Interview

Appartient au dossier : Press Start 2021 : Les bestiaires du jeu vidéo

Éric Chahi : « J’ai toujours été fasciné par les écosystèmes »

Culture numérique

Éric Chahi lors des Utopiales 2011 - Wikipedia [CC-BY-SA 3.0]

Dans les jeux vidéo créés par Éric Chahi, de Another World à Paper Beast, le monde vivant est bien plus qu’un élément du décor : il joue un rôle central, en étant un personnage à part entière. À l’occasion du Forum du jeu vidéo : de la nature aux mondes virtuels, dans le cadre de Press Start 2021, Balises l’a interrogé sur ses créations.

Qu’est-ce qui dans la nature vous inspire particulièrement ? 

Les ambiances urbaines, celles où l’humain est très présent, ne m’ont jamais attiré, je suis plus intéressé par la nature et le vivant. Cela a pris de l’ampleur au fil de mes créations : dans Another World la nature est très présente (mais très hostile) et dans Heart of Darkness, ce ne sont plus que des environnements naturels. Dans mes créations les plus récentes, la relation avec le vivant s’est amplifiée. 

J’ai un lien assez fort avec tout ce qui est géologique : les volcans, le désert… La terre en mouvement avec ce qu’elle exprime et ce qu’elle dégage comme force, est le premier substrat sur lequel vient s’ancrer le vivant. Tout est mobile à l’échelle géologique, on l’oublie trop souvent. C’est une idée que j’ai beaucoup exploitée dans From Dust

Je suis aussi attiré depuis toujours par les insectes et tous les animaux. Voir un animal, ça m’a toujours émerveillé. Alors, j’ai essayé de recréer cette nature dans mes jeux, avec cette particularité de sortir des clichés du jeu vidéo où la nature est simplement une ressource ou un adversaire, où tout est très binaire. Dans mes jeux, la nature est autonome. Elle a ses règles, son mode de vie. Je la considère sans idéalisation et sans morale : ce n’est pas parce qu’une créature est prédatrice, qu’elle est forcément méchante ou mauvaise. Dans Heart of Darkness, on peut s’amuser avec des lucioles pour trouver son chemin, elles viennent nous éclairer. Dans Another World, la nature est agressive, mais le joueur est un intrus dans ce monde, donc c’est normal de tomber sur des bestioles qui ont envie de le manger ! Dans Paper Beast, je recherche vraiment l’essence du vivant. On est immergé dans une nature qu’il faut bien observer, pour décrypter ses règles, d’une manière presque poétique. 

Image du jeu paper beast : des sortes de félins dans un paysage désertique
Paper Beast – Copyright : Pixel Reef

Qu’est-ce qui vous plait dans l’idée d’interagir avec des écosystèmes ? 

J’ai toujours été fasciné par les écosystèmes et j’avais envie d’en créer un dans un jeu, mais bien sûr c’est difficile et je n’ai jamais pleinement réussi. Cela demande beaucoup de travail car il ne suffit de mettre des animaux ensemble pour que l’équilibre tienne… Dans Paper Beast, j’ai recherché cela, il y a cette sensation que l’écosystème existe. Finalement, c’est surtout le lien empathique vers les animaux qui est puissant dans ce jeu.

Quand on réfléchit en terme d’écosystème, c’est habituellement sous un angle macro : évolution des populations, dynamique des populations. Alors qu’en fait il se passe beaucoup de choses à l’échelle individuelle et entre les individus. La notion d’écosystème permet de réfléchir aux liens qui nous relient à la nature :  on fait partie de cette nature, on est en lien avec le vivant à toute échelle, depuis le microscopique, jusqu’à la flore et la faune. Les liens sont partout, mais on ne les voit ; il faut aller les chercher.

Ce qui me plaît, c’est la découverte de quelque chose qu’on ne connait pas forcément bien. Le vivant est fascinant : observer comment se passent les relations entre les espèces, comment elles s’équilibrent, se consolident, évoluent et comment tout ça crée un ensemble qui se renforce et se tient. J’ai envie de jouer avec ça, de créer un système de jeu dans lequel on pourrait s’amuser avec la résilience du vivant, voir comment ça tient et comment ça peut évoluer. C’est un travail de longue haleine et pour l’instant, je n’y suis pas encore arrivé. Mais dans From Dust par exemple, dans le domaine géologique, c’est pleinement réussi. Le système de jeu permet de mieux comprendre l’environnement : on expérimente et on voit comment un volcan ou une rivière se forment, par exemple.

Comment avez-vous créé les créatures de Paper Beast

Tout est parti de l’idée du mouvement, du déplacement des animaux, avec leur élégance, leur diversité. Traduire cet aspect, permet de créer du lien avec le joueur : il peut interagir avec des animaux qui évoluent dans leur environnement, il peut les manipuler, les attirer. L’animation est créée par des algorithmes, ce qui fait qu’à tout moment on peut interférer avec les animaux, les prendre, les déplacer. On ne va pas se retrouver avec une animation prédéfinie en 3D, qui va sonner faux. Ici, grâce aux algorithmes, l’animation s’adapte doucement à ce qui se passe autour des animaux et les rend très vivants. On se sent vraiment relié à eux. En plus, les animaux sont attentifs à l’ensemble de leur environnement, bien plus qu’au joueur, qu’ils ignorent la plupart du temps. Donc le joueur est forcé de regarder ce qui se passe dans l’environnement, pour comprendre à quoi réagissent les animaux. Dans le jeu, leur mode de vie est simple, voire simpliste : il s’agit de règles de réactions et de prédations, et  il n’y a pas non plus une grande richesse en terme d’interactions sociales entre les animaux — comme il en existe dans le monde naturel —, mais malgré tout se crée une connexion entre le joueur et ce monde vivant. 

Le contexte est assez particulier puisqu’il est artificiel : les animaux sont en papier ou en d’autres matériaux. L’artifice est assumé, avec une vision assez surréaliste, où les nuages ont des formes de lettres ou de chiffres. L’idée de départ est celle d’un monde artificiel mais vivant, qui aurait éclos quelque part dans un Data serveur… Ce monde artificiel peut sembler aux antipodes du vivant, mais en rassemblant ces deux univers, il se créé quelque chose d’expressif. Faire exister un univers vivant dans un monde numérique et artificiel, peut nous reconnecter d’une autre manière au vivant : nous sommes dans un périple, une découverte. Les animaux nous guident, mais rien n’est dit, tout passe par l’observation.  

Le jeu vidéo est-il un média qui permet de mieux comprendre notre environnement ? 

Le jeu est un média intéressant dans la mesure où les interactions permettent toutes sortes d’expérimentations. Dans un livre on peut avoir une narration qui va nous faire ressentir des choses par rapport à la nature et au vivant. Dans un jeu on transforme cette narration sous forme de règles et de comportements. À partir de là, on peut s’amuser à voir ce qui se passe quand différentes espèces sont en relation. Il y a beaucoup de choses qui pourraient être créées sous forme de jeu pour nous sensibiliser au vivant en nous donnant envie d’aller sur le terrain, pour changer notre regard sur la nature, pour susciter des questionnements à son sujet. Car chaque animal, au-delà de son aspect, a des comportements mystérieux : pourquoi, par exemple, un chat, un insecte, un rongeur vient à tel endroit et en repart ? Le simple fait de savoir observer la nature implique un changement de mentalité qui peut avoir un impact au niveau de la société.

Publié le 20/09/2021 - CC BY-SA 4.0

Éric Chahi : parcours d'un créateur de jeux vidéo français

Daniel Ichbiah
Pix'n love, 2013

L’ouvrage retrace le parcours de ce graphiste, programmeur et concepteur de jeux vidéo, parmi lesquels Another World, qui connut un succès planétaire.

À la Bpi, niveau 1, GE JEU I

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