Les débats autour de la démasculination de la langue ont émergé à la fin du 20e siècle et se traduisent par des solutions grammaticales, la féminisation de mots, le double marquage de genre ou encore le point médian. Ces solutions ne suffisent pas à dépasser la binarité et restent assez artificielles pour les dessinateur•ices de caractères engagé•es de la collective Bye Bye Binary. À la recherche d’une inclusion de tous les genres, compatible avec une fonctionnalité et une esthétique du texte, i•els expérimentent en créant des caractères inclusifs spécifiques à décliner dans des polices de caractères existantes ou en création.
Caroline°Camille Dath°Circlude, enseignant* à l’école de recherche graphique (erg, Bruxelles) travaille à un inventaire de ces créations typographiques, qu’iel nous présente.
Quand et comment ont émergé les typographies inclusives ?
La création de caractères typographiques dits « inclusifs » a commencé à être médiatisée lorsque Tristan Bartolini a reçu le Prix Art Humanité de la Croix-Rouge en 2020. Mais c’est quelque chose qui était en cours depuis plusieurs années. C’est une pratique collective qui vient de mouvements « féministe-queer-trans-pédé-bi-gouine » dans le but de dépasser la crispation qu’il y a eu sur le point médian, en trouvant de nouvelles formes permettant d’inclure des personnes qui ne se définissent ni comme hommes, ni comme femmes. Cette médiatisation soudaine d’une seule personne ne rendait pas grâce à cette pratique, qui est vraiment collective et sur laquelle travaille notamment la collective Bye Bye Binary en organisant des workshops de typographie et en exposant son travail dans les écoles. Il nous a paru évident qu’il fallait documenter plus le sujet, alors, nous qui sommes plutôt des praticiens et praticiennes, nous avons commencé à théoriser notre travail. Cela a mis un peu de temps à se mettre en route, mais plusieurs articles vont sortir dans différents livres, revues et autres.
Pour ma part, je suis enseignant* en graphisme à l’école de recherche graphique (erg) et je suis un Master de spécialisation en études de genre interuniversitaire. Je travaille actuellement sur un inventaire dans le cadre de mon mémoire de recherche. J’ai lancé un appel aux typographes pour recueillir des spécimens typographiques. C’est un petit milieu et j’avais déjà connaissance d’une quarantaine de personnes travaillant sur le sujet mais je ne pouvais pas prétendre à l’exhaustivité. Le but de cet inventaire est de voir pourquoi, dans quelles conditions et par qui ces typographies ont été créées. J’ai mis en ligne un questionnaire pour interroger les conditions d’émergence de ces pratiques et comment elles se connectent entre elles : est-ce que c’est dans le cadre d’un ouvrage ou d’une communication éphémère de type affiche ? est-ce que les graphistes ont été payés ou est-ce un travail d’activiste bénévole ? Je vais analyser toutes les réponses, documenter et publier le résultat au fur et à mesure. En parallèle, avec la collective, on continue à donner des interviews, des conférences et à organiser des workshops dans des écoles. C’est quelque chose qui « pollinise ».
Quelles sont les réactions des professionnels ? Des étudiants ? Du grand public ?
Les étudiant·es réagissent plutôt bien. Un sondage de L’Obs est sorti en 2019 qui disait que 14 % des 18-24 ans se considèrent comme « non-binaires ». Il y a quelque chose de fort qui vient de la jeunesse, pour qui la binarité de genre est dépassée. Ce sont plutôt les collègues qui émettent parfois des réticences et qu’il faut convaincre. Pour les étudiant·es, c’est presque intégré de réfléchir à ces questions et de les inclure dans leurs réflexions.
Au moment où nous avons commencé à publier nos recherches, nous avons reçu des réactions très polarisées : un grand enthousiasme des personnes concernées et des milieux féministes militants, mais également de nombreuses remarques sur la lisibilité. Cette critique sur la lisibilité, il faut voir de qui elle émane et d’où elle est formulée. Quand ce sont des personnes concernées par des problèmes de dyslexie ou de dyspraxie, c’est intéressant. C’est parfois abordé par des étudiant·es dans leur mémoire de fin d’année parce qu’ i·els sont eux-mêmes préoccupé·es ou concerné·es par ces questions, mais ça ne fait pas vraiment partie des formations typographiques de base. L’apparition de la typographie dite inclusive est très récente. Elle date de 2017 seulement et les critiques qui lui sont faites ne s’appuient pas sur des études. Quand l’Académie française prétend que le point médian est un « péril mortel pour la langue française », elle ne s’appuie pas sur une étude ou en tout cas, elle n’en fait pas mention… J’ai proposé sur le site typo-inclusive.net des bases pour une étude de lisibilité, avec un questionnaire et le protocole qu’il faudrait mettre en place pour que cette étude ait une valeur. Mais il faudrait réaliser trois cents entretiens semi-directifs. Cela a un coût en temps et en financement de la recherche. J’ai sélectionné des exemples de typographies qu’il serait intéressant d’étudier et de comparer : une écriture en masculin neutre classique, l’écriture avec le point médian, et puis nos nouveaux glyphes particuliers. Il est important de dire que les projets qu’on met en place ouvrent des imaginaires mais n’apportent pas forcément de solution concrète à mettre en place par tout un chacun. Il y a tout à faire, c’est un champ très vaste qui s’ouvre et qui va sans doute mettre des années à s’implémenter. Avec la collective, on se dit que ce sont les usages et les pratiques qui feront que cela s’impose ou pas dans le temps.
Est-ce que les usages sont fonctionnels à ce stade ?
Pour que cela devienne une norme, il faudrait que ce soit accessible de la même façon sur tous les claviers… Or pour entrer dans le système Unicode, il faut que la demande émane d’un grand nombre de personnes. Nous devrions nous mettre d’accord sur un mapping commun des glyphes dans la Private Use Area A (PUA) d’Unicode, un peu à la manière du Medieval Unicode Font Initiative (MUFI), le projet visant à coordonner l’encodage et l’affichage de caractères médiévaux écrits en alphabet latin. Cela nécessiterait beaucoup d’investissement, alors on essaie d’abord de mettre en place des pratiques.
Déjà, le point médian n’est pas toujours simple à saisir au clavier, il faut utiliser la touche « alt » avec une combinaison de chiffres : alt+0183 sur PC ou alt+shift+F sur Mac. Eugénie Bidaut, de l’Atelier national de recherche typographique à Nancy et proche de la collective, travaille sur ces questions d’accessibilité. Elle expérimente pour simplifier : à partir de la saisie consécutive de deux points simples au clavier, elle fait apparaître un glyphe. Mais il faudrait encore que cette pratique s’uniformise et s’étende à tous les dessinateur·ices de caractères. On travaille à ces questions mais ça va prendre beaucoup de temps. La médiatisation de ces pratiques rend les gens impatients mais on en est au stade de la création d’imaginaires, pas au design de solution.
D’autant qu’on trouve intéressant que les personnes se réapproprient la langue et l’utilisent de la façon dont elles le souhaitent. Il est important de normer les choses pour des questions d’apprentissage et de simplification mais il y a aussi dans la diversité de cet usage quelque chose qui appartient à chacun·e. Nous, en tout cas, nous défendons la diversité. D’ailleurs, on mêle souvent différentes façons de faire quand on écrit entre nous ou dans des articles. On mélange les formes pour éviter d’en fixer une. L’idée n’est pas de sortir d’un système de domination pour en créer un autre. Il y a souvent des alternatives dans les systèmes de caractères que nous créons. Pour un même glyphe, on crée des variantes. Pour le moment, le foisonnement est beau à observer. Il ne nous paraît pas souhaitable d’uniformiser à ce stade, même s’il faut quand même des typos fonctionnelles pour que les gens puissent les reprendre et les utiliser et c’est possible.
Sur le site typo-inclusive.net, j’utilise le Baskervvol, un dérivé du revival Baskervville de l’ANRT, pour le corps courant. J’implémente aussi cette police dans un livre en cours de rédaction. Toutes les fontes ne sont pas libres de droit et open source mais beaucoup le sont et autorisent les modifications. Cela permet d’intégrer les glyphes nécessaires dans une typographie existante pour la rendre inclusive et donc de modifier énormément de polices avec un travail minimum. Cela représente plus ou moins quarante glyphes à dessiner alors qu’une police de caractères complète en compte beaucoup plus. Il est important de sensibiliser les dessinateur·ices de caractères inclusifs afin qu’ i·els intègrent un set de caractères inclusifs de base aux fontes.
Cela fait environ quatre ans que je travaille sur le sujet et c’est très plaisant, de se réapproprier la langue. Le travail du dessin de caractères est facilité par les outils informatiques. Avant, il fallait des fontes en plomb, c’était compliqué. Quand on voit les possibilités, quand on travaille en collective et qu’on voit ce que font les autres et ce qui émerge, c’est passionnant.
Artisan.e.s des mots et des images, iels nous plongent dans des imaginaires repensés par le prisme du genre. Dans le sillage de glyphes, de langages épicènes, de ligatures, mais aussi par la sonorité des mots féminins et masculins, des formes et des couleurs, du moche et du beau, des acteur.ice.s du monde culturel et artistique questionnent les liens entre esthétique et société patriarcale, le langage comme enjeu de pouvoir pour montrer que l’inclusivité n’est pas qu’une affaire de linguistes.
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