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Appartient au dossier : Effractions dans les mémoires

Un air de famille

Les récits de filiation, dans lesquels les auteurs et autrices explorent la mémoire familiale pour mieux appréhender le présent, sont nombreux à la rentrée littéraire 2022-2023. Ces romans ne permettent pas seulement de raviver des souvenirs intimes, explique Laurent Demanze, professeur de littérature à l’Université Grenoble Alpes : on y suit une véritable enquête qui met au jour des pans de notre histoire collective, comme l’illustrent plusieurs romans présentés lors du festival Effractions, organisé par la Bpi en mars 2023.

Photographie d'une plage sous un soleil couchant avec, en contre-jour, les silhouettes sombres de deux adultes et deux enfants
Nicolas Antoine Vasse, CC BY 2.0 sur FlickR

Inutile de remonter aux fresques des Rougon-Macquart (1871-1893) d’Émile Zola ou aux dynasties des Thibault (1920-1940) de Roger Martin du Gard pour prendre conscience que la famille est un terreau essentiel de la littérature, où se forgent les identités. Les premiers chapitres des romans et des autobiographies brossent fréquemment des portraits familiaux, au point que les biographies parentales servent souvent de préambule et de clé de compréhension aux récits autobiographiques. Se nouent en effet dans la famille les affinités premières, les découvertes sensibles et les inscriptions géographiques, s’y tissent aussi des relations humaines, passionnées et parfois houleuses.

Une veine particulière du récit de soi émerge cependant à partir des années quatre-vingt : le récit de filiation, selon la formule du critique Dominique Viart, permet d’articuler écriture de soi et écriture de l’autre, selon un jeu de miroirs obliques et de reflets indirects. La Place (1983) et Une femme (1988) d’Annie Ernaux, Vies minuscules (1984) de Pierre Michon, Les Champs d’honneur (1990) de Jean Rouaud, Miette (1995) de Pierre Bergounioux en sont quelques titres marquants. S’il apparaît à un moment où la généalogie devient une pratique ordinaire, c’est que le récit de filiation marque une époque d’inquiétude devant l’accélération de l’histoire et l’effacement des mémoires familiales. S’y constitue moins la gloire généalogique, comme dans les mémoires aristocratiques d’autrefois, que le sentiment d’une fragilité de parents pris par les tourmentes de l’histoire, laissés sur le côté par la rapidité des bouleversements sociaux et technologiques. Les parents, ces inconnus : telle pourrait être la formule, qui dit le sentiment d’infamiliarité face à des proches dont l’histoire est occultée, dont les passions et les pensées sont demeurées secrètes. Loin d’une célébration de l’enracinement, les écrivains prennent la mesure des mobilités sociales, géographiques ou historiques qui structurent leur trajectoire.

Enquête documentaire

Quand le savoir sur les parents est tu, miné par les secrets de famille, ou se disperse en rumeurs impalpables, l’écrivain se fait enquêteur pour reconstituer les figures d’autrefois. Il est amené à solliciter des traces indirectes pour donner corps à des silhouettes disparues. Il se fait alors historien ou sociologue. C’était déjà le cas d’Annie Ernaux qui mobilise dans La Place et Une femme des perspectives sociologiques, pour incarner les manières de faire de ses parents, en empruntant notamment aux propositions de Pierre Bourdieu. Pierre Michon n’a sans doute pas fait autrement dans Vies minuscules, mais en allant puiser à la manière d’un historien dans les archives ordinaires – photographies anciennes, reliques transmises de génération en génération – de quoi suppléer aux défauts de la transmission. En 2022, dans Les Enfants endormis, Anthony Passeron emprunte à son tour à la sociologie pour restituer la figure de l’oncle Désiré occultée pour sa toxicomanie et sa maladie, tandis que Cloé Korman mobilise les outils de l’historienne : à la suite de sa sœur Esther, elle fouille les archives, collecte des témoignages, pour rendre justice à ses trois grandes cousines, assassinées enfants pendant la Seconde Guerre mondiale.

Dès lors, le récit n’accompagne pas nécessairement le mouvement chronologique des vies, mais suit fréquemment la dynamique d’une enquête avec ses empêchements et ses trouvailles, ses déplacements et ses relances. Cette enquête est à la lisière du documentaire, et n’hésite pas à exhiber des sources attestées, pour lester le récit d’un poids de factualité : reproductions photographiques, archives, autographes sont autant de moyens de rendre indirectement corps à ceux qui ont disparu. Ainsi des photographies familiales de la couverture du livre d’Anthony Passeron tirées d’un film Super 8, dont les bobines ont été retrouvées dans une boîte à chaussures, ou des témoignages collectés par Cloé Korman auprès des trois sœurs qui ont côtoyé dans les pires moments de l’histoire ses grandes cousines, et qui viennent compenser l’absence de traces directes : deux photos à peine, et une dînette.

Les livres s’écrivent à rebours de toute linéarité, selon un art du montage alternant entre le temps du passé et le présent de l’enquête, comme le fit Martine Sonnet dans Atelier 62 (2008), entre son expérience de petite fille et le travail ouvrier de son père. Cette forme empruntée à W ou le Souvenir d’enfance (1975) de Georges Perec se retrouve dans les livres de Cloé Korman ou d’Anthony Passeron, ce dernier prenant explicitement pour modèle le cinéma, alternant entre la vie de son oncle et les étapes de la découverte du sida. Le montage alterné devient véritable éclatement de temporalités dans Beyrouth-sur-Seine (2022) de Sabyl Ghoussoub, reconstituant son histoire familiale entre la France et le Liban, à travers des fragments de mémoire, oscillant entre passé et présent, alternant moments intimes de la famille et histoire du Liban.

L’indirect et l’oblique

La mobilisation des outils des sciences humaines ouvre l’espace familial sur l’espace social et l’histoire : la famille n’est pas pensée dans la littérature contemporaine comme un lieu confiné, ainsi que le regrettait André Gide en évoquant la « cellule » familiale dans un célèbre passage des Faux Monnayeurs (1925). Elle est traversée par les remous de l’histoire et de la société, ouverte aux déracinements et aux migrations, pour saisir des identités plurielles et éclatées : parcourir l’espace familial permet de saisir ensemble l’intime et le social, le local et le global, comme le marque le titre du livre de Sabyl Ghoussoub, Beyrouth-sur-Seine. Cet entrelacement entre l’espace restreint et l’ouverture large est particulièrement sensible dans le saisissant livre de Lola Lafon Quand tu écouteras cette chanson (2022). Si elle accepte la commande des éditions Stock pour la collection « Ma nuit au musée », invitant les écrivains à habiter ces lieux que nous avons coutume de déserter à la tombée du jour, elle répond cependant à une commande plus intime en choisissant la Maison Anne Frank : l’espace très exigu de ce musée, plus proche de la cellule que des lieux de l’art, permet à Lola Lafon de réinvestir l’histoire de sa propre famille, à l’oblique de la silhouette de la jeune juive déportée. L’histoire intime s’élabore par le détour avec d’autres parcours parfois très éloignés.

Les enquêtes familiales proposent également une véritable éthique de la littérature, soucieuse de rendre justice ou de rendre hommage à des figures absentes, à des silhouettes effacées, à des vies minuscules : c’est l’oncle Désiré que sa toxicomanie rend invisible aux yeux de sa famille dans Les Enfants endormis, ce sont les trois grandes cousines mortes presque sans trace en déportation dans Les Presque Sœurs de Cloé Korman, c’est même Anne Frank ensevelie sous sa propre légende, qui a déformé son œuvre au point de faire oublier son ambition d’écriture dans le livre de Lola Lafon. Ce sont autant de livres qui élaborent des tombeaux de papier, non pour composer un devoir de mémoire, mais pour rendre au plus vif du présent ces figures antérieures et permettre qu’elles habitent aujourd’hui intimement nos manières de vivre.

Publié le 06/03/2023 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Les Enfants endormis

Anthony Passeron
Globe, 2022

Les Enfants endormis est un double récit. L’auteur raconte d’abord l’ascension sociale de ses grands-parents, devenus bouchers pendant les Trente Glorieuses dans l’arrière-pays niçois. Cette histoire familiale est aussi celle, tragique, de son oncle Désiré – l’un de ces enfants endormi·es, ces jeunes happé·es par la drogue, que l’on retrouve à demi-inconscient·es dans les rues des villages, une seringue plantée au creux du bras. Certain·es, comme Désiré, contractent ainsi le sida, meurtrier et mal connu. L’autre histoire que raconte Anthony Passeron est celle de la recherche, de ces médecins et chercheur·ses américain·es et français·es qui tentent d’identifier et de combattre ce virus dévastateur.

À la manière d’un archéologue, avec une écriture claire livrée sans pathos, Anthony Passeron dévoile une tragédie familiale, intime mais aussi collective, qui répond à une passionnante enquête sur la découverte du sida. En dépeignant à la fois la vie d’une jeunesse en perdition et la plongée dans le déni d’une famille paralysée par la honte et la détresse, il offre un roman magnifique et bouleversant.

À la Bpi, niveau 3, 840″20″ PASS 4 EN

Anthony Passeron : Au croisement du récit intime et de l’enquête sociologique | Festival Effractions, Bpi, 9 mars 2023

Dans Les Enfants endormis, Anthony Passeron entremêle l’histoire de son oncle Désiré, contaminé par le sida au début des années 1980, et celle de la découverte du virus et de la recherche médicale au tout début de l’épidémie. Il sera l’invité du festival Effractions en mars 2023.

Les Presque Sœurs

Cloé Korman
Seuil, 2022

À Montargis, en 1942, trois sœurs, Mireille, Jacqueline et Henriette, sont amies avec les fillettes Kaminsky. En juillet, les parents des six enfants sont raflés et déportés. Comme des milliers d’autres orphelin·es, elles sont parquées dans un camp d’internement du Loiret. À Beaune-la-Rolande puis Paris, la survie des fillettes, âgées de trois à treize ans, s’engage dans des conditions terrifiantes : une traversée qui fera d’elles, pour toujours, des « presque sœurs » unies dans la détresse et le courage. Au cours de cette errance, de camps en foyers, après plusieurs tentatives, les sœurs Kaminsky parviennent à s’échapper. Les sœurs Korman n’auront pas cette chance, elles ne reviendront jamais.

Dans ce récit-enquête, à la fois historique et intime, Cloé Korman reconstitue le parcours poignant des cousines de son père. Elle se livre à une recherche rigoureuse et précise, étayée par les archives du Centre d’étude et de recherche sur les camps d’internement du Loiret (Cercil) et Musée-mémorial des enfants du Vel’ d’Hiv’. La force du roman tient à l’équilibre particulièrement réussi entre cette trame historique qui ausculte les rouages de l’administration française et le récit intime, à hauteur du regard et des émotions de ces six fillettes. Les lecteur·rices sont saisi·es, comme devant un de ces dessins d’enfant représentant la barbarie.

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Cloé Korman et Laurent Joly : Littérature et mémoire | Festival Effractions, Bpi, 10 mars 2023

Dans son récit Les Presque Sœurs, Cloé Korman enquête sur le destin de six petites filles, menées de camps d’internement en foyers d’accueil en 1942, alors que leurs parents ont été déportés. Pour évoquer la dimension mémorielle de la littérature et l’histoire des rafles qui incarnent l’atrocité de la Seconde Guerre mondiale, Cloé Korman sera en discussion avec Laurent Joly, historien spécialiste du régime de Vichy et auteur de La Rafle du Vel d’Hiv. Dans cet essai paru en 2022, il analyse l’arrière-plan administratif et logistique d’une opération policière emblématique et monstrueuse.

Beyrouth-sur-Seine

Sabyl Ghoussoub
Stock, 2022

En septembre 1975, Kaïssar et Hanane arrivent à Paris pour un séjour de deux ans afin de terminer leurs études. Mais le déchirement du Liban a déjà débuté ; le jeune couple ne repartira jamais vivre dans ce pays. Quelques décennies plus tard, Sabyl, leur fils « né à Beyrouth dans une rue de Paris », enquête et recueille les témoignages de ses parents. Plus son récit progresse, plus les frontières s’estompent. Les peurs se mêlent : celle pour les leurs, restés sur le sol libanais, celle des bombes qui, dans les années 1980, les frôlent et installent le conflit dans leur quotidien parisien.

Dans son troisième roman, Sabyl Ghoussoub pose les jalons de l’histoire du Liban, de 1975 à 2021. Il observe ce territoire laminé, recense les engagements individuels, les querelles de pouvoir, l’escalade de la violence. Dans le même temps, il refuse l’explication et l’analyse pour ne retenir, dans cet enchevêtrement de faits, que l’absurde et l’indéchiffrable. Les lecteur·rices sont saisi·es et touché·es par ce roman qui place l’individu et la famille au-delà des événements. Dans cet exil forcé, le territoire familial est l’ancrage, la boussole, la terre d’adoption. L’art, au cœur de la vie, pacifie et ouvre une voie plus lumineuse dans laquelle la figure du père, journaliste et poète au destin bouleversé, se détache avec une intense tendresse.

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Sabyl Ghoussoub et Oliver Rohe : La mémoire et l’exil, récits de la guerre civile libanaise | Festival Effractions, Bpi, 11 mars 2023

Avec Beyrouth-sur-Seine et Chant balnéaire, Sabyl Ghoussoub et Oliver Rohe proposent chacun une plongée dans la mémoire de la guerre civile et de l’exil libanais. Ces regards croisés seront l’occasion d’une rencontre lors du festival Effractions en mars 2023.

Quand tu écouteras cette chanson

Lola Lafon
Stock, 2022

En juillet 2021, Lola Lafon passe une nuit dans l’Annexe du Musée Anne Frank, où la jeune fille a écrit son Journal et vécu dans la clandestinité de juillet 1942 à août 1944, enfermée avec sept autres personnes. Confrontée aux fantômes de sa propre famille victime de la Shoah, Lola Lafon livre le récit subtil et profond de cette expérience d’heures solitaires passées dans le silence et le vide de l’Annexe.

Elle y questionne sa propre histoire et son rapport à la judéité, et y retrace surtout le destin du Journal et la façon dont l’œuvre de la jeune Anne Frank a été détournée, spoliée, censurée – réduite à tort à un simple témoignage ou édulcorée dans des comédies musicales.

À la Bpi, niveau 3, 840″20″ LAFO.L 4 QU

Lola Lafon : Faire entendre les voix confisquées | Festival Effractions, Bpi, 10 mars 2023

Dans La Petite Communiste qui ne souriait jamais en 2014, Chavirer en 2020 et, désormais, Quand tu écouteras cette chanson, Lola Lafon décortique avec justesse les mécanismes d’usurpation de voix d’adolescentes qui ont été confisquées, niées dans leur singularité et leur talent. Elle sera l’invitée du festival Effractions pour un Grand Entretien en mars 2023.

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