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Appartient au dossier : Claude Lanzmann, mémoire vive

Claude Lanzmann, une traversée

Le réalisateur Claude Lanzmann est avant tout connu comme auteur de Shoah (1985), œuvre monumentale de presque dix heures autour de l’extermination des Juif·ves pendant la Seconde Guerre mondiale. Les rushes de ce documentaire en deux parties lui ont ensuite permis de monter plusieurs autres films sur le sujet. Arnaud Hée, programmateur du cycle consacré au cinéaste par la Cinémathèque du documentaire à la Bpi fin 2023, revient sur cette filmographie essentielle pour l’histoire.

Un homme dans un train regard au loin, tandis qu'on aperçoit le panneau "Treblinka".
Claude Lanzmann, Shoah – Première Époque (1985) © Les Films Aleph / Historia Films

L’inscription en mai 2023 de Shoah (1985) de Claude Lanzmann (1925-2018) au registre Mémoire du monde de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) vient souligner la valeur exceptionnelle de ce film. Elle est aussi – à partir de l’entreprise de destruction absolument singulière menée à l’encontre des Juif·ves pendant la Seconde Guerre mondiale – l’affirmation de son universalité. La Shoah demeure une question insondable adressée à l’humanité, dont les éléments de réponse comptent peut-être moins que la continuité de cette obsédante question, sans cesse à reposer. Cette décision de l’Unesco advient à un moment important d’un point de vue mémoriel. Par la force des choses, l’ère des témoins qui s’est ouverte dans les années 1980, à laquelle ont participé largement le tournage et la diffusion de Shoah, est inexorablement vouée à s’éteindre. Or, une mémoire n’existe que vive, c’est-à-dire en mouvement, en capacité à se renouveler. 

Une œuvre au présent

Le seul temps auquel se conjugue Shoah est le présent, du lieu, de la parole. C’est ce parti-pris radical qui nous met en présence d’un ça a été, parce que cela est dans le présent du tournage. Cette suspension temporelle continue jusqu’à aujourd’hui à travers l’expérience du film ; ce perpétuel présent constitue une chose fondamentale, bouleversante. Malgré le grain de la pellicule, en dépit des signes de l’époque visibles à l’image, le film, depuis 1985, ne s’est jamais éloigné, dissipé dans le passage du temps.

Claude Lanzmann a souvent évoqué cette abolition du temps, qui fut aussi pour lui comme une mise en suspens de son existence pendant douze ans : « J’ai fait le film et le film m’a fait », disait-il. Cette formule nous plonge au cœur de son exigence, de sa démesure, de son endurance, de l’engagement intellectuel et physique inouïs. En témoignent aussi les équipes qui ont été nécessaires à cette entreprise hors norme : l’image (Dominique Chapuis, William Lubtchansky, Jimmy Glasberg, Caroline Champetier, Jean-Yves Escoffier, Slavek Olczyk, Andrès Silvart), le son (Bernard Aubouy et Michel Vionnet), les assistantes à la réalisation (Corinna Coulmas et Irène Steinfeldt-Lévi), les traductions (Francine Kaufmann, Barbara Janica, Madame Apfelbaum), et bien sûr le montage (Ziva Postec, Anna Ruiz, Geneviève de Gouvion Saint-Cyr, Bénédicte Mallet, Yaël Perlov, Christine Simonot). 

Hybridités

« Paradoxalement, et au risque de me donner à moi-même un avertissement et un démenti, je dirais que la seule grande œuvre historique française sur le massacre, œuvre assurée de durer et, comme on dit, de rester, n’est pas un livre mais un film, Shoah de Claude Lanzmann […]. » 

Prononcés en 1990, ces propos de l’historien Pierre Vidal-Naquet énoncent combien on se trouve en présence d’une œuvre qui s’excède elle-même. Il s’agit d’un tournant historiographique, d’une bascule sémantique participant de façon prépondérante au fait de renommer l’événement, d’un objet philosophique et métaphysique, d’un traité éthique et esthétique. 

Cette hybridité de « l’objet Shoah » et de l’ensemble de l’œuvre lanzmanienne répond à une certaine logique pour celui qui n’était pas étranger au monde des images, mais parfaitement autodidacte quand il s’essaye au cinéma au début des années 1970, à l’âge de 45 ans. C’est pourquoi la découverte des possibilités de cet art s’accompagne assurément d’une liberté – de ton, de démarche, de forme – qui emprunte de façon évidente au journalisme. L’essayiste et psychanalyste Gérard Wajcman fait de Claude Lanzmann « un intellectuel, en vérité un philosophe qui n’a pas choisi le livre ni même l’écrit comme support unique de sa réflexion, de son travail, comme fondation de son œuvre ». Il poursuit : « Claude Lanzmann est un intellectuel, un philosophe qui a construit son œuvre au cinéma. »

Shoah est bien un film. Mais il y a aussi à cet égard transgression et hybridité : des formes, des lignes de partage, dont celles de la fiction et du documentaire. « J’ai tout inventé, il n’y avait plus rien », disait Claude Lanzmann. Fait de paroles de (sur)vivant·es, d’images et de sons, c’est un film de plus de 9 heures sur le silence, la solitude, l’invisible et la mort. Shoah transcende les catégories, les genres : c’est un film contemplatif, topographique, de visages et de paysages. C’est un polar, un film d’aventure, d’enquête, d’espionnage, où l’antenne télescopique sur le toit d’une improbable estafette assure la transmission de la paluche, caméra miniature permettant de filmer les bourreaux à leur insu. Claude Lanzmann était en ces occasions, pour se présenter à eux, muni d’un faux passeport au nom de Claude-Marie Sorel, « directeur du Centre d’étude et de recherche sur l’Histoire contemporaine ». Shoah est un film d’horreur qui ne repose en rien sur la vision et la monstration des images emblématiques de corps humiliés et suppliciés, empilés, désarticulés, charriés. L’horreur n’est pas visible, mais elle naît de la rencontre du lieu et de la parole, avec lesquels se forme, comme une lente hallucination, une représentation de l’horreur. 

Claude Lanzmann, Pourquoi Israël (1973) © Stephan Films / Compagnie d’Entreprise et de Gestion (CEG) / Parafrance / Vides Cinematografica

Rameaux

Le lien entre le lieu et la parole opère déjà dans sa première réalisation, Pourquoi Israël (1972), titre affirmatif qui ne masque pas longtemps un bouillonnement de complexités. Ce film inaugural forme avec Shoah et Tsahal (1994) une trilogie, car Claude Lanzmann n’eut jamais la crainte de relier le destin des Juif·ves pendant la Seconde Guerre mondiale à la création d’Israël. Denis Charbit l’évoque ainsi :

« La métamorphose de cet abîme de souffrance en État le fascinait, en grand représentant parmi d’autres de cette tendance moderne du judaïsme post-Holocauste, celle du judaïsme assertif. En Israël, Lanzmann voyait la survie inventive, le pragmatisme, l’athlétisme d’une nouvelle génération de Juifs : bref, une éternelle jeunesse. »

La filmographie lanzmanienne se compose principalement de « rameaux » issus de la matière de Shoah, certains donnant lieu à de nouveaux tournages – Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures (2001) et Le Dernier des injustes (2013). Il s’agit toujours de mettre en valeur et en partage une matière exceptionnelle qui n’avait pas trouvé sa place dans la structure et la dramaturgie bien particulières de Shoah, d’explorer des questions, de nourrir des débats ou de répondre à des controverses. C’est-à-dire à chaque fois l’obéissance à des impulsions ou des nécessités, souvent les deux à la fois, en explorant la supposée passivité des Juif·ves (Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures), le degré d’information des sociétés et des gouvernements à propos de l’extermination qui était en train de se dérouler (Un vivant qui passe, 1997, Le Rapport Karski, 2010), l’action trouble des institutions et représentant·es juif·ves (Le Dernier des injustes, 2013), le sort et la trajectoire des femmes pendant la Shoah (Les Quatre Sœurs, 2018). 

Chacun de ces films constitue une plongée vertigineuse dans les temps infernaux de l’extermination, au cœur d’abîmes de souffrance, d’effroi, de solitude et de complexité. Toujours avec cette présence de Claude Lanzmann, ferme et fraternel, à l’écoute, accompagnant chacune et chacun dans, plus que le souvenir ou la mémoire, une impressionnante réactivation des événements générant une parole. Cette filmographie se conclut avec Napalm (2017), film singulier, autoportrait chaleureux sous le signe du voyage et du grand âge, mais animé par un souvenir de jeunesse, ainsi placé du côté de la vitalité.

Publié le 16/10/2023 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

Un homme dans un train regard au loin, tandis qu'on aperçoit le panneau "Treblinka".

Shoah

Claude Lanzmann
Why Not Productions, 2012

Sans utiliser d’images d’archives, Claude Lanzmann démonte les rouages de la destruction des Juif·ves par le régime nazi et ses complices pendant la Seconde Guerre mondiale. Après une enquête approfondie et pendant plus de dix ans de tournage, il s’entretient avec des survivant·es, victimes ou bourreaux. Le résultat est un film de neuf heures, en deux parties.

La présente édition propose une version restaurée du documentaire, accompagnée d’un ouvrage rédigé par le réalisateur.

Consultable à la Bpi

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