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Appartient au dossier : Les visages du documentaire canadien

Pour la suite du Québec

Au Québec, les films documentaires ont rapidement fait écho aux revendications identitaires de la population francophone. C’est ce que nous explique Marion Bonneau, programmatrice à l’automne 2022 du cycle « Au Canada… Traversée documentaire ».

Au Québec, on raconte que le 20e siècle aurait commencé par une période de « Grande Noirceur » : les deux mandats conservateurs du Premier ministre de la province, Maurice Duplessis. Ces décennies s’opposeraient à ce qui a rapidement été appelé la « Révolution tranquille », un élan de profondes mutations et d’effervescence culturelle qui débute avec la victoire du gouvernement libéral, en 1960.

Effervescence culturelle et affirmation identitaire

Cette narration est évidemment à nuancer. Elle permet toutefois de voir comment, à partir des années soixante, une partie de la société francophone du Québec, dans une quête de repères symboliques, s’empare de son histoire pour la formuler à sa manière. D’importantes inégalités existent alors entre une minorité anglophone, détentrice de la plupart des postes à responsabilités et des moyens de production, et une majorité francophone, peinant à accéder à un certain statut social. 

Alors que le gouvernement provincial prend des mesures pour instaurer une forme d’État-providence et que l’Église catholique perd de son importance, la société qu’on appelait encore canadienne-française décide d’affirmer sa québécitude, de créer et de conserver une mémoire, de s’exprimer artistiquement dans sa propre langue. On investit dans l’organisation des archives, on écrit des pièces de théâtre en joual (langage courant de Montréal puis, par extension, français populaire de la province), on chante avec l’accent et on fait des films, pour montrer et faire entendre les gens du pays. 

C’est toujours à recommencer, de Michel Brault et André Gladu, 1980. Olivas Gagnon, violon, Laurent Migneault, gigue © Nanouk Films, photo André Gladu, tous droits réservés. Collection de la Cinémathèque québécoise, 1995.0653.PH.03

Les débuts de « l’équipe française »

En 1956, l’Office national du film (ONF), institution fédérale de production et de diffusion, quitte Ottawa pour s’installer à Montréal. Les francophones travaillant au sein de l’institution s’affirment en tant que groupe, en formant ce qui a été appelé « l’équipe française ». Rapidement, les créations de l’ONF bénéficient d’un éloignement du pouvoir central, ce qui encourage l’émancipation des cinéastes. De ce fait, pour les francophones, les films deviennent un moyen de représentation possible, offrant au reste du Canada, et même au monde, des images de la société québécoise. 

En 1958, Michel Brault, Gilles Groulx et Marcel Carrière réalisent, de façon plus ou moins clandestine, Les Raquetteurs. Ce court métrage est considéré comme le film-manifeste de l’équipe française et comme une première réalisation de cinéma direct, bien qu’il ne réunisse pas encore tous les critères. Les méthodes du cinéma direct – capter le réel, avec une caméra légère et un son synchrone, en élaborant le film avec la collaboration des personnes filmées – permettent de faire l’économie de l’étape du scénario, et donc d’un certain contrôle institutionnel. Cette première réalisation, remarquée à l’international, offre également aux Québécois une forme de reconnaissance et de légitimité. 

En 1963, Pour la suite du monde, réalisé par Pierre Perrault et Michel Brault, est le premier long métrage québécois à être présenté au Festival de Cannes. En proposant aux habitant·e·s de L’Isle-aux-Coudres de réactiver les gestes de la pêche aux marsouins, le film se saisit de la transmission d’une mémoire. En captant les dires et le parler des personnes filmées, sans y ajouter de commentaire, le film s’ancre dans une démarche esthétique et politique forte : faire entendre la parole d’un peuple, présenter son image, et préserver quelque chose de ses traditions. 

Pour la suite du monde, Pierre Perrault et Michel Brault,
Offert par l’Office national du film du Canada

Un cinéma militant 

Le cinéma documentaire devient rapidement un outil pour construire une mémoire collective et faire entendre des revendications identitaires de plus en plus affirmées. Au cours des années soixante, l’effervescence culturelle s’associe à un bouillonnement anticolonialiste auquel les militant·e·s québécois·e·s se joignent. Les inégalités entre la minorité anglophone et la majorité francophone ont creusé un fossé qui est fortement contesté.

En 1963, le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) devient un parti politique et, la même année, le Front de libération du Québec (FLQ) voit le jour. Ce réseau indépendantiste mène une action violente pour attaquer les symboles de la couronne britannique, du gouvernement fédéral et du capitalisme. Acmé de ce soulèvement, la crise d’octobre 1970 : le FLQ enlève le diplomate britannique James Richard Cross, puis le ministre du Travail Pierre Laporte. Le gouvernement fédéral a alors recours aux lois sur les mesures de guerre et procède à 457 arrestations sans mandat.

Dans ce climat de fortes tensions, des films plus frontalement politiques sont réalisés : Pierre Perrault et Michel Brault engagent une réflexion sur la question identitaire et encouragent les luttes des minorités francophones hors du Québec avec Un pays sans bon sens (1970) et L’Acadie, l’Acadie ?!? (1971). Ils sont loin d’être les seuls cinéastes à se faire militants. Certains films, pourtant produits dans le giron de l’ONF, se voient censurés. C’est notamment le cas d’On est au coton de Denys Arcand (1976), sur les luttes ouvrières et syndicales, et de 24 heures ou plus de Gilles Groulx (1977), « dossier sur l’état de la nation ».

Un des cinéastes à choisir dès ses débuts la voie du militantisme est Pierre Falardeau. Il fait ses armes à Vidéographe, centre de création fondé en 1971 dans le but de démocratiser la production et la diffusion vidéo. Continuons le combat (1971) s’ouvre sur une foule qui scande « SOS FLQ » et « Québec libre ». Avec lui, le documentaire se fait pamphlet : sa voix, qui commente les images, affirme un point de vue subjectif et provocateur, en faveur d’une indépendance.

Un sentiment d’inachevé 

En novembre 1976, le Parti québécois et, à sa tête, René Lévesque, remportent les élections provinciales : c’est la première fois qu’un parti indépendantiste est élu. La même année, les films censurés de l’ONF sont de nouveau autorisés.  

Au cours de la décennie, les cinéastes québécois·e·s se tournent de plus en plus vers la fiction et l’ONF offre de moins en moins de moyens. Dans les films documentaires, de nouvelles revendications se font entendre : celles des nations autochtones, des féministes ou des personnes issues de l’immigration. Le Parti québécois propose un référendum sur la souveraineté en mai 1980. La proposition est défaite avec 59,56 % de « non ». Après cet espoir déçu, Denys Arcand réalise Le Confort et l’Indifférence, un mélange d’archives et d’actualités qui observe, non sans cynisme, cet événement récent. Petit à petit, le documentaire se tourne vers des quêtes plus personnelles, des cheminements intérieurs.

En 1995, un second référendum sur la souveraineté se solde par un échec : le « non » remporte la victoire avec une faible majorité de 50,58 %. Le Québec n’obtient donc pas l’indépendance que certain·e·s ont défendue, notamment dans leurs films. Mais les revendications identitaires ont engagé une trajectoire qui a permis à la province d’affirmer sa spécificité et d’inventer de nouveaux moyens de se représenter, et de faire du cinéma.

60 ans d’histoire
du Québec

  • 1936-1939 et 1944-1959
    • Maurice Duplessis, Premier ministre et procureur général du Québec.
  • 1958
    • Les Raquetteurs, de Michel Brault, Gilles Groulx et Marcel Carrière est considéré comme le film-manifeste de l’équipe française de l’ONF.
  • 1960
    • Victoire du Parti libéral de Jean Lesage.
  • 1963
    • Pour la suite du monde, de Michel Brault et Pierre Perrault, premier film québécois sélectionné au Festival de Cannes.
    • Création du Rassemblement national pour l’indépendance et du Front de libération du Québec.
  • 1967
  • 1970
    • Un pays sans bon sens, de Pierre Perrault, aborde la question de l’identité nationale. 
    • On est au coton de Denys Arcand est censuré par l’ONF.
    • Crise d’Octobre : le FLQ enlève James Richard Cross et Pierre Laporte. Pierre Laporte est tué. Le gouvernement fédéral fait 457 arrestations arbitraires au Québec.
  • 1976
    • Les Jeux olympiques font rayonner Montréal à l’international.
    • Victoire du Parti québécois de René Lévesque.
  • 1980
    • Premier référendum sur la souveraineté du Québec : le « non » l’emporte avec 59,56 % des voix.
  • 1981
    • Le Confort et l’Indifférence, de Denys Arcand, revient sur l’échec du référendum. 
  • 1995
    • Second référendum : le « non » l’emporte à nouveau par une faible majorité de 50,58 %.

Publié le 10/10/2022 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Le Son des Français d'Amérique, par André Gladu et Michel Brault (1974-1980) | Vimeo On Demand

Série coréalisée par André Gladu et Michel Brault entre 1974 et 1980 et produite par Nanouk Films, Le Son des Français d’Amérique documente, en 27 épisodes, le patrimoine musical et chanté des francophones d’Amérique en partant sur les traces des derniers représentants francophones du continent issus d’une tradition orale en voie de disparition.

[CARTE POSTALE #37] Simonne en Octobre, par Marion Bonneau | L'Escamoteur, 18 octobre 2020

Cinquante ans après les événements d’octobre 1970, Marion Bonneau rend hommage à sa grand-mère, Simonne Monet-Chartrand, d’après son autobiographie.

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