De nombreux·ses artistes ont ponctuellement entrepris de filmer le réel. Des fragments documentaires jalonnent ainsi l’histoire de l’art, exposés sur des cimaises, des toiles, des écrans de télévision, d’ordinateur ou de smartphone. Balises évoque la dimension documentaire des time-based arts, du cinéma d’avant-garde aux desktop films en passant par le cinéma expérimental et l’art vidéo, alors que la Cinémathèque du documentaire à la Bpi propose, en juin 2023, le cycle « Féminin singulier, formes du réel », en partenariat avec le Centre national des arts plastiques.
Des artistes issu·es des beaux-arts se sont emparé·es d’une caméra dès les années 1910, faisant du film l’un des supports de leurs gestes créateurs. L’importance des films sur pellicule, en vidéo, puis sur support numérique, dans les corpus d’œuvres plastiques, est bien entendu extrêmement fluctuante en fonction des époques, des pays et, surtout, des artistes. La place du réel dans les œuvres est, elle aussi, variable et ses enjeux divers, rendant les frontières du documentaire encore plus indéfinissables qu’à l’accoutumée. Cet article propose par conséquent un survol historique forcément fragmentaire et contestable des incursions documentaires effectuées par les artistes, se concentrant sur quelques gestes charnières dans les entrelacs des arts plastiques et du cinéma.
Le documentaire à la lisière de l’avant-garde cinématographique
À partir des années 1920, le cinéma d’avant-garde explore ponctuellement la photogénie du réel, par exemple dans les Études sur Parisd’André Sauvage (1928) ou À propos de Nice de Jean Vigo (1930). Si Sauvage a été peintre, il s’agit avant tout pour ces réalisateurs de défendre les spécificités d’un art cinématographique encore mésestimé par les critiques d’art, en explorant ses potentialités formelles. Le cinéma scientifique, promu notamment par Jean Painlevé, permet lui aussi, à la même époque, d’utiliser la caméra de manière singulière et poétique, et est d’ailleurs projeté dans les « salles spécialisées » qui diffusent le cinéma d’avant-garde.
Comme le souligne Patrick de Haas, spécialiste du sujet, les cinéastes des avant-gardes s’emparent plus largement du documentaire au tournant des années 1930, au moment de l’arrivée du cinéma parlant et de la standardisation grandissante des productions – on peut penser à Henri Storck, Joris Ivens ou encore Paul Strand, mais aussi Luis Buñuel. En effet, tourné dans une économie moindre qui donne davantage d’autonomie créative aux artistes, « il n’impose pas une fiction et peut satisfaire le désir de certains cinéastes de pratiquer un art plus “engagé” au moment de la montée du fascisme ». Ces œuvres, toutes singulières qu’elles soient, s’inscrivent pleinement dans l’histoire du cinéma et ne soulèvent pas frontalement la question d’un métissage avec les arts plastiques.
Peintres-cinéastes
Dès les années 1910 avec le mouvement futuriste, des artistes issu·es des beaux-arts s’emparent elleux aussi de la caméra pour faire écho, en mouvement, aux formes rythmiques qui ponctuent leurs toiles. Comme l’explique Patrick de Haas : « Il n’y a guère que les cinéastes venus de la peinture, ou proches des milieux picturaux, qui se soient battus explicitement, dans leurs écrits comme dans leurs films, contre la narration, contre le scénario, afin de pouvoir jouer avec toutes les possibilités visuelles-mentales que permet la technique cinématographique. » Il ajoute : « La différence essentielle entre les cinéastes [d’avant-garde, ndlr] Dulac, Epstein, Gance, Delluc, L’Herbier d’un côté, et les peintres-cinéastes de l’autre, vient de ce que les premiers masquent la matérialité des formes (elles ne sont là que pour présenter ou pour mieux communiquer de la signification) alors que les seconds jouent avec les formes sans les indexer ou les ravaler sur le ruban narratif. »
À la fin des années 1920, Walter Ruttmann est l’un de ces « peintres-cinéastes » et propose une vision documentaire du « cinéma absolu » en réalisant une symphonie urbaine, Berlin, symphonie d’une grande ville(1927). D’autres symphonies filmiques se jouent à la même époque, urbaines ou encore industrielles (celle de Joris Ivens en 1936, par exemple). Matérialisant dans les images et le montage la pulsation de la ville ou celle du travail, elles privilégient les associations plastiques et sémantiques à la narration causale, et une appréhension du film fondée sur les sensations plutôt que sur la compréhension. Des cinéastes tels qu’Alberto Cavalcanti (Rien que les heures, 1925) ou Dziga Vertov (L’Homme à la caméra, 1929) suivent une direction similaire. Le travail de ce dernier est d’ailleurs représentatif du kino-glaz (ou ciné-œil). Cette démarche conceptuelle, combinant l’objectif de la caméra et le regard de l’artiste, vise à révéler la réalité grâce aux possibilités formelles du cinéma, et se déploie dans les années 1920 au sein du mouvement soviétique du Kino-pravda (ou ciné-vérité).
La relation des artistes au documentaire dans les années 1920 est, cependant, complexe : l’un des enjeux de leurs créations consiste précisément à se libérer de la reproduction illusionniste de la réalité. Le seul réel qu’iels souhaitent interroger réside dans le matériau (ici, la pellicule) et dans le dispositif (le filmage, le montage) qui conditionnent leur geste artistique. Il ne s’agit donc pas, pour elleux, de porter un regard singulier sur un lieu ou une situation, mais de découvrir ce que représenter le réel peut provoquer comme sensations et comme déplacement du regard sur le film en tant qu’œuvre. Cette tension entre figurations du réel et travail sur le médium, sensible par exemple dans l’œuvre de László Moholy-Nagy, anime dès lors tout le versant documentaire des films d’artistes.
Documentaires en souterrain
Les expérimentations documentaires se font rares dans les années 1940. À la fin des années 1950, la portabilité du matériel renouvelle la dynamique, soutenue par une nouvelle génération d’artistes portant un regard critique sur le cinéma narratif dominant et sur les aspects conservateurs de la société. Le cinéma expérimental devient alors, jusqu’à la fin des années 1970, un aspect incontournable de la pratique artistique, porté dans un premier temps par quelques collectifs américains comme la Film-Makers Coop à New York, et une dimension documentaire sourd dans de nombreuses œuvres.
Esthétiquement, le collage le dispute aux jeux sur les couleurs – on peut penser aux Bridges-Go-Round de Shirley Clarke (1958). Le montage rapide des images alterne avec l’extrême dilatation du temps – les longs zooms et les mouvements de caméra de Michael Snow ne permettent-ils pas de troubler le regard sur les lieux que l’objectif embrasse ? Du point de vue figuratif, un retour aux corps s’opère dans la lignée du cinéma matérialiste né dans les années 1940 – Stan Brakhage filmant la grossesse et l’accouchement de sa compagne dans Window Water Baby Moving (1959) –, notamment par un traitement transgressif de la sexualité. L’artiste imprime son point de vue subjectif sur les images, quand ce n’est pas son propre corps qui apparaît. Jonas Mekas tisse par exemple une œuvre documentaire foisonnante à la première personne, démarche singulière autant que témoignage précieux de la vie new-yorkaise.
Dans le courant du New American Cinema et du cinéma structurel, auquel appartiennent ces artistes et de nombreux·ses autres, mais aussi dans l’œuvre de cinéastes plasticien·nes tel·les que Peter Kubelka à Vienne, le réel est une matière à distordre, maquiller, condenser, étirer, assembler et suturer, sans pour autant la faire disparaître. Il s’agit au contraire pour elleux de proposer une expérience nouvelle de la réalité en affirmant leur subjectivité, en levant le voile sur des situations intimes et politiques, et en provoquant des sensations intenses.
En Europe, le cinéma expérimental s’étoffe considérablement à la fin des années 1960. Marcel Broodthaers, artiste conceptuel belge qui refusait le titre de cinéaste, filme des performances en forme de commentaire sur le médium, l’écriture et les images (La Pluie (projet pour un texte), 1969) ou des analyses critiques du régime contemporain des textes et des images, notamment dans la publicité (Au-delà de cette limite, 1971). Si la critique du spectacle fait partie intégrante des propositions artistiques depuis la fin des années 1950, peu s’appuient sur le réel pour la formuler – on peut penser à Georges Rey, dont les films en forme de tableaux permettent une réflexion sur le regard, la durée et les limites du visible. En dehors des cercles artistiques, d’autres formes documentaires politiques et expérimentales voient le jour à la fin des années 1960, sous l’impulsion notamment des groupes Medvedkine, ou dans leur sillage sous forme de ciné-tracts.
Les performances filmiques mettant au centre le corps de l’artiste se développent elles aussi, par exemple dans le « cinéma corporel » revendiqué par Maria Klonaris et Katerina Thomadaki, mais aussi chez Gina Pane et Michel Journiac. Les corps des autres sont également filmés sous un angle à la fois documentaire et poétique. C’est par exemple le cas chez Raymonde Carasco, dont les films ethnographiques rappellent certaines transes de Jean Rouch mâtinées de surréalisme.
Art vidéo et cinéma exposé
L’art vidéo se développe aux États-Unis à partir de la commercialisation du Portapak Sony en 1965, et en France surtout vers la fin des années 1970, notamment sous l’influence du Service de la recherche de l’ORTF et des œuvres américaines diffusées au Centre culturel américain. Si la caméra vidéo se fait outil documentaire militant à la même époque, notamment dans les milieux féministes, les recherches des artistes sont quant à elles largement déconnectées de cette pratique politisée, renouvelant plutôt les explorations formelles du médium. L’arrivée de la vidéo entraîne néanmoins le développement de « points de vue documentés » par le biais de journaux filmés, qu’ils prennent pour sujets principalement les autres, comme le Cinématon de Gérard Courant (commencé en 1978 et toujours en cours), ou l’auteur·rice en personne, comme la chronique Journal Annales, commencée en 1991 par Lionel Soukaz.
La légèreté du matériel et sa maniabilité technique entraînent ensuite, portées par la déjà longue histoire des films d’artistes, une production exponentielle d’œuvres filmiques réalisées par des plasticien·nes. La création de collectifs et d’associations de production et de diffusion (Paris Films Coop, Heure Exquise…), mais aussi l’enseignement de la technique audiovisuelle dans les universités et dans les écoles d’art, voire les formations spécialisées comme Le Fresnoy, favorisent ce climat de création. Des institutions telles que le Centre Pompidou créent à la même époque des collections vidéo. Les festivals de cinéma eux-mêmes s’ouvrent à des œuvres hybrides, à l’image du FIDMarseille, et des cinéastes comme Jean-Luc Godard ou Chris. Marker étendent leurs pratiques à des expérimentations vidéo documentaires.
En outre, grâce à la vidéo puis au numérique, les films d’artistes pénètrent plus aisément dans les musées et les galeries pour y être exposés au milieu d’autres œuvres, et la part documentaire s’y accentue. Beaucoup d’œuvres consistent en des captations de performances, comme celles de Vito Acconci, de Marina Abramovic, de Bruce Nauman, de Joan Jonas, ou encore du collectif Ant Farm. Mais se trouvent également exposés des boucles filmiques sans début ni fin telles que certaines œuvres de Dominique Gonzalez-Foerster, des tableaux mouvants au cadre quasi-fixe comme ceux que crée Ariane Michel ou de galeries de portraits et de témoignages telles qu’en réalise Kevin Jerome Everson, projetés sur les cimaises ou dans de petites black boxes installées au cœur des salles, où les visiteur·ses entrent à leur guise.
Certain·es artistes font dialoguer ces œuvres filmiques avec d’autres, au fil du parcours d’exposition. C’est par exemple le cas de Nil Yalter qui, dès les années 1970, utilise la vidéo documentaire au milieu d’autres matériaux dans une réflexion sociale, anthropologique et féministe. Plus récemment et sur un autre registre, l’œuvre de Pierre Huyghe se déploie aussi comme un parcours d’exposition, entrechoquant réel et fiction et ouvrant des fenêtres déconcertantes et parfois inquiétantes sur le monde. D’autres artistes se concentrent sur des installations monumentales, à l’image des tableaux filmés spectaculaires de Bill Viola, plongées dans des espaces et dans des temporalités diffractées. D’autres enfin, comme Gary Hill, intègrent la vidéo à des installations.
Dans tous les cas, le cinéma étendu à l’espace muséal provoque une relation à la durée et une attention différentes, renouvelant le rapport des visiteur·ses aux propositions documentaires – fugitif, fragmentaire et distrait, ou au contraire immersif et désorientant. L’accrochage en lui-même de films documentaires au sein d’une exposition permet d’interroger la valeur du réel représenté ; il est également susceptible d’amplifier le contraste entre l’espace clos et sécurisant de l’institution, et les vivants échos du monde qui s’échappent des films.
Nouveaux régimes d’images
Après la vidéo analogique, l’arrivée du numérique ouvre certes de nouvelles perspectives créatives d’un point de vue technologique, mais elle amplifie surtout, dans les œuvres, la question du statut des images. Les multiples régimes d’images au cœur de nos sociétés contemporaines deviennent une matière première documentaire pour de nombreux·ses artistes, qui questionnent l’envahissement progressif de l’espace public et privé par des écrans, la multiplication des canaux de diffusion, la diversification des propositions audiovisuelles en même temps que leur extrême standardisation, le développement d’outils technologiques de plus en plus perfectionnés à des fins militaires ou policières, la place grandissante des vidéos d’amateurs…
Ainsi, des réflexions autour de la vidéo-surveillance, déjà présentes dès les années 1970 chez Dan Graham, s’accentuent avec le développement des images opérationnelles dans des contextes militaires ou industriels, par exemple chez Harun Farocki ou Hito Steyerl. Keren Cytter ou Gillian Wearing, de leur côté, jouent régulièrement avec les codes de la télé-réalité dans leurs films. D’autres artistes comme Johan Grimonprez suivent une démarche de found footage numérique en compilant des vidéos diffusées sur les réseaux sociaux, créant le genre des desktop films.
Simultanément, la maniabilité et la qualité grandissante des outils numériques permettent aux artistes de se confronter encore plus frontalement qu’auparavant à des démarches documentaires, à l’image de Taysir Batniji s’enregistrant chez lui, en Palestine, en plein bombardement. Le 21e siècle signe d’ailleurs un retour au réel généralisé dans l’art contemporain, dont la multiplication des documentaires d’artistes est à la fois actrice et témoin. À l’intérieur des musées ou en dehors, leurs œuvres singulières, déroutantes et frappantes, luttent contre l’effacement de notre mémoire et la déréalisation du monde dus au trop-plein des images dans nos sociétés contemporaines.
Cet ouvrage de référence sur le cinéma d’avant-garde rédigé par Patrick de Haas, historien de l’art et du cinéma, a fait l’objet de plusieurs rééditions successives, qui ont permis à l’auteur de poursuivre sa réflexion entre 1985 et 2018.
Ouvrage encyclopédique, cartographiant les expérimentations cinématographiques en Europe, en URSS et en Amérique du Nord sur plus de 800 pages, Cinéma absolu est pourtant une traversée synthétique : Patrick de Haas, tout en s’arrêtant sur de nombreuses œuvres, parvient à tracer constamment les ponts techniques, esthétiques et historiques qui font des avant-gardes plastiques et cinématographiques des années 1920 une période charnière de l’histoire des arts.
Nicole Brenez et Christian Lebrat (dir.)
Mazzotta / Cinémathèque française, 2001
Cette somme de presque 600 pages en 31 chapitres a été dirigée par deux grand·es spécialistes du cinéma expérimental, Nicole Brenez et Christian Lebrat, à l’occasion d’une rétrospective programmée par la Cinémathèque française. Iels proposent un parcours chronologique détaillé des différents mouvements esthétiques ayant animé le cinéma d’avant-garde et expérimental en France, en mélangeant des textes de différentes natures.
On peut en effet lire successivement et sans transition, au fil des pages, des textes et manifestes d’artistes, des entretiens, des études historiques d’ensemble sur une période ou un mouvement, et des analyses formelles. L’ouvrage, tout en étant une mine d’informations extrêmement précieuse, est donc d’un abord ardu, et se consulte plutôt qu’il ne se lit d’un trait.
Publié il y a plus de vingt ans, cet ouvrage de Françoise Parfait, professeure des universités en arts plastiques, fait encore figure de référence sur l’art vidéo.
L’autrice y retrace à grands traits l’histoire et les spécificités de l’art vidéo, puis s’arrête sur des enjeux se faisant écho entre plusieurs artistes : le rapport à l’installation, la question de la surveillance, la place du corps ou encore la dimension mémorielle de l’art vidéo. Chaque chapitre s’ouvre sur une description d’œuvre et se poursuit en de plus larges analyses dans une écriture fluide, vivante et précise. L’ouvrage se clôt au seuil de l’image numérique qui, en 2001, en est à ses balbutiements.
À la Bpi, niveau 3, 704-814 PAR
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