Histoire d’un slogan #3 : « Out of the bars into the streets »
À la suite des émeutes au Stonewall Inn en 1969, les personnes LGBTQIA+ revendiquent leurs droits avec véhémence aux États-Unis. Le slogan « Out of the bars into the streets » (« des bars aux rues ») devient un message de ralliement de la première Gay Pride, organisée en juin 1970 à New York. Son influence résonne toujours dans les actions menées pour défendre les droits des personnes LGBTQIA+. Balises vous raconte l’histoire de ce slogan pour accompagner le cycle « Écrire les luttes », organisé par la Bpi à l’automne 2023.
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Vers 1h30 du matin le 28 juin 1969, la police fait un contrôle de routine dans le Stonewall Inn, bar situé dans le quartier de Greenwich Village à New York. La plupart des client·es peuvent sortir, mais celleux qui n’ont pas de papiers d’identité ou qui sont soupçonné·es de travestissement sont interpellé·es. Une jeune femme résiste à son arrestation violente et appelle la foule alentour à la révolte : l’émeute qui s’ensuit dure cinq jours et cinq nuits et rassemble près de trois mille personnes autour du Stonewall Inn, l’un des principaux lieux de sociabilité homosexuelle new-yorkais. Juste après la révolte, Craig Rodwell et Brenda Howard, militant·es LGBT, créent le Gay Liberation Front (littéralement, « Front de libération gay »).
L’influence européenne des lieux de sociabilité homosexuelles et lesbiennes
En Europe, la fin du 19e siècle reste marquée par l’influence du Code pénal napoléonien , dans une société patriarcale et hétéronormative. Les lieux de sociabilité restent rares pour les personnes homosexuelles. Les rencontres se font principalement dans des établissements de nature commerciale comme les bistrots, les bordels, les bars, les guinguettes, mais aussi les maisons de prostitution. À l’époque, ces lieux sont principalement des constructions masculines : les femmes lesbiennes y sont invisibilisées. Néanmoins, elles se retrouvent dans des bars et des restaurants qui s’ouvrent en nombre dans certains quartiers mixtes ou bourgeois parisiens. Cette période de la « Belle Époque » est considérée comme le symbole de la modernité homosexuelle.
Son influence se retrouve jusqu’à New York, où une communauté gay masculine se rend visible aux yeux des élites, qui tolèrent plus ou moins sa présence dans des espaces urbains bien délimités. Dans le quartier de Greenwich Village, il existe, depuis les années 1930, de nombreux bars ouverts aux hommes homosexuels. Des descentes y sont régulièrement effectuées par la police et les arrestations se comptent en dizaine de milliers. Situé au 51-53 Christopher Street, le Stonewall Inn est le seul endroit où les hommes peuvent danser entre eux. Il est tenu par le mafieux Fat Tony Lauria, qui assure la protection du lieu. Une culture homosexuelle sexualisée et communautaire s’y développe. La police opère des contrôles réguliers et violents dans le bar, mais tolère son existence en échange de pots-de-vin versés par le patron.
Le Stonewall Inn, terreau du militantisme gay
La fin des années 1960 est marquée par la guerre au Vietnam et par la politique conservatrice du président Richard Nixon. Les hommes homosexuels sont particulièrement stigmatisés au motif que « leur sexualité déviante rendrait douteuse leur allégeance nationale », explique Guillaume Marche, professeur de civilisation américaine à l’Université Paris-Est Créteil. Les femmes lesbiennes sont, elles, complètement invisibilisées ; il en est de même de la variété des identités queer, puisque la sexualité n’est pensée, dans ce cadre social hétéro-patriarcal, que d’un point de vue binaire opposant hétérosexualité et homosexualité. La loi étasunienne interdit de fait le travestissement et la danse entre hommes, ainsi que la vente d’alcool aux personnes homosexuelles. Dans des villes comme San Francisco et New York, se développent néanmoins, au cours du 20e siècle, des enclaves urbaines gaies et lesbiennes. Des sex-shops, des librairies, des bars, des clubs et des logements communautaires voient le jour, renforçant petit à petit une identité homosexuelle collective, militante et engagée.
Le 28 juin 1969, des policiers font irruption dans le bar du Stonewall Inn pour contrôler l’identité des client·es. De nombreuses personnes s’opposent aux injonctions de quitter les lieux, notamment des jeunes hommes et des personnes sans-abri. Au fur et à mesure des heures et des jours, grâce au bouche à oreille et aux tracts distribués pour appeler à la fin de la présence de la mafia et de la police dans les bars, iels sont rejoint·es par des hippies, des Black Panthers et des opposant·es à la guerre au Vietnam. Les émeutier·ères entonnent le slogan « We’re taking the place » (« Nous occupons l’espace ») et investissent Christopher Street pendant plusieurs jours. Ces manifestations ont un grand impact médiatique et permettent la création de plusieurs organisations activistes, notamment le Gay Liberation Front (littéralement, « Front de libération gay »).
Des associations de défense des droits LGBTQIA+ existent déjà à l’époque, comme la Mattachine Society ou les Daughters of Bilitis. Néanmoins, les événements du Stonewall Inn constituent un catalyseur du militantisme gay. Le mouvement se politise, s’intégrant notamment aux idées de la nouvelle gauche étasunienne, qui remet en cause l’ordre patriarcal, le consumérisme et l’armée présente au Vietnam, dont les valeurs machistes participent à la stigmatisation des hommes homosexuels. En juin 1970 a lieu la première Gay Pride de New York, qui marque l’anniversaire de la révolte du Stonewall Inn. La marche théâtralise la sexualité gay qui était jusqu’alors cantonnée dans les bars. Les manifestant·es se comportent de manière érotique en public, pour s’opposer à l’hétéronormativité et revendiquer leur propre sexualité. Un langage volontairement grossier est également employé sur les pancartes et les tee-shirts. Comme par exemple le slogan : « Suck cock to beat the draft » (« Pour vous faire réformer, sucez des bites ») qui rappelle avec ironie que l’homosexualité permet d’échapper à la conscription, alors que la guerre est toujours en cours au Vietnam.
Un slogan militant
Scandé durant la marche de juin 1970, « Out of the bars into the streets » est un slogan fondateur pour le mouvement de libération gay. Il désigne d’abord, littéralement, le fait de quitter la semi-clandestinité et l’entre-soi des bars pour investir la vie publique et devenir visible aux yeux de la société dans son ensemble. À l’époque, la culture des bars est jugée ambiguë par les militant·es : d’un côté elle permet aux homosexuel·les de se socialiser et d’affirmer leur sexualité, mais de l’autre, elle est régie par les codes du machisme. C’est cependant dans les bars que se trouve une dynamique militante, indispensable pour faire progresser le mouvement gay sur une voie plus expressive et communautaire.
Cette vision libérationniste cherche à décomplexer la culture sexualisée des bars de la communauté masculine gay. Elle montre que les homosexuel·les sont sexuellement libres et qu’iels peuvent s’intégrer au monde professionnel. En cela, elle s’oppose à celle du mouvement Mattachine Society (association créée en 1950), dont l’objectif était d’intégrer les homosexuel·les en montrant leur normalité et leur respectabilité aux yeux de la société américaine. Malgré des dissensions entre les différentes associations, notamment sur la guerre au Vietnam, le mouvement gay devient plus égalitariste et hédoniste.
Après le placard et les bars, la visibilité en marche
Aujourd’hui, les marches des fiertés ont conservé leur caractère politique et militant. Elles diffusent toujours au grand public l’image d’un modèle gay occidental. Commémorant au départ les événements du Stonewall Inn, elles prennent progressivement un caractère festif et subversif, restant néanmoins des « moments d’affirmation identitaire forts et de droits à la visibilité collective ». Les slogans illustrent désormais des performances ludiques, voire parodiques, qui convoquent à la fois l’art, le théâtre et l’univers du carnaval. Les corps sont exposés et mis en scène. L’objectif de transgression des normes dominantes de l’espace public, n’a pas changé depuis les années 1970.
Parallèlement, certaines organisations comme la Queer Nation créent des spectacles outranciers dans des centres commerciaux, des lieux touristiques mais aussi des lieux de sociabilité hétérosexuelle. Elles poursuivent en cela les combats menés par le mouvement de libération gay. D’autres, comme Act Up, se mobilisent sur des actions provocatrices et offensives, notamment à l’encontre de la politique conservatrice de l’État américain et de l’Église catholique qui s’oppose à l’usage du préservatif dans les années 1980. Act Up manifeste par exemple à Wall Street contre les profits réalisés par les entreprises pharmaceutiques et les prix élevés des traitements anti sida.
En France, le Front national homosexuel révolutionnaire (FHAR) est créé, sous l’impulsion de Guy Hocquenghem notamment, afin de rendre visible le mouvement gay. Il est à l’initiative, avec le Mouvement de libération des femmes (MLF), de la première Gay Pride organisée à Paris, en juin 1977. Leurs revendications portent sur la dépénalisation de l’homosexualité et sur l’alignement de la majorité sexuelle pour les homosexuel·les sur celle des hétérosexuel·les. Dans les années 1990, des associations comme Act Up France émergent en prenant position sur la question du sida. Son activisme militant l’oppose à AIDES, qui juge ses pratiques militantes trop violentes, voire peu éthiques. Une scission s’opère sur la question de la médiatisation des personnes atteintes du sida : Act Up France cherche à leur donner plus de visibilité, alors que AIDES les maintient dans une relative confidentialité.
Au cours des années 2000, le cadre légal français connaît une nette évolution, concernant notamment le droit à l’homoparentalité pour les couples homosexuels et lesbiens. La loi de 2013, ouvrant le mariage aux couples de même sexe, constitue, à ce titre, un progrès considérable. Ces avancées sociales ne se sont cependant pas produites sans débats, ni contestations au sein de la société. Néanmoins, il reste une marge de progression pour les personnes trans, notamment sur l’accès à la parentalité et la procréation médicalement assistée. Il en est de même pour les individus non-binaires, pour lesquel·les le genre neutre n’est pas reconnu à l’état civil.
Ces évolutions sociales ont été analysées par de nombreux travaux universitaires fondateurs, notamment ceux de la philosophe américaine Judith Butler qui interroge la question du genre ou ceux de l’écrivain Paul B. Preciado , qui remet en question la notion d’identité sexuelle. La politique de la « multitude queer », dont il parle, englobe tous les corps « anormaux », comme « déviants ». Ils sont autant de formes de résistance à des régimes politiques qui les ont trop souvent maintenu dans le silence. Cette mouvance queer peut apporter une position critique sur les questions d’identités sexuelles et faire ainsi progresser la cause militante gay actuelle.
Cet épisode d’Affaires sensibles raconte l’histoire des émeutes de Stonewall Inn. En dialogue avec le journaliste Frédéric Martel, Fabrice Drouelle rappelle que Greenwich Village est un des plus anciens quartiers homosexuels de New York, où se réunissent de nombreux marginaux·les, des personnes sans-abri et des écrivain·es du courant Beatnik comme Allen Ginsberg. Depuis les années 1930, une politique répressive pénalise les personnes gay, lesbiennes, bi et trans. Des lois les restreignent dans leur sexualité, leur style vestimentaire, leurs fréquentations et les empêchent de se réunir en associations.
Guillaume Marche
Presses universitaires de Lyon, 2017
Professeur de civilisation américaine à l’Université Paris-Est Créteil, Guillaume Marche, retrace, dans cet ouvrage, l’histoire des mobilisations LGBTQIA+ américaines depuis les années 1950 jusqu’aux années 2000. Son travail s’appuie sur une enquête de terrain menée à Boston, New York et San Francisco auprès de 187 militant·es et ancien·nes militant·es progressistes du mouvement gay.
La New York Public Library propose en ligne un fonds photographique de manifestations du mouvement homosexuel, par la photographe, peintre et dramaturge Diana Davies. Une série porte plus particulièrement sur la première Marche des fiertés du 28 juin 1970 qui s’est déroulée sur Christopher Street.
La revue Vacarme propose un entretien avec George Chauncey, l’auteur de Gay New York (1994), dans lequel il revient sur la culture homosexuelle à New York au début du 20e siècle.
L’exposition « Over the Rainbow », de l’autre côté des luttes propose une sélection de plus de cinq cents œuvres filmiques, photographiques et graphiques issues de la collection du Centre Pompidou. Des artistes comme Jean Cocteau, Romaine Brooks ou Kenneth Brook y sont représenté·es.
Nicolas Liucci-Goutnikov, conservateur et chef de service de la Bibliothèque Kandinsky, présente cette exposition dont il est le commissaire.
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