Série

Appartient au dossier : Le cri du peuple

Histoire d’un slogan #1 : L’Hymne des femmes et du MLF

Apparu en 1971 au sein du Mouvement de libération des femmes (MLF), l’Hymne des femmes est devenu une chanson de référence pour de nombreuses militantes et organisations féministes francophones. Balises vous raconte l’histoire de ce célèbre refrain pour accompagner le cycle « Écrire les luttes », organisé par la Bpi à l’automne 2023.

Un gendarme, de dos, fait face à des manifestantes tenant une banderole "Il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme"
Manifestation du MLF à l’Arc de Triomphe, Paris, le 26 août 1970. Ville de Paris / Bibliothèque Marguerite Durand.

C’est en mars 1971 qu’une dizaine de militantes féministes, réunies dans l’appartement parisien de l’écrivaine Monique Wittig, imaginent ensemble les paroles de cette chanson en cinq couplets et un refrain, qui prendra par la suite le titre d’Hymne des femmes. Sont notamment présentes, ce soir-là, les psychanalystes Josée Contreras et Antoinette Fouque, l’écrivaine Cathy Bernheim, la photographe Catherine Deudon, l’universitaire Hélène Rouch, la dessinatrice Gille Wittig et sa sœur Monique. Toutes sont apparentées au MLF, un mouvement féministe informel et non-mixte lancé à l’aube des années 1970. L’écriture et l’interprétation collectives de chansons font alors partie de leur répertoire d’actions.

La mélodie de l’Hymne des femmes est empruntée au Chant des marais, sur une suggestion de Josée Contreras qui l’avait entendue en colonie de vacances. Elle ignore alors que cet air fut composé en 1933 par des communistes allemands internés au camp de Börgermoor, avant de circuler au sein du système concentrationnaire nazi et des Brigades internationales, puis d’être intégré au répertoire scout à l’issue de la guerre. Cet emprunt fortuit esquisse, selon la journaliste Chloé Leprince, un « pont sonore […] entre le patriarcat et la déportation », qui fait écho à d’autres références à la Shoah dans les discours étudiants et féministes de l’époque. Comme le note la musicologue Élise Petit, cette réappropriation militante du Chant des marais trouve un précédent dans d’autres reprises et détournements identifiés en Allemagne, en Angleterre, en Grèce ou encore en Corse.

À ce titre, le passage du Chant des marais à l’Hymne des femmes n’est pas sans rappeler certaines dérivations de La Marseillaise : chant guerrier réinvesti par les révolutionnaires de 1848 et les communard·es de 1871, avant de devenir hymne national en 1879, elle fournit aussi sa mélodie à La Marseillaise des cotillons, écrite par Louise de Chaumont en 1848, et à la Women’s Marseillaise entonnée par des suffragistes britanniques puis américaines dans les années 1910, sur des paroles de Florence MacAulay. Parsemant l’histoire des luttes, ces chants entonnés à l’unisson permettent à la fois de galvaniser un collectif, d’extérioriser une revendication ou une souffrance, et d’affirmer l’existence d’une identité partagée. L’Hymne des femmes s’inscrit donc dans une certaine tradition musicale et militante, en même temps qu’il donne à entendre les revendications de la deuxième vague féministe.

Un reflet des revendications du MLF

Les paroles sont publiées conjointement à deux autres chansons dans Le torchon brûle, le « journal menstruel » du MLF, en février 1972 : 

Nous, qui sommes sans passé, les femmes,
Nous qui n’avons pas d’histoire,
Depuis la nuit des temps, les femmes,
Nous sommes le continent noir.

Refrain :
Levons-nous, femmes esclaves,
Et brisons nos entraves,
Debout ! Debout !

Asservies, humiliées, les femmes,
Achetées, vendues, violées,
Dans toutes les maisons, les femmes,
Hors du monde reléguées.

Refrain

Seules dans notre malheur, les femmes,
L’une de l’autre ignorée,
Ils nous ont divisées, les femmes,
Et de nos sœurs séparées.

Refrain

Reconnaissons-nous, les femmes,
Parlons-nous, regardons-nous,
Ensemble on nous opprime, les femmes,
Ensemble révoltons-nous.

Refrain

Le temps de la colère, les femmes,
Notre temps est arrivé,
Connaissons notre force, les femmes,
Découvrons-nous des milliers.

Les différents couplets reflètent les préoccupations des militantes du MLF. La strophe d’ouverture renvoie ainsi à un enjeu mémoriel : celui de la transmission de la mémoire des luttes féministes et, plus largement, celui de la place accordée aux femmes dans l’écriture de l’Histoire. Cette réflexion motive d’ailleurs l’un des premiers coups d’éclat du mouvement : le 26 août 1970, une dizaine de militantes se rassemblent près de l’Arc de Triomphe, à Paris, et déploient des banderoles et pancartes sur lesquelles on peut lire qu’« un homme sur deux est une femme » et qu’« il y a plus inconnu que le soldat inconnu : sa femme ». L’Hymne des femmes est écrit à l’occasion d’un autre rassemblement prévu à Issy-les-Moulineaux en mars 1971, afin de commémorer le centenaire de la Commune de Paris et la participation des femmes à la défense du fort d’Issy.

Affiche "Femmes de Paris en avant ! Nous serons toutes à Issy-les-Moulineaux dimanche 28 mars à 15h"
Ville de Paris / bibliothèque Marguerite Durand.

Dans les couplets suivants, les paroles du chant évoluent. Dénonciatrices lorsqu’elles évoquent les violences sexuelles et la relégation vers la sphère domestique, elles se font ensuite mobilisatrices : les autrices de cette chanson invitent les femmes à se rassembler, ce qui fait, là encore, écho aux actions du MLF. Celui-ci opte en effet pour un militantisme en non-mixité, par et pour les femmes, multipliant les actions, les réunions et les groupes de parole informels.

Un chant collectif

L’écriture d’un tel hymne, destiné à être chanté collectivement, participe d’une stratégie d’occupation de l’espace public et médiatique. Il s’agit de donner à voir et à entendre les revendications du MLF par les chants, les manifestations et les actions spectaculaires : perturbation des États généraux de la femme organisés par le magazine Elle en novembre 1970, soutien aux ouvrières grévistes de Troyes en février 1971… Le 20 novembre 1971, l’hymne du MLF résonne dans les rues de Paris à l’occasion d’une marche internationale pour la contraception et l’avortement libre et gratuit. L’ampleur et la multiplicité des mobilisations sur ce sujet aboutissent, en janvier 1975, à l’adoption de la loi Veil relative à l’interruption volontaire de grossesse (IVG), pour une durée expérimentale de cinq ans. Sa reconduction définitive, en décembre 1979, est précédée d’une autre grande manifestation durant laquelle retentit, de nouveau, l’Hymne des femmes.

Aujourd’hui encore, l’Hymne reste une référence musicale pour de nombreuses militantes et organisations féministes. Il est ainsi fréquemment repris dans les cortèges marquant la Journée internationale pour les droits des femmes, le 8 mars, et dans ceux entourant la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, le 25 novembre – en particulier ceux organisés, ces dernières années, par le collectif #NousToutes. Les paroles sont également entonnées dans d’autres manifestations – en faveur du droit à l’avortement ou du mariage pour tous·tes, notamment – et lors des réunions d’organisations féministes institutionnalisées, comme l’association Osez le féminisme ! ou la confédération du Planning familial. L’Hymne des femmes est aussi mobilisé pour exprimer l’engagement féministe de chorales amateures et de compagnies de spectacle professionnelles, qui en font parfois un projet participatif – à l’image de la compagnie bretonne Dicilà, en mars 2018 puis en juin 2019 à l’occasion de la Coupe du monde féminine de football.

Bien que le MLF se soit détaché des formes traditionnelles de représentation politique et militante, son hymne résonne aussi, désormais, au sein des partis politiques de gauche. Il est par exemple interprété lors d’un meeting de la France insoumise en janvier 2022 puis, en novembre de la même année, par des députées affiliées à la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) à l’issue du vote sur la constitutionnalisation du droit à l’IVG.

Une réflexion intersectionnelle ?

Transmis d’une génération à l’autre, l’Hymne des femmes fait aujourd’hui l’objet d’interprétations diverses et parfois critiques. Certaines militantes féministes rejettent, en particulier, l’usage d’un « nous » englobant, qui ne saurait rendre compte des identités situées et de la pluralité des discriminations. Cette réflexion sur la priorité à donner aux rapports de genre est déjà présente dans les années 1970. L’articulation entre féminisme et lutte des classes se révèle source de divergences au sein du MLF. En parallèle apparaissent des organisations fondées sur une identité commune : le groupe des Gouines rouges est créé en 1971 en réaction à la relative invisibilité des lesbiennes au sein du mouvement féministe et du mouvement homosexuel, tandis que la Coordination des femmes noires, lancée en 1976, souligne un vécu particulier et dénonce la multiplicité des rapports de domination.

Cette réflexion intersectionnelle, au cœur de la troisième vague féministe, s’étend désormais aux paroles de l’Hymne des femmes lui-même. Dans une perspective afro-féministe, la critique porte en particulier sur l’analogie entre femmes et esclaves, qui se retrouve d’ailleurs dans d’autres écrits des années 1970 : fruit d’un féminisme « ignorant de sa propre blanchité », ce passage semble minimiser la violence de l’esclavage en même temps qu’il invisibilise les femmes noires. Certaines militantes et structures féministes optent donc pour des paroles alternatives : pour le refrain, la chorale anarchiste de Lausanne alterne par exemple entre « Écrivons notre histoire / Construisons nos espoirs » et « Levons-nous femmes en rage / Et brisons toutes les cages ».

D’autres choristes et militantes, sollicitées par la sociologue Cécile Talbot, regrettent l’austérité de la version initiale, et notamment la passivité que suggèrent les premières strophes. À Marseille, en 2015, la préparation d’une marche de nuit en non-mixité choisie voit ainsi émerger une nouvelle version : « Leurs temps sont révolus, les femmes / Ensemble regroupons-nous / Avec nos poings, nos pieds, les femmes / Pour pratiquer le kung-fu ! » – en référence aux pratiques d’autogestion et d’autodéfense davantage présentes actuellement. D’autres font le choix de conserver les paroles originales, sans toutefois y adhérer pleinement. Comme le souligne Cécile Talbot, ces réappropriations contemporaines traduisent une volonté de préserver la mémoire des mobilisations passées, en même temps qu’elles reflètent l’évolution et la diversité des féminismes.

Publié le 02/10/2023 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

« Hymnes féministes, chansons de ralliement : la lutte en chanté », par Camille Paix, Laure Bretton et Samuel Ravier-Regnat | Libération, 20-27 août 2022

Cette série propose, à travers six exemples, un « tour d’horizon des musiques qui ont accompagné les combats pour les droits des femmes. » L’un des articles est consacré à l’hymne du MLF.

Accessible à la Bpi via Europresse

En lutte ! Carnet de chants

Étienne Augris et al.
Éditions du Détour, 2022

Cet ouvrage propose une sélection de vingt-quatre chants ayant accompagné les mouvements de lutte dans le monde occidental, de la Révolution française aux années 2010. Les origines et la postérité des différents morceaux sont ainsi présentées, sur un ton accessible. Les mobilisations féminines et féministes sont en particulier évoquées à travers La Grève des mères de Georges Montéhus (1905), l’Hymne des femmes du MLF (1971) et Balance ton quoi d’Angèle (2018).

À la Bpi, niveau 3, 782.3 ENL

« "Nous qui sommes sans passé, les femmes" : usages et réappropriations de l’Hymne des femmes dans les collectifs féministes de la troisième vague », par Cécile Talbot | Mots. Les langages du politique n°124, 2020

« Cet article examine les usages d’un chant, l’Hymne des femmes, chez les féministes dites de la “troisième vague”. Une enquête auprès de groupes de chant (chorales) et de groupes militants mixtes ou non permet d’étudier ce chant comme pratique militante. Treize entretiens explorent la façon dont le chant est rencontré, transmis, pratiqué, mais aussi questionné. En effet, l’étude montre que chez cette génération de personnes diversement militantes et portant un engagement féministe, la transmission de l’Hymne des femmes comme pratique mémorielle et identitaire coexiste avec une remise en question de son universalité. L’article examine les réappropriations et adaptations du chant qui témoignent de cette transmission critique de l’héritage féministe. »

En accès libre sur OpenEdition

Ne nous libérez pas, on s'en charge. Une histoire des féminismes de 1789 à nos jours

Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel
La Découverte, 2020

Les historiennes Bibia Pavard, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel proposent ici un ouvrage particulièrement riche sur l’histoire des féminismes, de la fin du 18e siècle à nos jours. Une attention notable est accordée à la diversité des courants de pensée et des organisations qui nourrissent le mouvement. Les chapitres IX, X et XI reviennent sur l’effervescence militante et les mobilisations féministes des « années 68 ».

À la Bpi, niveau 2, 300.11(091) PAV et en ligne via Cairn

« Chanter contre le pouvoir du phallus : ces tubes féministes qu'on redécouvre », par Chloé Leprince | France Culture, 13 juin 2019

Dans cet article publié sur le site de France Culture, la journaliste Chloé Leprince revient sur la genèse de l’Hymne des femmes, avec une attention particulière pour la première strophe, qui interroge la place des femmes dans la société et dans l’écriture de l’Histoire.

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