La méchanceté et la dangerosité des ennemis dans les jeux vidéo se traduit dans leur aspect physique. À l’occasion de l’édition 2024 du festival Press Start, dont le thème est « Peur et jeu vidéo », Balises s’intéresse aux figures féminines de l’épouvante et délivre les ingrédients esthétiques de l’horreur au féminin.
Yeux rouge sang, peau blafarde, bouche édentée de sœur Madeleine dans Evil Nun (2023), regard noir acier de mère Miranda dans Resident Evil (dont le premier opus est sorti en 1996), visage visqueux à la forme phallique de la mutante Rachael Foley dans Resident Evil Revelations, le machiavélisme au féminin dans les jeux vidéo d’horreur se lit sur le corps.
La laideur est associée aux personnages redoutables depuis les temps les plus reculés, comme l’expliquent Dominique Lanni et Aurore Petrilli, dans leur Bestiaire des monstres féminins: « Dans les épopées et récits des peuples de l’Indus et des Sumériens, les divinités, êtres fantasmagoriques, créatures monstrueuses ont, très tôt et en tous lieux, puissamment excité l’imaginaire de l’homme, répondant à son besoin de croyances, d’émerveillement, d’épouvante et de sidération. » L’Antiquité gréco-romaine a ses Sphinx, sirènes, Chimère, Méduse, Echidnales. De même, les contes de fée sont peuplés de mégères répugnantes. La sorcière de Blanche neige et la marâtre de Cendrillon présentent nez crochu, cheveux hirsutes et regard menaçant. La littérature et le cinéma ont aussi leur panoplie d’affreuses méchantes, empâtées et souvent masculinisées, comme la Thénardier dans Les Misérables (1862) de Victor Hugo et ses diverses adaptations pour l’écran.
Depuis les premières bornes d’arcade commercialisées en 1970, l’esthétisme de l’horreur au féminin semble s’approprier cet héritage ancestral de la monstruosité. Il offre des personnages au physique à l’opposé des canons de beauté traditionnels qui ne s’émancipent pas pour autant des stéréotypes de genre.
Des mégères, ni ingénues, ni vamps
« Il est difficile pour les personnages féminins de s’éloigner de la catégorie de la ʺvictimeʺ, de la figure de la ʺprincesse en détresseʺ et de ʺl’idéal de la beauté féminine et de la sexualitéʺ », constate Bernard Perron, qui a étudié le survival horror au prisme du genre dans Genres et jeux vidéo (2015). Belle ingénue ou objet sexuel destiné à satisfaire les fantasmes masculins, les figures féminines présentes dans les jeux vidéo – en nombre moins important que leurs homologues masculins – font ressurgir les rapports entre les sexes, caractérisés par la domination masculine et la soumission féminine.
Poitrine généreuse sculptée par un large décolleté, hanches et fessiers mis en valeur par des tenues moulantes, les corps des personnages féminins sont systématiquement hypersexualisés. Le male gaze, c’est-à-dire le regard masculin à travers lequel on considère les personnages féminins comme des objets de désir, selon la définition de Laura Mulvey, est bien à l’œuvre dans les jeux vidéo. Dans Genres et jeux vidéo, Mathieu Triclot constate d’ailleurs que « la fonction des personnages féminins se réduit le plus souvent à la satisfaction érotique ». Lara Croft dans Tomb Raider (1995), la pulpeuse Aya Brea dans Parasite Eve (1998), la rousse Jesse Faden dans Control (2019) affichent toutes des physiques attrayants.
Pourtant, cet érotisme disparaît chez les figures terrifiantes, vouées à susciter peur et dégoût.
Le corps monstrueux
Les yeux, les cheveux, le corps monstrueux sont les ingrédients principaux de la terreur au féminin dans les jeux vidéo. Les yeux rouge sang de sœur Madeleine, dans Evil Nun, évoquent l’enfer. Quant aux yeux cerclés de noirs de Mère Miranda dans Resident Evil, ils rappellent la noirceur des grandes figures machiavéliques du cinéma, comme Irma Vep dans Les Vampires, film à épisodes de Louis Feuillade (1915-1917) ou ceux du docteur Caligari dans le film expressionniste allemand de Robert Wiene (1920).
Les cheveux ébouriffés sont aussi des signes distinctifs de perversion, une menace de danger, comme le confirme la tignasse d’Eveline, l’enfant démoniaque, dans le septième opus de Resident Evil. Animale et sensuelle, la chevelure féminine a une signification emblématique, explique l’historienne Michelle Perrot dans Mon Histoire des femmes : « La représentation des cheveux des femmes est un thème majeur de leur figuration, surtout lorsqu’on veut suggérer leur proximité de la nature, de l’animalité, du sexe et du péché. »
Enfin, le corps lui-même, des pieds à la tête, est une matière première de la terreur. La monstruosité corporelle est une composante essentielle de l’horreur, parfaitement incarnée dans la figure des zombies, récurrente dans divers jeux (Last of Us, Resident Evil). La mutante Raphael Foley au corps mi-femme/mi-animale, à forme phallique (Resident Evil Revelations), est un exemple édifiant de difformité. Les transformations physiques qu’elle subit (jambe à la forme de serpent, bras de rapaces, peau de lézard et bouche dévoreuse de mante religieuse) évoquent d’ailleurs les Empouses (Empusa) qui, selon Dominique Lanni et Aurore Petrilli, dans leur Bestiaire des monstres féminins, sont « des créatures protéiformes [qui] ont le pouvoir de changer d’apparence à volonté ». Le monstre est né, comme l’indique Maud Assila dans Histoire des monstres à l’époque moderne et contemporaines (2007), « d’une crainte ancestrale de la disparition de l’espèce. [Il] effraie parce qu’il évoque la possibilité d’une structure du chaos ».
La dégénérescence est donc symbolisée par la difformité, mais s’exprime aussi à travers la scénographie.
L’esthétisme de l’effroi
La bande-son et les décors contribuent également à construire une scénographie de l’effroi. Les corps féminins apparaissent d’autant plus effrayants qu’ils sont mis en scène dans des espaces sordides avec des ambiances sonores angoissantes. « You need to escape this school ! » (vous devez vous échapper de l’école !), peut-on lire sur l’écran dans Evil Nun. Sur des accords dissonants de piano et des bourdonnements grinçants, surgit la silhouette sombre de sœur Madeleine, qui évoque la mère castratrice dans Psychose d’Hitchcock (1960). Arpentant les couloirs et les escaliers lugubres de l’orphelinat, elle poursuit ses proies avec un marteau et des cris effroyables. Dans Resident Evil, la Mère Miranda, biologiste, a une allure de sorcière. Portant une robe noire avec des ailes de rapace, elle sème la terreur dans son village. À l’affût de corps humain pour recueillir l’esprit de sa fille défunte et lui redonner vie, elle est une figure carnassière.
Les violons grinçants, les rythmes saccadés, les silences subis, les bruits de pas, les cris constituent les ingrédients privilégiés de l’angoisse et préparent l’arrivée tant redoutée du monstre. Les orphelinats glauques (Evil Nun), les espaces labyrinthiques, une ville vidée de ses habitant·es et peuplée de créatures immondes (Silent Hill), constituent des lieux cauchemardesques, à l’image des personnages qui les habitent.
Les stéréotypes de genre aux manettes
Les femmes violentes qui sèment la terreur dans les jeux vidéo sont en contradiction avec la norme attendue. C’est pourquoi leur féminité est niée. L’aspect physique terrifiant des personnages féminins est proportionnel à leur toxicité dans le récit. Il est aussi un révélateur du regard porté sur celles qui s’écartent du modèle imposé de l’ingénue ou de la femme objet. « La laideur reste liée à la révolte des femmes qui refusent le carcan dans lequel on continue à vouloir les enfermer », affirme l’historienne Claudine Sagaert dans Histoire de la laideur (2015). Les traits disgracieux choisis par les concepteur·rices de jeux vidéo font ainsi écho au malaise ressenti face à la violence des femmes, sujet encore tabou aujourd’hui. Ils révèlent aussi l’impossibilité d’envisager des portraits de femmes variés et complexes dans un univers virtuel manichéen, influencé par une vision patriarcale qui reste attaché aux femmes pulpeuses et condamne les méchantes à rester laides. Un monde vidéoludique en mode « Femme, sois belle et tais-toi ». Game over !
L’objet de cette étude est de rendre compte de l’élaboration progressive d’une définition des monstres à l’époque moderne et contemporaine. Chaque époque, chaque système génère sa propre définition des monstres. La société actuelle tend à ériger de nouvelles définitions de la monstruosité, l’abandon progressif de toute référence au droit naturel visant à en réorganiser la typologie.
Bernard Perron
Presses universitaires Blaise Pascal, 2021
Parce qu’il y eut un temps où on avait peur du jeu vidéo, il semble pertinent de s’intéresser au dixième art à travers le prisme du genre de l’horreur. Il ne s’agit pas cependant, dans ce petit ouvrage, de plonger au cœur des ténèbres. L’aventure consistera davantage à mettre en parallèle l’histoire innovante des jeux d’épouvante avec celle du jeu vidéo en général pour mieux examiner et comprendre les modes d’expression et les caractéristiques de cet incontournable phénomène socioculturel. Que vous soyez un·e joueur·euse passionné·e ou occasionnel·le, n’hésitez pas à explorer le jeu vidéo par l’entremise de cet ouvrage éclairant.
À la Bpi, niveau 1, GE JEU P
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