Sélection

Luciano Berio en cinq œuvres

Il y a vingt ans disparaissait Luciano Berio, compositeur italien qui, tout au long de sa carrière, a tenté d’allier avant-garde musicale et musique populaire. Balises vous propose de découvrir son œuvre à travers une sélection de cinq compositions, pour accompagner une rencontre musicale proposée par la Bpi et l’Ircam dans le cadre de ManiFeste, le 22 juin 2023.

Les deux musiciens discutent autour d'une estrade
Composer Luciano Berio and violinist Francesco D’Orazio, 2017, par Bbohman – CC BY SA

Luciano Berio (1925 – 2003) est un compositeur issu d’une famille musicienne. Il fait partie d’une génération de musicien·nes et compositeur·rices marqué·es – parfois jusque dans leur chair – par les atrocités de la guerre, convaincue de la dimension éthique de l’expérience musicale. Alors qu’il se destinait à être pianiste, une blessure à la main pendant sa conscription dans l’armée mussolinienne le pousse vers la composition. Ce n’est qu’après 1945 qu’il découvre la musique du 20e siècle, puis la musique d’avant-garde. Il devient un pensionnaire régulier du séminaire de Darmstadt dans les années 1950, où il se confronte pour la première fois à la musique sérielle, puis à la musique électroacoustique. Avec les compositeurs Bruno Maderna et Luigi Nono, il fonde à Milan le Studio di Fonologia, premier studio électroacoustique d’Italie. Ensemble, ils cherchent notamment à promouvoir la musique contemporaine auprès d’un large public, notamment par la création des Incontri musicali, séries de concerts consacrés à la musique contemporaine. 

Le parcours de Luciano Berio est marqué par la volonté d’allier diffusion de la musique contemporaine, hommage à toutes les formes de musiques, création musicale et transmission des savoirs. Il multiplie les expériences d’enseignement, qui viennent nourrir ses compositions. Après une décennie passée à enseigner aux États-Unis (à Harvard, puis à la Julliard School of Music),  il prend la direction de la section électro-acoustique de l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (Ircam), de 1974 à 1980. De retour en Italie, il fonde le Tempo Reale, un centre dans la lignée de l’Ircam, avant de repartir en résidence à Harvard à partir de 1994.

Plusieurs aspects sont marquants dans son œuvre : collage d’éléments disparates, virtuosité musicale, importance de la voix – parlée ou chantée –, amour pour la littérature, refus des catégories de « musique savante » et de « musique populaire », croyance dans la capacité de l’art à changer la société. Ces différents éléments donnent à ses créations une identité unique qui s’exprime sous des formes très diverses, entre opéras, poèmes adaptés en musique, pièces concertantes, œuvres pour soliste, ou reprises de chansons pop et de chants folkloriques. 

Publié le 12/06/2023 - CC BY-SA 4.0

Notre sélection

Thema (Omaggio a Joyce), 1958

L’idée centrale de Thema (Omaggio a Joyce) est née de la collaboration entre Luciano Berio et l’écrivain Umberto Eco. Ce dernier est fasciné par les compositions des avant-gardes musicales des années 1950. Sa relation à ce type de musique a d’ailleurs contribué au développement conceptuel de « l’œuvre ouverte », qui suppose qu’une œuvre doit être écrite ou composée d’une manière qui invite à la multiplicité des informations, qui fasse participer l’audience au processus créatif. Cette idée d’« œuvre ouverte », qui s’inspire du work in progress développé par James Joyce et qu’Umberto Eco formalise en 1962 dans Opera aperta, se retrouve par la suite dans la majorité des œuvres de Luciano Berio. 

Cette redécouverte de James Joyce par Luciano Berio au contact d’Umberto Eco coïncide avec l’une de ses fascinations : les transformations électroacoustiques, en particulier celles de la voix humaine. Si l’idée de Omaggio a Joyce a émergé grâce aux interactions du compositeur avec l’écrivain, c’est son mariage avec Cathy Berberian, l’une des solistes au répertoire le plus diversifié du 20e siècle, qui en a permis la réalisation. L’objectif de ce morceau est à la fois de réussir à passer d’une écoute poétique à une écoute musicale et d’explorer les « possibles de la voix » (Cristina De Simone). 

Berio se concentre sur la lecture par Caty Berberian du texte en anglais, les passages en français et en italien ne servant que de marqueur rythmique. La première partie est une lecture musicalisée du texte de Joyce. Dans la seconde partie, il manipule les mots ou des bribes de mots, qui restent toutefois identifiables. Dans la dernière partie, qui débute après un silence, il reprend des fragments du texte, lus ou légèrement manipulés, tout à fait distincts à l’écoute, mais pas totalement compréhensibles pour autant. Dans Thema, un rapport nouveau entre parole et musique s’établit : la musique n’est plus déterminée par la structure verbale, les mots deviennent une pure matière sonore (c’est le phonème qui compte et pas son sens), à partir de laquelle est composée la partition. 

À écouter sur Tympan, à la Bpi

Folk Songs, 1964

Luciano Berio a composé à différentes périodes de sa vie un cycle de onze chants dont la création a lieu en 1964. Les Folk Songs sont dédiées à Cathy Berberian, qu’il considérait comme son « second studio de phonologie ». Elles se composent de sept arrangements, deux compositions et une transcription d’après un vieil enregistrement, et viennent de différentes régions d’Europe : la Sicile, l’Azerbaïdjan et l’Auvergne. 

Le rapport de Luciano Berio à la musique traditionnelle est particulier. Dans le livret de l’album Voci interprété par Kim Kashkashian en 2002, il déclare : « mes rapports avec la musique folklorique sont souvent très émotionnels. […] Mon rêve, dont je sais qu’il est totalement utopique, serait d’unifier la musique folklorique et notre musique – d’établir un vrai passage, perceptible et compréhensible, entre ces vieilles musiques populaires, si proches du labeur quotidien des gens, et notre musique. » 

Dans cette optique, il préserve l’atmosphère des chants traditionnels, mais leur donne un aspect contemporain, voire les invente. Par exemple dans le cas du Rossignolet du bois, un des chants les plus anciens de la tradition populaire française, qui a déjà été  harmonisé par de nombreux·ses auteur·rices, Luciano Berio respecte le contexte instrumental du 16e siècle, mais le fait entrer dans le 20e siècle par un usage particulier du rythme. Il s’agit plus pour lui de créer des portraits imaginaires de la musique populaire plutôt que de préserver l’authenticité du folklore. 

Il s’inspire dans son œuvre des ressources techniques des airs traditionnels, sans pour autant toujours les citer de manière directe. Cela lui permet de mettre en tension musique savante et musique populaire, entre détournement de techniques musicales savantes et référence aux musiques populaires dans un contexte contemporain. L’expression la plus aboutie de ce renversement entre musique savante et musique populaire se trouve peut-être dans les arrangements qu’il fait pour Cathy Berberian des musiques des Beatles dans un style baroquisant et rococo. 

À écouter sur Tympan, à la Bpi

Sinfonia pour 8 voix et orchestre, 1968

Le projet artistique de Sinfonia réside dans l’étymologie du titre (syn = ensemble ; phonè = le son, la voix). Il s’agit de réunir un nombre important d’éléments et de les unifier dans une grande fresque sonore en cinq mouvements, dont la dernière partie est pensée comme l’élément harmonisateur de toutes les autres parties. Le but, pour Luciano Berio, est de réussir à mettre en relation des sons inattendus, de manière inattendue. Ce morceau de presque sept minutes, conçu spécialement pour le groupe vocal des Swingle Singers, est donc placé sous le signe du collage et de la citation, qu’elle soit musicale, littéraire ou politique. 

Le morceau commence par la citation d’extraits de Le Cru et le cuitde Claude Lévi-Strauss (1964), notamment les passages s’intéressant à la structure symbolique des mythes, auxquels s’ajoutent des passages de L’Innommable de Beckett (1949) et des slogans prononcés sur les campus en cette année 1968. Le deuxième mouvement, intitulé « O King », est un hommage à Martin Luther King, mort cette année-là. La quatrième partie fait une brève référence, par effet de symétrie, au quatrième mouvement de la Deuxième symphonie de Mahler et mime les deux premiers mouvements de la Sinfonia. Le troisième mouvement, celui qui a fait couler le plus d’encre, conjugue des citations littéraires et des citations musicales plus ou moins reconnaissables : les Cinq pièces pour orchestre d’Arnold Schönberg (1909), le « jeux des vagues » de La Mer de Claude Debussy (1905) et surtout, le troisième mouvement de la Deuxième symphonie de Mahler. 

Luciano Berio déclare, à propos de cette Sinfonia, que « ne pas comprendre complètement fait partie de la nature du développement musical de l’œuvre ». Il laisse à l’auditeur·rice le choix d’entendre ce qu’iel veut ou ce qu’iel  peut parmi les différentes écoutes qu’il propose, laissant assez d’éléments familiers pour étendre l’écoute au plus large public possible. Cette pluralité d’écoutes possibles encourage une distanciation qui fait découvrir l’insolite sous le familier, et induit dès lors un regard renouvelé et critique sur la réalité.  

À écouter sur Tympan, à la Bpi

Coro pour 40 voix et 40 instruments, 1974-1976

En 1971, après une décennie passée aux États-Unis, Luciano Berio retourne dans l’Italie des « années de plomb », marquée par le souvenir du fascisme  et la crainte d’une chute de la démocratie et de l’avènement d’une nouvelle dictature. 

C’est dans ce contexte que Luciano Berio compose Coro, créé dans une première version en 1976, au Festival de Donaueschingen. La création de la version définitive, en 31 mouvements, a lieu un an plus tard en 1977, à Graz. Elle est alors perçue à la fois comme un manifeste politique et musical.

Politiquement, cette œuvre a pu être analysée comme une ode à la fraternité du fait de toutes les voix et langues qu’elle laisse entendre, utopie d’une assemblée humaine surmontant les différences de culture et d’identité. Elle a également été perçue comme un véritable cri de révolte et de défense de la démocratie par son utilisation des poèmes de Pablo Neruda, mort en 1973 dans des circonstances suspectes dix jours après le coup d’État d’Augusto Pinochet. 

Musicalement, Coro prolonge le travail du compositeur sur le chant populaire, déjà ébauché dix ans plus tôt avec les Folk Songs. Coro présente un contraste textuel organisé à la manière d’une mosaïque, où se mêlent des textes folkloriques glorifiant souvent l’amour, et des poèmes de Neruda issus du recueil Residencia en la Tierra (1933-1947), en particulier le vers « Venid a ver la sangre por las calles » (« Venez voir le sang dans les rues »), issu du poème Explico algunas cosas.

 La musique elle-même est faite d’emprunts aux musiques populaires de différentes régions, notamment à la polyrythmie de l’orchestre de trompes centrafricain des Banda-Linda, même si Luciano Berio déclare à ce sujet que « dans Coro aucun véritable chant populaire n’a été cité ou transformé, à l’exception de l’épisode VI, où j’ai employé une mélodie yougoslave, et de l’épisode XVI, où je reprends une mélodie de mes Cries of London. Par contre, des techniques diverses et des comportements de différentes sources culturelles sont présentés et quelquefois combinés sans aucune référence à des chants spécifiques. » 

À écouter sur Tympan, à la Bpi

Sequenza I-XIV, 1958-2003

Les quatorze Sequenzas, composées entre 1958 et 2003, ont toutes été écrites pour des musicien·nes précis·es. Elles témoignent des rencontres que Berio a eu tout au long de sa vie avec des musicien·nes et leur instrument : de la flûte de Severino Gazzeloni (Sequenza I, pour flûte) et la voix de Cathy Berberian (Sequenza III, pour voix de femme) au début de sa carrière, au violoncelle de Rohan de Saram (Sequenza XIV pour violoncelle) à la fin de sa vie. 

Chaque Sequenza est pensée à la fois dans le respect de l’instrument, « témoin » d’une histoire spécifique, et dans la recherche d’une nouvelle forme de virtuosité, permettant d’explorer toutes les possibilités de l’instrument concerné. Dès lors, l’interprète doit avoir une virtuosité technique, mais aussi intellectuelle, car Luciano Berio en attend une capacité à « se placer dans une vaste perspective historique » et à « résoudre les tensions entre la créativité d’hier et celle d’aujourd’hui ». On retrouve dans les Sequenzas la tension entre musique savante et musique populaire, omniprésente chez Luciano Berio : focalisation sur des instruments qui n’ont pas réellement d’identité dans les orchestres occidentaux (la guitare – Sequenza XI, l’accordéon – Sequenza XIII), utilisation de rythmes ou harmonies folkloriques (inspiration sri-lankaise de la Sequenza XIV), présence d’une certaine touche d’humour (caractère central du rire dans la Sequenza III, figure du clown Grock dans la Sequenza V). 

Pour compléter l’écoute des quatorze principales Sequenzas, il faut ajouter les adaptations pour autres tonalités ou instruments. Par exemple, la Sequenza IX pour clarinette, créée en 1980 par Michel Arrignon, est transcrite la même année pour le saxophone – Sequenza IXb. On peut également leur ajouter la série des Chemins, dans lesquels le compositeur voit un moyen à la fois de transformer, d’amplifier et de transcrire ses œuvres pour soliste et œuvre pour plusieurs instruments.

À écouter sur Tympan, à la Bpi

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