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Reine Prat, une observatrice des inégalités de genre

Reine Prat, ancienne haute fonctionnaire du ministère de la Culture et de la Communication, est aux premières loges des arts du spectacle pour repérer les inégalités de genre, qu’elle consigne dans son ouvrage Exploser le plafond. Précis de féminisme à l’usage du monde de la culture. Balises revient sur ses travaux alors qu’elle est invitée à présenter sa sélection d’extraits d’archives audiovisuelles sur les femmes de théâtre et leurs créations dans le cadre du « Lundi de l’INA  » organisé à la Bpi en mars  2024.

Photo Nathalie Magnan CC BY-SA 4.0

Les hommes dirigent 92 % des théâtres consacrés à la création dramatique et 89 % des institutions musicales. Ils composent 97 % des musiques entendues dans les salles, écrivent 85 % des textes et mettent en scène 78 % des spectacles programmés en France. Dans la fiction, comme dans la réalité, les écarts entre les genres persistent. Le répertoire dramatique offre davantage de rôles aux comédiens qu’aux comédiennes. Ces chiffres démontrent que le monde de la culture est encore très largement masculin. Ils proviennent des deux rapports de 2006 et de 2009 rédigés par Reine Prat, alors chargée de mission pour l’égalité hommes-femmes dans les arts du spectacle au ministère de la Culture et de la Communication.

Dans ses deux rapports ministériels, dont le premier a fait l’effet d’une bombe, et dans son ouvrage Exploser le plafond (2021), Reine Prat s’efforce de « dire ce que l’on a coutume de taire », de détecter les discriminations dont les femmes sont victimes dans le secteur culturel afin de provoquer une prise de conscience collective et d’encourager des actions concrètes en faveur de l’égalité.

Elle nourrit sa réflexion à partir de constats sur le terrain, d’entretiens avec des professionnel·les du secteur, d’études et de statistiques, d’articles de presse ou encore d’ouvrages de la philosophe et sociologue Dominique Méda, la spécialiste en études cinématographiques Geneviève Sellier ou encore l’historienne Julie Verlaine, entre autres.  En observatrice, elle s’attache à relever et décrypter les mécanismes d’exclusion ou de dénigrement du féminin au sein des institutions culturelles, dans la mémoire collective, dans la langue française ou encore à travers les représentations.

Constats d’exclusion du féminin

Pour Reine Prat, l’exclusion des femmes aux postes à responsabilité dans les institutions culturelles fait écho aux travers de la société patriarcale qui réserve aux femmes l’espace privé, avec la gestion du foyer et les tâches ménagères, et aux hommes l’espace public, avec des fonctions plus prestigieuses et des plus hauts salaires.

L’autrice d’Exploser le plafond observe les grandes et petites injustices. Elle s’attache aux détails. Elle repère ainsi dans les pages Wikipédia de personnalités artistiques des manières de les présenter variables en fonction du genre. Les notices dédiées aux créateurs mentionnent directement leur parcours, leur œuvre, tandis que celles relatives aux créatrices font un détour par leur vie personnelle. Frida Kahlo est par exemple présentée comme une peintre mexicaine « à la santé fragile », tandis que son homologue Diego Rivera est un artiste dont le travail a une portée politique.

En s’appuyant sur les travaux d’Éliane Viennot, historienne de la littérature qui a écrit Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française (2014), Reine Prat fait le lien entre l’effacement des femmes dans l’histoire et le rejet du féminin effectué par la langue française, consacrant le patriarcat à travers ses règles grammaticales (le masculin l’emporte) et une grande partie de son lexique.

« Il faut s’entraîner à repérer les différences de traitement réservées aux individu·es selon la catégorie à laquelle elles ou ils sont censée·es appartenir », insiste Reine Prat. La poignée de main aux hommes, la bise aux femmes, les petites remarques vestimentaires faites aux dames mais pas aux messieurs, le temps de parole plus long accordé aux uns, pas aux autres… Pour l’agrégée de lettres, ces multiples « assignations à la différence » intégrées dans les habitudes, dans le quotidien, méritent d’être relevées et analysées pour être mieux corrigées.  

Détecter les stéréotypes dans les représentations

« Le monde du théâtre a une responsabilité essentielle dans la fabrication des stéréotypes », affirme Reine Prat. La scène donne effectivement à voir des représentations qui s’impriment dans l’imaginaire collectif et influencent les manières de penser le monde.

Les jeunes premières sont systématiquement campées par des comédiennes belles, jeunes, blanches et de préférence blondes. Les rôles de femmes, stéréotypés et peu variés, ne reflètent pas la diversité et sont moins inspirants pour les actrices. « Combien de rôles féminins sont caractérisés de manière autonome, autrement que par leur rapport à un rôle masculin (femme, fille, mère ou maîtresse de…) ? », demande d’ailleurs Reine Prat, agacée de voir les femmes présentées comme les faire-valoir des hommes. En revanche, les personnages masculins, beaucoup plus nombreux, offrent une pluralité de portraits et, par conséquent, une plus grande richesse de jeu aux acteurs.

La chargée de mission pour l’égalité hommes-femmes démontre qu’il y a une articulation entre les représentations et le réel. Elle constate de multiples écarts entre les interprètes en fonction du genre qui découlent des normes imposées sur scène : la palette des rôles, l’âge ou encore la période d’inactivité. Les comédiennes, peu employables à partir d’un certain poids et d’un certain âge, voient ainsi leur carrière s’arrêter plus tôt que celle de leurs confrères.

Depuis que l’égalité est devenue une priorité nationale en 2012, Reine Prat se réjouit pourtant de certaines évolutions. L’édition 2021 du festival d’Avignon a par exemple consacré une très belle place aux créatrices dans sa programmation. Mais l’arrivée de Tiago Rodrigues à la direction l’année suivante a marqué, selon elle et la journaliste Fabienne Darge, le retour en force du patriarcat. Pour l’observatrice des inégalités, ces avancées sont donc réversibles et exigent de conserver une vigilance. En cela, elle rejoint la philosophe Simone de Beauvoir qui, en 1974, à l’occasion des débats autour du vote de la loi Simone Veil, relative à l’interruption volontaire de grossesse, a alerté ses consœurs : « N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »

Publié le 04/03/2024 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Exploser le plafond. Précis de féminisme à l'usage du monde de la culture

Reine Prat
Rue de l'échiquier, 2021

Alors que les mouvements #MeToo et #balancetonporc ont dévoilé les inégalités et les discriminations à l’œuvre dans le monde de la culture, l’auteure décrypte le fonctionnement du secteur, ses bouleversements et ses caractéristiques. Elle analyse ainsi comment l’organisation du travail artistique et les représentations qui en découlent contribuent à reproduire une culture patriarcale. © Électre 2021

À la Bpi, niveau 2, 300.11 PRA

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