pour enfants juifs tenu par les Pludermacher, marchant ainsi dans les traces de son père, musicien professionnel qui lui a appris le piano et transmis le goût des mélodies classiques.

Les relations de son père lui ouvrent une nouvelle voie professionnelle : les opportunités d’emploi dans des pianos-bars et cabarets parisiens se multiplient, alors qu’en parallèle, son travail de peintre n’est guère reconnu. Lucien Ginsburg délaisse donc peu à peu son chevalet pour se consacrer à ses partitions, ce que reflètent plusieurs manuscrits.

De Ginsburg à Gainsbourg

Lucien Ginsburg rejoint la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (Sacem) en août 1954. Si les formulaires d’inscription sont établis sous son nom de naissance, la majorité des partitions qu’il dépose au cours des mois suivants sont en revanche signées Julien Grix ou Gris : un nouveau pseudonyme pour un nouvel artiste, qui tire symboliquement un trait sur la carrière de peintre de Lucien Ginsburg, dont il détruit la plupart des toiles et dessins.

En décembre 1956 est déposée à la Sacem une première partition signée d’un nouveau pseudonyme, adopté quelques mois plus tôt au cabaret Milord l’Arsouille : Serge Gainsbourg. Il choisit un prénom dont il apprécie la consonance russe, en même temps qu’il francise son nom de famille en réponse aux professeurs qui, jadis, écorchaient ce patronyme venu de l’Est – peut-être, aussi, en écho au peintre britannique Thomas Gainsborough, dont il admire les portraits et paysages.

Javanaise(s)

En parallèle des déclarations à la Sacem, Gainsbourg signe des brouillons de chansons, des partitions annotées, des extraits de roman et de scénario, des listes de titres et de projets en cours, des citations et jeux de mots… S’il se révèle un auteur-compositeur très prolixe, la conservation de ses documents de travail est loin de constituer sa préoccupation première. De grandes lacunes sont, là encore, à noter : les archives de la Sacem représentent la seule trace de ses premiers textes et compositions, et les manuscrits de nombreuses chansons célèbres ont aujourd’hui disparu.

Certains documents parvenus jusqu’à nous donnent à voir plusieurs versions successives d’une même œuvre. Écrite pour Juliette Gréco en 1963, La Javanaise fait l’objet d’une adaptation reggae en 1979, comme en témoignent les ratures ajoutées à la main sur un livret dactylographié : le mot « amour » est remplacé par « love », le refrain est modifié puis supprimé, et un dernier couplet est ajouté avec un jeu de mots sur « salope ». 

Cette chanson réapparaît aussi en 1983, lorsque Gainsbourg en recopie partiellement les paroles pendant une émission sur la graphologie animée par Françoise Hardy : « J’avoue j’en ai bavé pas vous / Mon amour / Avant d’avoir eu vent de vous / Mon amour » devient ainsi, sous sa plume amusée et désabusée, « J’avoue / J’en ai / Bavé pas vous / Comme di- / -Sait je ne sais / Qui / Avant / D’avoir / Eu vent de vous / À deux mots près / C’est ce qui était / Écrit » (collection de Françoise Hardy, reproduit dans Les Manuscrits de Serge Gainsbourg, de Laurent Balandras, Textuel, 2011).

Écritures

Les manuscrits raturés, à la graphie presque indéchiffrable, permettent de retracer la genèse d’une œuvre, mais aussi les ambitions et réflexions de l’auteur-compositeur et interprète. Ils révèlent un perfectionnisme dans le travail, une obstination dans la quête de la rime ou du jeu de mots absolu, bien loin de l’image désinvolte qu’il aimait renvoyer au grand public.

Cette intransigeance est manifeste dans les manuscrits de chansons comme L’Anamour ou Initials B.B. : si quelques couplets de ces documents intermédiaires se retrouveront dans la version finale, d’autres, pourtant très aboutis, seront intégralement supprimés. Certains passages ou images sont écartés puis refont surface dans un texte ultérieur.

Ces fonds manuscrits incluent aussi des notes de travail : agenda des séances d’enregistrement, instructions sur les arrangements à ajouter, ou encore liste d’artistes, dont on ne sait s’il s’agit d’une série de commandes à honorer ou d’un inventaire des interprètes avec lesquels il ambitionne de collaborer. L’écriture, chez Gainsbourg, est un processus long et laborieux, truffé de rebonds et de références à ses œuvres antérieures, à sa vie intime et à l’histoire littéraire. Car Gainsbourg est aussi, et peut-être d’abord, un homme de lettres, recopiant à la main des citations de poètes et romanciers qu’il admire, paraphrasant leurs vers en ouverture de ses chansons, et s’essayant lui-même à la fiction avec Evguénie Sokolov, court roman dont les nombreux brouillons manuscrits et tapuscrits annotés permettent, là encore, d’éclairer la création.

Publié le 26/12/2022 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Les Petits Papiers de Serge Gainsbourg

Laurent Balandras
Textuel, 2022

Ce beau livre donne à découvrir des partitions, brouillons, dessins, notes de travail et autres traces écrites de Gainsbourg : plus de quatre cents pages manuscrites en fac-similés présentant, dans un ordre chronologique, des documents issus des collections de la Sacem, des collaborateur·rices de l’artiste et de sa fille Charlotte.

Leur retranscription aide à déchiffrer la calligraphie difficilement lisible de Gainsbourg et éclaire son cheminement artistique et le processus de création de chaque chanson. L’ensemble est accompagné d’éléments biographiques et contextuels, ainsi que de nombreux commentaires de Laurent Balandras, éditeur musical et auteur spécialiste de la chanson française. Cette nouvelle édition d’un ouvrage paru en 2011 sous le titre Les Manuscrits de Serge Gainsbourg. Brouillons, dessins et inédits (Textuel) est enrichie de nouveaux manuscrits et fait écho à l’ouverture prochaine de la Maison Gainsbourg à Paris.

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