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Appartient au dossier : IA, le grand bluff

Quand les machines prennent la plume

Depuis les années 1950, la littérature n’est plus l’apanage de l’esprit humain. Des premiers algorithmes rudimentaires aux IA génératives contemporaines, les machines ont expérimenté l’écriture, suscitant à la fois admiration, scepticisme et débat. Les œuvres littéraires générées par des machines relèvent-elles de la simple imitation ou sont-elles des créations à part entière ? Quel impact sur la littérature, les écrivain·es et le secteur de l’édition ? Retour sur quelques jalons marquants pour explorer ces questions.

Premières tentatives

L’histoire commence dans les années 1950 avec Christopher Strachey. Cet informaticien britannique utilise l’un des premiers ordinateurs modernes, le Ferranti Mark 1, pour générer des lettres d’amour. Les « Love Letters » produites par ce programme rudimentaire combinent de manière aléatoire des phrases et des adjectifs prédéfinis. Le résultat ? Des textes poétiques, souvent absurdes et humoristiques.

Un exemple de Love Letter. texte en anglais : « Dear moppet, You are my anxious enthusiasm. My wistful fancy is wedded to yout sympathy. You are my craving fervour. My lovesick sympathy woos your adoration. My winning sympathy affectionately cherishes your curious ardour. Yours lovingly, Muc »
Un exemple de « Love Letter » © NightCity 85 sur Flickr

Ces lettres amusantes posent une question fondamentale : peut-on parler de création littéraire ? Strachey n’a pas écrit les lettres lui-même, mais il a conçu l’algorithme. Dès lors, la frontière entre l’auteur humain et la machine devient floue. Les « Love Letters » ne simulent pas l’écriture humaine dans sa complexité, mais montrent que la machine peut produire des textes à partir de règles préétablies. Une première étape vers l’automatisation de l’acte créatif.

Émergence des romans générés

Dans les années 1980, le programme Racter (abréviation de « raconteur ») franchit un nouveau cap. Ce logiciel, conçu par William Chamberlain pour générer aléatoirement du texte en anglais à partir d’une structure et d’un vocabulaire programmés, est crédité comme l’auteur de l’ouvrage The Policeman’s Beard Is Half Constructed. Pour la première fois, une œuvre littéraire est présentée comme écrite par une machine. 

Racter soulève la question de l’imitation. Les phrases sont certes grammaticalement correctes, ont du sens, mais restent dépourvues d’intention et d’émotion. La machine imite l’écriture humaine sans en saisir les subtilités. Cette invention inaugure un nouveau type de littérature où humain et machine collaborent. La machine, seule, est incapable de créer.

Une littérature générative assumée

Dans les années 1990 et 2000, l’informaticien et écrivain français Jean-Pierre Balpe pousse plus loin l’idée de littérature générée. Ses programmes, capables de produire des œuvres entières, utilisent des bases de données lexicales et des algorithmes complexes pour construire des récits cohérents. Contrairement à celles de Racter, les œuvres de Balpe n’imitent pas la littérature humaine. Elles affichent une certaine autonomie en tant que créations génératives ex nihilo.

Cette approche pose une question cruciale : une œuvre générée est-elle une imitation ou une véritable création ? Pour Balpe, la réponse est claire : la machine est un outil, mais c’est l’écrivain·e qui conçoit l’algorithme et décide des paramètres de création. L’IA ne remplace pas l’auteur·rice. Il ou elle devient « méta-auteur·rice » qui, plutôt que d’écrire, orchestre les possibles.

La poésie à l’ère des algorithmes

Nick Montfort, poète et programmeur étasunien, explore une autre facette de la création littéraire algorithmique à partir des années 2000. Ses programmes génèrent des récits courts, poétiques, qui interrogent les structures narratives. Taroko Gorge (2009), créé lors d’un voyage à Taiwan, produit des variations infinies de vers sur le thème de la nature. Le programme repose sur un ensemble de structures syntaxiques fixes (modèles de phrases) et de mots choisis dans des listes prédéfinies. À chaque exécution, ces éléments sont combinés pour produire de nouveaux vers. Le résultat, en langue anglaise, bien que répétitif dans ses motifs, varie constamment dans les détails.

Avec ses travaux, Montfort met en lumière une caractéristique essentielle de la littérature générée : sa plasticité. Les textes produits ne sont pas fixes ; ils évoluent en temps réel, en fonction des paramètres du programme et du moment où celui-ci est lancé par le lecteur ou la lectrice. Cela bouleverse la conception traditionnelle du texte littéraire, qui devient fluide et interactif.

Collaboration avec l’IA

Avec l’écrivain et artiste étasunien K. Allado-McDowell, on assiste à une véritable collaboration entre humain et machine. Dans leur livre Pharmako-AI (2019), l’auteur et l’IA générative ChatGPT dialoguent et produisent ensemble un texte hybride, mêlant réflexions philosophiques et fragments narratifs.

Cette collaboration soulève des questions fascinantes : qui est l’auteur·rice ? L’IA est-elle une simple assistante ou une co-créatrice ? Dans ce cas précis, l’IA n’écrit pas seule : elle répond aux prompts de l’humain·e, qui sélectionne et édite les réponses. L’œuvre devient ici un échange, une conversation qui redéfinit le rôle de l’écrivain·e.

Un roman signé IA

En 2021, le Français Romain Fessard publie Anna – Les Ombres du Cyberespace, un roman coécrit avec ChatGPT. Ici, l’IA contribue pleinement à l’élaboration de l’intrigue et au style d’écriture. L’objectif est de montrer comment la machine enrichit le processus créatif, plutôt que de le remplacer.

Ce type de projet illustre l’impact concret de l’IA et des large language models (systèmes de génération de textes entraînés sur d’immenses corpus) sur la pratique d’écriture. Certain·es auteur·rices considèrent ces outils comme des partenaires, capables de stimuler leur imagination ou de débloquer des situations narratives.

Quel avenir pour la littérature et le secteur de l’édition ?

L’essor de l’IA dans la création littéraire soulève des problématiques éthiques et juridiques. Qui détient les droits d’auteur d’un texte généré, même partiellement, par une IA ? La personne qui crée l’algorithme, celle qui utilise le logiciel, ou bien aucune des deux ? Ces questions restent ouvertes, et pour l’heure les législations peinent à suivre.

Le monde de l’édition pourrait être profondément transformé. Avec des outils capables de générer des romans rapidement, la frontière entre œuvre artisanale et production industrielle s’efface, pouvant entraîner une surproduction de contenus et obligeant les maisons d’édition à repenser leur rôle de sélection et de valorisation.

Entre imitation, création et collaboration, l’avenir de la littérature à l’ère de l’IA s’annonce hybride. Une révolution inéluctable, à laquelle tout le secteur devra s’adapter.

Publié le 05/05/2025 - CC BY-SA 4.0

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« Taroko Gorge Remixed », un article de Joël Gauthier | Archiver le présent

Un article de Joël Gauthier sur l’histoire et la genèse du code python de Taroko Gorge, de Nick Montfort.

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