Zéro artificialisation nette : une ambition en panne
Chaque année en France, l’équivalent de la superficie de la ville de Marseille disparaît sous le béton, fragilisant la biodiversité et la souveraineté alimentaire du pays. L’objectif du « zéro artificialisation nette » (ZAN), issu de la loi Climat et résilience adoptée en 2021 et censé contrer cette tendance, peine pourtant à s’imposer. Le biologiste Marc-André Selosse analyse les blocages et propose des pistes pour sortir de cette impasse, en écho à la rencontre « On a marché sur la terre » organisée par la Bpi le 13 janvier 2025.
Essentiels à l’équilibre écologique, les espaces naturels, agricoles ou forestiers sont inexorablement rongés par l’étalement urbain. D’après un rapport d’étude du Cerema (Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement), publié en mai 2024, plus de 340 400 hectares de terres ont été « consommés » entre 2009 et 2023 en France. « Nous parlons de cinq terrains de foot engloutis toutes les heures, jour et nuit ! », alerte Marc-André Selosse, chercheur en microbiologie, spécialiste des sols au Museum national d’Histoire naturelle. Deux tiers de ces espaces artificialisés deviennent des habitations, 23 % sont destinés aux activités économiques et industrielles et 6 % sont transformés en infrastructures routières.
Une ressource vitale rongée par l’urbanisation
Cette artificialisation, explique Marc-André Selosse, ne se limite pas à une simple couverture de béton ou d’asphalte. Elle représente le moment où les services écosystémiques du sol « s’arrêtent » : sa capacité à absorber du carbone, à retenir l’eau ou à nourrir la biodiversité.
Le sol est un pilier de notre équilibre écologique et biologique. Il libère des « éléments fertilisants comme le phosphate, le potassium, le fer, le magnésium etc., en s’attaquant à la roche et à la matière organique morte présentes dans le sol », précise le chercheur. Il capte et réutilise une partie de l’azote présent dans l’air, et représente aussi « l’un des plus importants puits de carbone de notre écosystème ». Selon le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), les écosystèmes terrestres ont absorbé environ 30 % des émissions de carbone générées par l’activité humaine au cours de la décennie 2010. Mais cette fonction cruciale dans la lutte contre le réchauffement climatique est menacée par l’artificialisation.
Le sol est également une formidable éponge naturelle, capable de retenir « entre 50 et 400 litres d’eau par mètre carré », détaille le biologiste. Une capacité essentielle pour prévenir les inondations et alimenter les rivières entre deux pluies. Mais lorsque les sols sont imperméabilisés, les excès de pluie ruissellent et peuvent provoquer des catastrophes comme à Valence, en 2024, où des pluies automnales intenses ont dramatiquement inondé des zones urbaines mal préparées.
L’étalement urbain, un modèle dépassé
« Nous artificialisons à un rythme 3,7 fois plus important que celui de la démographie », pointe le chercheur, auteur de L’origine du monde. Une histoire naturelle du sol à l’intention de ceux qui le piétinent (2021). Ce chiffre met en lumière un paradoxe frappant : l’artificialisation des sols ne répond pas à un besoin réel de logements, puisqu’elle ne résout pas la crise du logement, dans ses aspects économiques ou sociaux.
Cette tendance repose sur une logique d’expansion urbaine héritée des Trente Glorieuses. En périphérie des villes, les zones pavillonnaires grignotent les terres agricoles, tandis que les zones commerciales et industrielles s’étendent au détriment des prairies et forêts. « La maison individuelle et les infrastructures routières continuent d’alimenter l’imaginaire du bonheur et de la maîtrise humaine du territoire », analyse Marc-André Selosse. Mais dans un contexte où les enjeux écologiques et les impacts des crises environnementales sont connus, ce modèle n’est plus adapté et exige d’être remis en question.
« La répartition des pluies va changer », prévient par exemple le biologiste. Avec le réchauffement des mers et des océans, « les précipitations automnales – épisodes cévenols – deviennent plus intenses », tandis que les étés sont plus secs (+ 40 % d’ici 2080). Ces changements accentuent la nécessité de préserver des sols dynamiques, capables de stocker l’eau en hiver pour la redistribuer en été.
Le ZAN : ambition écologique ou mirage politique ?
Face à ce constat, la loi Climat et résilience a fixé, en 2021, un cap ambitieux : diviser par deux le rythme d’artificialisation d’ici 2031 et atteindre le « zéro artificialisation nette » (ZAN) en 2050. Cet objectif implique que toute nouvelle artificialisation soit compensée par la réhabilitation ou la renaturation d’espaces déjà artificialisés.
Mais depuis son adoption, le ZAN peine à s’imposer. Certaines collectivités territoriales dénoncent par exemple une mesure « ruralicide » et « déconnectée des réalités du territoire », craignant qu’elle freine l’attractivité et la croissance économique des communes rurales. Fin 2024, le Sénat a même proposé de repousser de cinq ans les objectifs fixés par la loi, au motif qu’ils entraveraient la capacité des territoires à se développer. Marc-André Selosse dénonce une vision à court terme qui « pèsera lourd sur les épaules des générations futures ». Il bat en brèche l’argument selon lequel la bétonisation se justifie par un besoin de foncier : « Les baux commerciaux sont vacants à 9 % en centre-ville ! », rappelle-t-il. En Suisse ou au Royaume-Uni, ces taux de vacance « sont inférieurs à 3 % », preuve, selon lui, que des contraintes réglementaires favorisant la rénovation plutôt que le neuf sont non seulement envisageables, mais déjà appliquées ailleurs.
Au-delà des résistances politiques et idéologiques, le ZAN doit également surmonter des obstacles techniques. La désartificialisation (ou réhabilitation) des sols – centrale pour atteindre l’objectif zéro artificialisation nette – est particulièrement difficile, notamment sur les sols urbains souvent pollués par des métaux lourds et/ou des hydrocarbures, qui prennent des siècles à se dégrader naturellement. « Pourtant, nous continuons à contaminer nos sols », rappelle Marc-André Selosse, citant les eaux urbaines chargées de zinc ou de plomb, les PFAS (ou polluants éternels), les microplastiques et les hydrocarbures aromatiques provenant, entre autres, des gaz d’échappement automobiles.
Une planification écologique territoriale
Comment, dès lors, freiner l’artificialisation et restaurer les sols ? Dans un article pour la Société française d’écologie et d’évolution, Hélène Soubelet, directrice de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité et Philippe Billet, directeur de l’Institut de droit de l’environnement de Lyon, plaident pour une « planification écologique territoriale ». Parmi leurs propositions :
Élargir le cadre d’application du ZAN aux terres « fortement dégradées par les activités humaines », en intégrant par exemple « le champ cultivé en monoculture avec labour profond et usage massif d’intrants » ;
Réformer un système fiscal peu incitatif pour la rénovation, et qui favorise encore le bâti neuf ;
Conditionner tout aménagement du territoire à des actions favorables à la biodiversité ;
Favoriser la transition vers des pratiques agroécologiques.
Marc-André Selosse insiste également sur l’importance de promouvoir les zones d’habitation « semi-denses », le pâturage extensif ou encore des pratiques agroécologiques. Moins de labour, davantage de couvert végétal en hiver et une utilisation accrue d’intrants organiques permettraient de préserver les sols agricoles tout en augmentant leur biodiversité. Les haies, souvent arrachées dans le cadre de l’agriculture intensive, « stockent 100 tonnes de carbone par hectare et jouent un rôle clé de corridor écologique entre les espaces de nature spontanée ».
Il appelle, par ailleurs, à renforcer l’éducation et la sensibilisation aux enjeux des sols. « Je crois à l’intérêt de l’enseignement des sciences du vivant en interdisciplinarité et à la vulgarisation tous azimuts pour former une génération plus alerte que la nôtre. » Mais les moyens dont la communauté scientifique dispose pour sensibiliser à l’écologie sont « minuscules » face à ceux de la publicité, qui continue de promouvoir « les voitures, les pavillons individuels et le goudron bien propre ». Selon lui, il est urgent d’inverser ce rapport de force pour remporter « la bataille des imaginaires ».
Pour Marc-André Selosse, l’avenir passe par une réconciliation avec le sol, cet allié invisible mais omniprésent, d’où le vivant tire ses origines. « Le sol est omnipuissant. Nous sommes propriétaires des solutions », insiste-t-il. Car le protéger, c’est nous protéger.
Dossier de Millénaire 3 | Site de la prospective de la Métropole de Lyon
Différents articles reviennent sur chaque dimension concernée par la mise en œuvre de la ville perméable, du bien-être des habitants jusqu’au respect du vivant dans toutes ses formes.
Observatoire national qui met à disposition des données et des ressources pour la mise en œuvre des mesures visant à réduire la consommation des espaces naturels, agricoles et forestiers, et l’artificialisation des sols.
Jean-Michel Gobat
Presses polytechniques et universitaires romandes, 2010
Comprenant près de 1 500 définitions de termes scientifiques et plus de 1 200 renvois bibliographiques, illustré de nombreux cas concrets souvent inédits, ce livre constitue l’ouvrage de référence des sciences du sol.
À la Bpi, Niveau 2, 554.6 HIN
554.6 GOB
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