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Appartient au dossier : Les Blank, Ross Brothers : l’Amérique en périphérie

Les Blank, cinéaste folk

Le documentariste états-unien Les Blank (1935-2013) laisse une œuvre riche d’une quarantaine de films. Particulièrement attentif à la musique populaire, à la cuisine et au mode de vie des habitants du Sud, le cinéaste brosse le portrait d’une certaine Amérique, dans les marges sociales et géographiques. Illustration en trois documentaires emblématiques, alors que la Cinémathèque du documentaire à la Bpi lui consacre une rétrospective au printemps 2023.

Né en 1935 en Floride, titulaire d’un doctorat en cinéma de l’University of Southern California, Les Blank amorce sa carrière en réalisant des films institutionnels. Puis, en 1964, il suit le musicien de jazz Dizzy Gillespie. Il commence alors à développer son art du portrait et son esthétique de la discrétion. La caméra à l’épaule, Les Blank reste immobile de longs moments pour se faire oublier de ses protagonistes, tout en allant chercher les détails du réel dans des séries de gros plans. Il agrémente ses films d’entretiens informels, qui rappellent sa présence sans déstabiliser les personnages. Des textes, calligraphiés avec soin et simplicité, donnent parfois, à l’écran, quelques informations supplémentaires.

Tout au long de sa vie, Les Blank capte des traditions états-uniennes, au point que la Bibliothèque du Congrès intègre deux de ses documentaires au National Film Registry pour les conserver, car ils montrent des aspects de la culture américaine désormais disparus. Son travail documentaire est également récompensé par d’innombrables prix à l’international.

The Blues Accordin to Lightnin Hopkins, de Les Blank (1968) © Les Blank Films

The Blues Accordin to Lightnin Hopkins (1968)

En 1968, Les Blank réalise un portrait de trente minutes du bluesman Lightnin Hopkins. Le cinéaste ne cherche pas à retracer la vie mouvementée du musicien, qui a plus de cinquante ans. À une exception près – un bal populaire –, il ne met pas non plus en scène de concert, ni ne souligne la notoriété de celui qui est alors connu bien au-delà de la communauté noire du Texas, où il vit.

Les Blank filme Hopkins jouant de la guitare, chantant de sa voix profonde à l’accent traînant, partout, tout le temps : au bord d’une route, à la maison… Il montre une musique profondément ancrée dans le quotidien. Moment de partage, outil d’expression, exutoire d’une vie rude, le blues de Hopkins se donne à voir, autant qu’à entendre : il se lit sur ses traits marqués et ses mains solides, il émane des maisons fragiles, des rodéos et des rues filmées alentours, il transparaît dans les rencontres que fait Hopkins au fil du film.

En même temps, le musicien est filmé au plus près, figure presque chamanique qui dénote dans son environnement populaire avec ses dents en or, ses cheveux gominés, ses costumes et sa prosodie incantatoire. The Blues Accordin to Lightnin Hopkins est ainsi représentatif des nombreux portraits de musiciens que réalise Les Blank, donnant de l’épaisseur à la musique et une extraordinaire incarnation aux protagonistes, sans jamais les auréoler de gloire.

Always for Pleasure (1978)

Film impressionniste, Always for Pleasure montre l’ambiance des festivités de Mardi gras à La Nouvelle-Orléans, dans un tourbillon de couleurs, de danse et de musique. Une série de gros plans en mouvement et une bande-son jazz enregistrée au fil du tournage évoquent les traditions musicales et culinaires, mais aussi tout l’art de vivre des populations noires de Louisiane. En cela, Always for Pleasure constitue une synthèse de l’œuvre de Les Blank, sur le fond comme sur la forme.

Ce documentaire, plus complexe qu’il n’y paraît, égrène les pratiques qui donnent au carnaval son sens à la fois poétique et social. Il commence comme une réflexion sur la vanité de l’existence, avec des second liners qui jouent dans le cortège d’un enterrement, et que l’on retrouve dans les défilés festifs de Mardi gras. Plusieurs recettes populaires d’écrevisses et de riz aux haricots, mais aussi de gumbo, ragoût à la tomate et aux épices, sont ensuite montrées.

Puis, Always for Pleasure se concentre sur les défilés des Black Indians. Là, Les Blank prend le temps d’expliquer, entre textes, courtes interviews et scènes de vie, l’origine et l’organisation des cortèges. Toujours en musique, l’histoire des sublimes costumes en perles, cousus en hommage aux populations autochtones d’Amérique, se mêle aux origines des chants et des danses des Black Indians, descendant·es d’esclaves. Les dimensions païenne et chrétienne du carnaval sont elles aussi évoquées, et la fête se clôt sur des dessins faisant à nouveau le lien, en musique, entre vivant·es et mort·es, comme une ultime conjuration.

Always for Pleasure, de Les Blank (1978) © Les Blank Films

Garlic is as Good as Ten Mothers (1980)

« L’ail est aussi bon que dix mères », littéralement, évoque, comme son nom l’indique, l’amour de l’ail. Plus précisément, Les Blank s’intéresse aux personnes qui le cuisinent autour de son lieu de résidence en Californie, sans voyager plus loin. La Californie est de fait l’un des plus importants producteurs d’ail au monde. Avec sa caméra, Les Blank s’arrête donc dans un festival local à la gloire de l’ail, et rencontre des personnes d’origine espagnole, italienne, française, asiatique et nord-africaine qui, toutes, l’utilisent avec générosité dans leurs recettes. Pendant la projection du film, Les Blank fait lui-même rôtir de l’ail au fond de la salle, diffusant le film en odorama.

Ce documentaire de moins d’une heure est l’un de ceux préservés au National Film Registry de la Bibliothèque du Congrès. De fait, sous l’apparente légèreté de son sujet et l’humour qui le traverse, le film brosse un portrait multiculturel de la Californie à l’aube des années quatre-vingt. Les personnages montrent leurs recettes, mais racontent en même temps des souvenirs et des bribes d’histoire collective autour de l’ail. Danses et musiques accompagnent chaque séquence, nous entraînant au fil des récits dans l’Espagne d’après-guerre ou dans le Sud de la France.

Le film se clôt sur la défense d’une agriculture locale à échelle humaine et sans pesticide. Il rappelle aussi, en un clin d’œil final, les conditions de travail pénibles, dans les champs et en usine, de celles et ceux qui ramassent et conditionnent l’ail pour la consommation. À travers un prisme culinaire, Les Blank parvient donc à proposer un instantané culturel métissé du nord de la Californie, doublé d’un plaidoyer pour une agriculture biologique, pour des conditions de travail décentes, et – surtout – pour un art de vivre fondé sur la convivialité.

Publié le 20/03/2023 - CC BY-SA 4.0

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