Interview

Appartient au dossier : Cinéma du réel 2023 Animalement vôtre

Le goût amer du cétacé
Entretien avec Vincent Kelner

Cinéma - Politique et société

Vincent Kelner, A Taste of Whale (2022) © Vincent Kelner, Warboys

Dans son long métrage A Taste of Whale (2022), le réalisateur Vincent Kelner documente le grind, une chasse aux cétacés pratiquée aux îles Féroé, et interroge ainsi notre rapport à la nourriture et à l’environnement. Il revient sur la genèse de ce film programmé dans le cadre du festival Cinéma du réel 2023.

Comment ce documentaire est-il né ?

En 2014, j’ai entendu parler d’une campagne de Sea Shepherd France contre le grindadráp, ou grind : une chasse aux cétacés spécifique aux îles Féroé, durant laquelle les dauphins et globicéphales sont rabattus vers le fond d’une baie ou d’un fjord, et tués sur le rivage, dont les eaux deviennent rouges de sang. J’ai réussi à embarquer à bord d’un navire de l’association, avec l’idée de réaliser un court reportage sur l’intervention, dans l’archipel, de ces militant·es à la réputation sulfureuse. Une fois sur place, je me suis aperçu que le sujet était beaucoup plus riche et complexe que ce qu’on pouvait en lire depuis l’étranger, et qu’il serait trop simple de se contenter de cette confrontation attendue entre des baleiniers barbares et des activistes au grand cœur. Il m’a fallu beaucoup de temps et de rencontres pour faire évoluer mon projet vers ce long métrage documentaire.

Quelles furent les conditions de tournage ?

Il est très rare et difficile de réaliser un documentaire sur le grind, car les dates des chasses ne sont pas déterminées à l’avance : elles peuvent avoir lieu n’importe quand, en fonction du passage des cétacés autour de l’archipel. J’ai dû attendre mon deuxième voyage, en 2016, pour y assister directement. J’ai passé un total de trois mois aux îles Féroé – en plusieurs séjours – et c’est ainsi que j’ai pu rencontrer et suivre sur le long terme des Féringien·nes qui m’ont accordé leur confiance, et grâce à qui j’ai pu raconter une réalité que je n’avais ni vue ni entendue ailleurs. Rester sur le terrain m’a aussi permis de filmer des scènes assez fortes ou inattendues. C’est ainsi que je définirais mon approche : être au plus près des gens, les respecter tout en gardant mon regard critique, et toujours me laisser surprendre.

Ce film est vraiment un projet personnel. Je suis allé tourner tout seul, avec mon propre matériel, et sans financement extérieur car les sociétés de production que j’ai démarchées au début n’y croyaient pas : elles n’y voyaient pas autre chose qu’un massacre de cétacés. De même pour le montage, sur lequel j’ai travaillé avec un ami monteur, Olivier Marzin, au début de la pandémie de Covid-19. Et j’ai finalement rencontré un producteur, Rémi Grellety, qui a apporté un regard complémentaire sur le projet et a permis de boucler le financement pour finir le film.

Comment votre approche du sujet a-t-elle évolué ?

J’avoue avoir d’abord été happé par cette histoire de confrontation, assez vendeuse, entre les activistes de Sea Shepherd et les Féringiens chasseurs de globicéphales. Passer du temps sur place, écouter les arguments des un·es et des autres, puis voir 135 cétacés se faire tuer devant moi, m’a fait réfléchir à mon rapport aux animaux et à la viande. Les militant·es écologistes que j’ai rencontré·es sont vegan et dénoncent une pratique cruelle, visant des mammifères marins sociables et intelligents. Les Féringien·nes défendent souvent le grind en le présentant comme un abattoir à ciel ouvert : en effet, c’est violent, c’est barbare, mais iels ne s’en cachent pas, et ne font finalement rien de pire que ce qui se pratique ailleurs dans des abattoirs protégés par des barbelés. Iels ont conscience de ce qu’est un animal et de ce qu’implique la consommation de viande – y compris les enfants, qui peuvent assister au grind et voir comment on tue un être vivant. J’ai voulu témoigner de cette honnêteté, de ce rapport à la mort et à la nature beaucoup plus fort que dans nos sociétés déconnectées de nombreuses réalités. À chacun·e d’entre nous de juger, alors, si les Féringien·nes méritent les critiques et insultes du monde entier.

La dégradation des océans est un autre aspect que j’évoque et qui s’est imposé plus tard dans mon processus de réalisation, alors qu’il est essentiel à décrypter pour comprendre ce qu’il se passe aux îles Féroé. Les cétacés sont exposés à une telle pollution que leur viande est hautement contaminée. Les Féringien·nes le savent tous·tes, depuis longtemps : les femmes enceintes n’en mangent plus, les jeunes enfants et les personnes très âgées non plus. Mais c’est aussi quelque chose que les Féringien·nes refusent d’accepter. Iels ont un niveau de vie élevé et importent énormément, du monde entier – même du mouton de Nouvelle-Zélande ! Mais aussi des biens qu’iels ne produisent pas, comme les dernières voitures à la mode. Néanmoins, iels considèrent que la pollution vient d’abord des autres pays occidentaux et refusent donc, par principe, de se passer de cette viande gratuite et abondante. Pourtant, iels restent lucides et savent pertinemment que la toxicité des cétacés sera une des principales raisons qui les poussera, un jour, à arrêter le grind.

Dix hommes debout sur une plage d'algues et de cailloux, en tenue de pêche ou d'hiver. Ils regardent tous dans la même direction, à droite de la caméra. Trois d'entre eux ont du sang sur les mains, un quatrième également sur les joues.
Vincent Kelner, A Taste of Whale (2022) © Vincent Kelner, Warboys

Quels choix avez-vous effectués lors du montage ?

J’ai choisi un montage qui montre progressivement le grind : au début du film, on l’entend – les cris des animaux et des baleiniers qui accompagnent le générique –, puis on le devine à travers une scène de préparation de viande, et plus loin une scène de visionnage d’une chasse filmée avec la GoPro d’un baleinier… Et ce n’est qu’après une heure de film qu’on voit le grind lui-même. Je ne voulais ni occulter la réalité, ni choquer les spectateur·rices ; plutôt faire en sorte qu’iels observent au plus près la chasse en étant préparé·es, en suivant des personnages qu’iels connaissent déjà. Aucune image n’est gratuite. Je crois avoir réussi à me détacher d’une vision manichéenne et de tout ce sang qui aveugle et altère souvent le sens critique des spectateur·rices, direct·es ou indirect·es, du grind

Plus globalement, j’ai souhaité que les spectateur·rices soient constamment ballotté·es d’un camp à l’autre, des arguments des un·es vers les arguments des autres… pour, in fine, se retrouver face à elleux-mêmes, parfois face à leurs propres contradictions. Ce n’est pas, principalement, un documentaire sur une tradition décriée ou sur des activistes prêt·es à risquer leur vie pour un cétacé, mais plutôt un film qui nous renvoie à nos propres peurs, à notre difficulté à regarder la réalité en face.

La situation aux îles Féroé a-t-elle changé depuis la fin du tournage ?

Le grind existe depuis des centaines d’années, mais son sens a évolué : autrefois, la chasse était nécessaire à la survie des Féringien·nes et constituait un moment festif, avec des danses sur le port lors de la découpe. Aujourd’hui, iels se pressent de tuer les cétacés et ne font plus la fête. Ce n’est plus vraiment une tradition, mais plutôt une habitude : celle de venir chercher de la viande gratuite.

Le regard du monde extérieur les a aussi poussé·es à modifier leurs pratiques de chasse et à les encadrer : le grind n’est autorisé que sur certaines plages et, pour y participer, il faut désormais avoir suivi une courte formation qui permet d’obtenir une licence. L’âge minimal légal pour tuer un cétacé a été porté à dix-huit ans. Les jeunes font donc moins l’expérience du grind durant leur adolescence et, une fois majeurs, ils n’ont pas forcément envie d’aller dans une eau à cinq degrés pour tuer des dauphins à la main. Certain·es Féringien·nes semblent moins intéressé·es par le grind aujourd’hui, du moins tant qu’on les laisse tranquilles ; à l’inverse, chaque condamnation extérieure entraîne un regain de patriotisme et tout le monde s’y remet.

En septembre 2021, 1 428 dauphins à flancs blancs ont été tués en une journée. Cela a choqué le monde entier. S’en sont suivies de fortes pressions médiatiques et économiques – notamment sur leur industrie de la pêche, qui est une importante source d’activités et de revenus via l’exportation. Certaines choses ont donc changé, mais la réflexion plus large que porte ce film documentaire est toujours d’actualité.

Quels sont vos projets pour ce film ?

A Taste of Whale a été présenté dans plusieurs festivals dans le monde et a déjà été distribué aux États-Unis, avant d’autres pays dans les mois à venir. La projection organisée par le festival Cinéma du réel sera la première en France. Le film cherche encore un diffuseur ici, au cinéma ou à la télévision. J’aimerais vraiment qu’il soit vu par un large public et qu’il puisse servir de base de débat.

Dans quelques mois, je vais montrer le film dans plusieurs écoles aux îles Féroé, en réponse à une demande de leurs professeur·es. Il y a donc bien, chez les Féringien·nes, une volonté de réfléchir et de débattre sur le grind, y compris avec les jeunes générations. Je souhaiterais ensuite me rendre dans d’autres pays baleiniers, comme l’Islande ou la Norvège, pour proposer une réflexion similaire, ou même dans des écoles en France. À travers cette histoire originale, qui peut intriguer ou choquer, il y a matière à une réflexion sur des thèmes comme l’industrialisation de la pêche – qui tue énormément de cétacés pris dans les filets en haute mer – et de l’élevage – source de pollution majeure. Plus largement, c’est notre rapport aux animaux et à la nourriture, à la consommation et à l’éducation que je voudrais interroger.

Publié le 13/03/2023 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

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