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Appartient au dossier : Babylon Berlin : la République de Weimar à l’écran

Babylon Berlin #3 : regard sur l’histoire allemande

Entre enquête policière et réflexion politique, Babylon Berlin pose un nouveau regard sur la société allemande de la fin des années vingt. Balises revient sur les enjeux historiographiques de cette série télévisée, en écho aux projections des Trésors du doc de la Cinémathèque du documentaire et aux rendez-vous sur l’Allemagne proposés par la Bpi et le Centre Pompidou au printemps 2022.

Image de la série Babylon Berlin : manifestation avec pancartes et drapeaux rouges
X Filme/ARD/Sky/Beta Film

À travers ses références au cinéma de Weimar et sa mise en scène de la capitale allemande, Babylon Berlin brosse le portrait d’une société entre deux feux, traversée par les traumatismes de la Première Guerre mondiale et par une violence politique croissante.

Un regard renouvelé sur la République de Weimar

La République de Weimar a souvent été étudiée et représentée à travers le seul prisme de sa chute, synonyme d’avènement du régime nazi. Babylon Berlin s’inscrit au contraire dans une vision renouvelée, comme le souligne le chercheur Nicolas Hubé : la fin des années vingt est envisagée comme un moment en soi, et la première saison revient davantage sur les traumatismes de la Première Guerre mondiale que sur la montée du fascisme.

Le poids du conflit passé est manifeste. Il transparaît dans le trouble de stress post-traumatique de Gereon Rath – l’un des personnages principaux –, dans le rassemblement d’anciens combattants auquel le convie son nouveau collègue, dans les décors et costumes parsemés de médailles et photographies anciennes, dans les portraits de famille ornant le bureau d’un gangster arménien. Babylon Berlin explore les divergences de parcours et de mémoires selon les classes sociales – un point commun avec la série britannique Peaky Blinders. Elle interroge aussi la propagation de la « légende du couteau dans le dos », qui impute la responsabilité de la défaite militaire à une trahison venue des décideurs politiques et, au-delà, de la population civile – en particulier des Juifs et des mouvements de gauche.

Babylon Berlin revient également sur des phénomènes de l’entre-deux-guerres moins connus que la montée du parti nazi : l’agitation communiste et la répression du Blutmai (« mai sanglant ») de 1929, la division des forces de gauche, le réarmement secret de l’Allemagne avec l’aide de l’URSS, etc. Dans cette série, les dirigeants économiques et militaires sont initialement plus intéressés par la restauration de l’empire que par les idées d’Adolf Hitler, qui n’est d’ailleurs mentionné qu’une seule fois au cours de la première saison. Celle-ci dépeint le début de l’année 1929 : le parti nazi n’a récolté que 2,6 % des suffrages aux élections législatives du printemps précédent, et le krach boursier n’a pas encore mis fin aux « années dorées ». Il faut attendre la saison 3 pour que soient évoquées la bulle spéculative puis la ruine de grands investisseurs et petits épargnants.

Une société dansant sur un volcan

Babylon Berlin montre que la République de Weimar ne fut pas qu’un prélude au nazisme, bien que cette dimension ne soit pas oubliée. Si dans la première saison les actions des protagonistes sont souvent motivées par leur rapport au passé, les épisodes suivants évoquent davantage la lente prise de pouvoir du parti hitlérien. Toutefois, si les scénaristes comme les téléspectateurs ont conscience des périls à venir, la série veille à ne pas projeter cette connaissance sur les personnages. La tension dramatique repose d’ailleurs sur ce décalage : les héros ne peuvent pas savoir, mais les spectateurs ne peuvent pas oublier ce futur désormais passé. Babylon Berlin tourne aussi le dos aux caricatures récurrentes dans les récits sur le nazisme : il est difficile de deviner comment les protagonistes de la première saison se positionneront dans les années à venir.

En revanche, la série adhère en partie à l’image d’une société « dansant sur un volcan », selon l’expression consacrée par l’historiographie de Weimar. Les scènes de fête et de loisirs sont ainsi parsemées d’allusions au régime autocratique à venir. Le costume visible dans le spectacle de l’épisode 2 ressemble finalement moins au célèbre smoking de Marlene Dietrich qu’à un ensemble de bottes militaires et trench coat (littéralement « manteau de tranchée »), tandis que les bras tendus et mouvements homogènes des danseurs sont ceux d’une masse facilement manipulable.

Le clip officiel intègre des extraits de différents épisodes. Dans la série, ce concert est suivi d’une seconde scène de cabaret, elle-même entrecoupée d’images d’une autre action se déroulant en simultané : d’un côté la foule dansante et les aventures sexuelles, de l’autre le massacre de militants trotskistes par des agents soviétiques. Ce choix de montage crée un effet dramatique mais sous-entend également, selon la chercheuse germaniste Jill Suzanne Smith, un lien de causalité infondé entre la supposée débauche artistique et sexuelle de Berlin et la hausse de la violence et de l’autoritarisme.

Une portée politique

La série joue sur les contrastes de l’époque – extravagance des élites et extrême pauvreté, conservatisme et rêves de révolution, etc. – mais aussi sur les parallèles entre la situation politique des années vingt et celle des années deux mille dix – violences policières, montée de l’extrême droite et du nationalisme, mépris de certains chefs d’État envers la démocratie qu’ils sont censés protéger, et division des mouvements de gauche. Elle veille toutefois à ne pas poser d’équivalence : la République de Weimar, nouvelle et fragile, ne saurait être assimilée au régime démocratique actuel, relativement stable depuis un demi-siècle.

D’après le comparatiste Adrian Daub, ces parallèles sont donc investis d’une signification différente selon l’échelle de diffusion de la série. Pour le public allemand, une exploration de la République de Weimar aide à mesurer le chemin parcouru depuis le Troisième Reich. À l’inverse, ces parallèles s’apparentent à un avertissement pour un public anglophone marqué par la présidence de Donald Trump ou le succès du Brexit. En jouant sur les peurs des spectateurs – comme l’ont fait auparavant The Handmaid’s Tale (2017-), The Man in the High Castle (2015-2019) ou encore Years and Years (2019) –, les choix scénaristiques viennent, là encore, appuyer l’ambition internationale de cette série spectacle.

Publié le 25/04/2022 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Nicolas Hubé, « Babylon Berlin : L’histoire complexe de la République de Weimar au-delà de son Komplex », TV/Series 17, 2020

Cet article analyse la vision de l’histoire nationale allemande proposée par la série Babylon Berlin et, plus largement, l’évolution du regard posé par la télévision et par l’historiographie sur la République de Weimar. Cette approche renouvelée donne à voir la complexité des luttes politiques des années vingt, les transformations sociales et urbaines, et le poids du traumatisme de la Première Guerre mondiale.

En accès libre

Anne-Marie Bidaud, « Les Séries télévisuelles allemandes affrontent leur histoire », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique 146, 2020

Cet article revient sur l’évolution des séries télévisées allemandes, et en particulier sur leur intérêt nouveau pour l’histoire du 20ᵉ siècle. Sont ainsi évoquées des fictions sur les années vingt (Babylon Berlin et Bauhaus, un temps nouveau), sur les décennies d’après-guerre (Berlin 56 et Berlin 59) et sur les dernières années de la guerre froide (Deutschland 83, Deutschland 86 et The Same Sky).

En accès libre

Adrian Daub, « What Babylon Berlin Sees in the Weimar Republic », The New Republic, 14 février 2018

Cet article se penche sur la représentation de la République de Weimar proposée par Babylon Berlin. La série illustre une fascination de longue date pour les « années dorées » précédant le krach boursier de 1929 et l’arrivée au pouvoir d’Adolf Hitler. Toutefois, elle est ici analysée non comme un miroir tendu à l’Allemagne contemporaine, mais comme une proposition audiovisuelle pensée pour une exportation à l’international. Ses évocations de la vie politique sont donc facilement transposables à d’autres époques et d’autres lieux, en particulier au sein du monde anglophone.

En accès libre

Lars Weisbrod, « How Babylon Berlin Turned 1920s Germany Into a Wild, Historical-Fiction Fantasy World », Vulture, 12 février 2018

Le journaliste Lars Weisbrod s’entretient ici avec Tom Tykwer, l’un des trois scénaristes et réalisateurs de Babylon Berlin. Ce dernier revient sur ses sources d’inspiration – en particulier les night clubs berlinois des années quatre-vingt –, sur sa manière d’aborder l’histoire nationale allemande, et sur les inévitables parallèles entre la situation politique contemporaine et celle des années vingt.

En accès libre

Veronika Fuechtner et Paul Lerner (dir.), « Babylon Berlin: Media, Spectacle, and History », Central European History 53(4), 2021

Cet article est la retranscription d’une discussion rassemblant six chercheurs germanistes : Darcy Buerkle, Veronika Fuechtner, Mila Ganeva, Paul Lerner, Jill Suzanne Smith et Julia Sneeringer. Ils interrogent la représentation de la République de Weimar véhiculée par Babylon Berlin, en saluant par exemple les références à de nombreux films des années vingt et au-delà, et l’attention portée aux mouvements politiques agitant alors la capitale allemande. Toutefois, ils identifient aussi certaines lacunes, notamment le manque d’attention portée aux personnages féminins et l’invisibilisation de la population juive.

Accessible sur abonnement

L'Impensable Défaite : l'Allemagne déchirée, 1918-1933

Gerd Krumeich
Belin, 2019

Cet ouvrage analyse l’impact de la Première Guerre mondiale sur la société allemande des années vingt, entre traumatisme du conflit et humiliation de la défaite. L’historien allemand Gerd Krumeich revient notamment sur les clivages politiques de la République de Weimar, sur l’explosion de la littérature de genre, ou encore sur le sentiment d’amertume nourrissant la montée du parti nazi.

À la Bpi, niveau 2, 943-81 KRU

Comment meurt une démocratie : la fin de la République de Weimar et l'arrivée d'Hitler au pouvoir

Benjamin Carter Hett
L'Artilleur, 2022

L’historien américain Benjamin Carter Hett revient dans cet ouvrage sur les conditions d’accès au pouvoir d’Adolf Hitler, nommé chancelier par le président Paul von Hindenburg en 1933. Il évoque notamment le positionnement des partis de droite et des élites économiques face au mouvement nazi, et l’influence de la mondialisation et de la période d’après-guerre sur l’économie de la République de Weimar.

Bientôt à la Bpi

« Approches contemporaines sur la République de Weimar (1919-1933) », La Fabrique de l'Histoire | France Culture, 6 novembre 2014

Cette émission animée par Emmanuel Laurentin propose d’explorer de nouvelles approches de la République de Weimar, en compagnie des chercheurs Marie-Bénédicte Daviet-Vincent, Nicolas Patin et Nathalie Le Bouëdec. Ensemble, ils reviennent sur les troubles politiques des années vingt, sur la montée des discours nationalistes, ou encore sur le rôle des élites administratives dans la République de Weimar.

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