Interview

Retour sur La Fin de l’homme rouge
Entretien avec Sophie Benech

Histoire - Littérature et BD

En 2013 paraissait La Fin de l’homme rouge, de la Biélorusse Svetlana Alexievitch. Ce recueil monumental, couronné du Prix Nobel de littérature, fait entendre la voix des témoins de l’effondrement du monde soviétique. Sa traductrice, Sophie Benech, livre son sentiment sur l’œuvre et ses retentissements aujourd’hui.

Comment est arrivée l’œuvre de Svetlana Alexievitch dans votre parcours de traductrice ?

Je l’ai découverte en 1994, quand j’ai traduit Ensorcelés par la mort, un recueil de témoignages sur les suicides à la chute de l’Union soviétique, dont elle a réutilisé certains passages dans La Fin de l’homme rouge. J’ai tout de suite senti que c’était quelqu’un d’extraordinaire. Son œuvre est un vrai travail littéraire. Elle a l’art d’accoucher les gens de ce qu’ils pensent, elle les aide à mettre en mots des choses dont ils ne sont pas toujours conscients. Ensuite, elle se livre à un travail de sélection, de collage, d’écriture, pour rendre l’oralité et faire ressortir le fil directeur qu’elle a en tête. Ma tâche consistait surtout à rendre l’oralité en français.

Russie, place rouge – Photo by Random Institute on Unsplash – CC0

« Seul un soviétique peut comprendre un soviétique », dit Svetlana Alexievitch. Le fait d’avoir vécu en Union soviétique vous a-t-il aidé dans votre traduction ?

La réalité quotidienne dont elle parle, je la connaissais par expérience, ou parce qu’on me l’a racontée de vive voix. Le fait d’avoir vécu deux ans là-bas dans les années soixante-dix m’a aidée. J’ai également accompagné des groupes de touristes à la fin des années quatre-vingt, pendant la Perestroïka. Cela m’a permis d’assister à tous les changements et de voir la façon dont la peur disparaissait petit à petit. Vivre en Union soviétique, c’était comme vivre dans une grande zone de camp où le sentiment dominant était la peur. Quand on ne l’a pas vécu, il est difficile de comprendre ce que c’est d’avoir tout le temps peur. Peur d’être arrêté, de perdre son travail, qu’on s’en prenne à votre famille… Au fil des années, c’était comme si la couche de peur qui recouvrait l’âme des gens s’amenuisait, mais elle est restée longtemps.

Un spécialiste de la Russie communiste, Alain Besançon, disait qu’il fallait respirer l’air de l’Union soviétique pour la comprendre. Quand on était en Occident, on se retrouvait dans une autre atmosphère. Ce qui allait de soi dans un monde était incompréhensible dans l’autre.

Svetlana Alexievitch raconte une manifestation à Minsk en 2010, où ce sont les jeunes qui vont manifester, alors que les gens plus âgés restent à leur fenêtre. Ces jeunes ne savaient plus ce qu’était la peur. Moi qui ai connu l’Union soviétique, je comprends peut-être mieux ce sentiment que des jeunes Russes.

Svetlana Alexievitch parle d’une certaine nostalgie pour l’ex-URSS… Qu’en est-il aujourd’hui ?

Le livre entier parle de cela : pourquoi tant de gens regrettent l’Union soviétique ? La réponse est complexe et subtile. Souvent, ceux qui regrettent l’Union soviétique regrettent leur jeunesse et l’idéalisent. On les a élevés dans l’idée que l’Union soviétique était le plus grand pays du monde. Beaucoup de gens le croyaient, ou voulaient le croire, et ils se sont sentis trompés. 

Pour ce qui est des jeunes, sans doute regrettent-ils certaines valeurs du système soviétique. La propagande prônait une certaine morale, un sens du sacrifice, du devoir… Beaucoup se raccrochent à cette période où, leur semble-t-il, il y avait un système de valeurs solide, contrairement à maintenant. Le problème, c’est qu’ils oublient ce qu’était la réalité quotidienne au temps du communisme, et le prix que cela a coûté, les millions de morts…

Le pouvoir s’emploie à entretenir la nostalgie de la grande Union soviétique, entre autres en cultivant le sentiment, qui existait déjà à cette époque, que les Russes sont entourés d’ennemis. La haine et la terreur sont des leviers qui permettent de garder le pouvoir, qu’il s’agisse d’une dictature ou d’une idéologie. 

Quel est l’écho de ce livre aujourd’hui, trente ans après l’effondrement du bloc soviétique ?

Malheureusement, Svetlana Alexievitch fait l’objet de campagnes de dénigrement en Russie, on l’accuse de noircir le passé. Certains témoignages de son livre décrivent l’élan d’espoir qu’ont éprouvé beaucoup de gens au début des années quatre-vingt-dix. Ils avaient l’impression que tout était possible, les murs de la prison s’écroulaient. Mais les années quatre-vingt-dix ont été très dures. Même ceux qui étaient heureux de voir s’effondrer l’Union soviétique ont gardé un tel souvenir des années qui ont suivi que certains ont l’impression qu’avec Poutine, les choses sont plus stables.

C’était un régime criminel et corrompu, rien ne fonctionnait correctement, les pénuries étaient récurrentes… Personne ne croyait plus vraiment à la propagande, mais il y avait des gens honnêtes et droits, naïfs et aveugles, qui se refusaient (peut-être un peu lâchement, ou simplement parce qu’on préfère ses illusions à la réalité) à voir les défauts et les crimes du système. Ils sont tombés de haut quand on a commencé à publier la vérité sur ce dont le parti communiste s’était rendu coupable pendant soixante-dix ans.

Une des grandes qualités de ce livre, c’est que l’auteur ne porte aucun jugement. Elle nous plonge juste dans des vies, des destins. À nous de réfléchir et de nous interroger. En abordant des problèmes humains universels, elle ne parle pas seulement des Soviétiques, mais de chacun d’entre nous. C’est pour cela que ce livre nous touche tellement. L’une des tâches de la littérature est de nous donner accès à des univers qui nous seraient sans cela inaccessibles, de nous faire entrer dans la vie et l’esprit de gens qui semblent très loin de nous. Les œuvres d’art témoignent du fait que, contrairement à ce que prétendent certains, un homme peut se mettre à la place d’une femme, un Français à la place d’un Russe, ou même un homme du 21siècle à la place d’un homme du 3e siècle…

Publié le 11/10/2021 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

La Fin de l'homme rouge : ou le temps du désenchantement

Svetlana Alexievitch
Actes Sud, 2013

Après La Supplication en 1998, sur la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, Svetlana Alexievitch publie en 2013 La Fin de l’homme rouge, exceptionnel recueil de témoignages d’anciens citoyens soviétiques, récompensé du Prix Nobel de littérature en 2015.

La journaliste et écrivaine biélorusse y exerce son art de transformer les expériences individuelles en littérature et retrace l’histoire de la chute de l’URSS dans les années quatre-vingt-dix et ses conséquences jusqu’aux années deux-mille, du point de vue des vies minuscules. Si, selon l’autrice, « seul un Soviétique peut comprendre un Soviétique », on approche au plus près l’expérience de la peur, de la faim, de l’espoir du début des années quatre-vingt-dix et de la désillusion qui lui a succédé. Sans jamais porter de jugement sur les personnes qu’elle interroge et leur histoire, elle se fait chambre d’enregistrement de la mémoire collective et nous aide à mieux la comprendre.

À la Bpi, niveau 3, 882 ALEX.S 2

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