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Appartient au dossier : Venir au monde par effraction

Langues étrangères

Dans L’Étrangère, Claudia Durastanti, raconte son enfance entre les États-Unis et l’Italie, avec des parents sourds. Elle livre une réflexion sur les difficultés du langage et de la communication des étrangers. Claudia Durastanti est également une invitée du festival Effractions 2022.

Pieter Brueghel l’Ancien, La Tour de Babel (1563), domaine public via Wikimedia Commons

Née en 1984 et élevée à Brooklyn, Claudia Durastanti part à six ans, avec sa mère et son frère aîné, pour la Basilicate, dans le sud de l’Italie. Dans L’Étrangère, elle narre comment elle s’est construit un langage personnel et une identité propre au sein d’un noyau familial dysfonctionnel. Son autobiographie romancée est aussi à lire comme un essai sur le langage des étrangers — pour elle, le handicap de ses parents est une étrangeté —, un langage particulier qui peut être utilisé pour se montrer, se cacher, ou tromper les autres.

Une langue comme un étendard de sa différence

Le langage peut définir un individu, car il témoigne de ses origines et de son histoire. Celui de Claudia Durastanti est constitué d’italien méridional mêlé à l’anglais imparfait de ses grands-parents et au langage de ses parents, qu’elle qualifie de « fracturé » ; en cela il reflète son identité forgée au gré des va-et-vient intercontinentaux. Pour elle, être étrangère ne se définit pas par une absence de racines, mais plutôt par un excès de racines que la langue dévoile. Sa grand-mère maternelle utilise elle aussi une langue erronée, pour revendiquer sa personnalité. Elle a à cœur de mal prononcer l’anglais, y ajoutant le dialecte et un fort accent du sud de l’Italie, pour revendiquer son statut d’immigrante italienne aux États-Unis.

Dans le cas des parents de Claudia Durastanti, cette mauvaise maîtrise de l’américain est couplée à une difficulté de communication due à leur surdité. Néanmoins, en préférant à la langue des signes une « métalangue » créative truffée d’erreurs, la mère de l’autrice refuse de se conformer à ce que la société lui impose comme limitation, et de devenir ainsi « insignifiante ». Elle en joue d’ailleurs parfois pour troubler ses interlocuteurs. Ainsi, lors de son installation en Italie, elle préfère laisser penser qu’elle est une étrangère, un peu exotique, plutôt que d’avouer qu’elle est sourde. Une stratégie de dissimulation de son handicap pour ne laisser paraître que ce qui fait réellement son identité.

Une nouvelle langue comme un jeu, une poésie

Du fait de leur parler, parsemé de distorsions syntaxiques et lexicales, les étrangers créent en quelque sorte une nouvelle langue, plus vivante et poétique. Ainsi, Claudia Durastanti se plaît à disséquer la « langue de contrebande » de ses parents. Elle s’amuse de ce langage littéral, fait d’erreurs et de malentendus, et n’acceptant ni l’ironie, ni les métaphores. Il est un lien privilégié et intime qui l’unit à ses parents, même si elle regrette que ces derniers ne puissent apprécier la langue figurative, faite de jeux sur la signification des mots, qu’elle a découvert dans la littérature. 

De la même manière, la lauréate du Prix Nobel de littérature 2018, Olga Tokarczuk, considère que la langue des étrangers est un avantage. Dans Les Pérégrins, elle a de la pitié pour ceux qui ne parlent que l’anglais, car « où qu’ils se trouvent, tout le monde dispose d’un accès illimité à tout ce qu’ils sont ». Elle prône, pour les étrangers, de « n’avoir honte d’aucune chute, d’aucun péché » et de jouer avec les mots « comme des jetons sur les numéros de jeu de roulette ». 

Un langage à cacher pour mieux se mélanger

Un étranger peut considérer son langage comme une honte, et chercher à dissimuler cette étrangeté. Cette facette est aussi montrée dans L’Étrangère, quand Claudia Durastanti raconte qu’enfant, elle veut parfois aller à l’encontre de la différence revendiquée par ses parents. Dans un premier temps, elle va dans le sens de ce que les habitants de son village du sud de l’Italie attendent d’elle : elle sèche régulièrement l’école, car elle pense qu’être une bonne élève est une provocation quand on vient d’ailleurs. Mal travailler lui permet d’éviter d’attirer les regards. 

Plus tard, c’est par l’assiduité à l’école qu’elle et son frère tentent de s’intégrer. Ce dernier, qui souhaite avant tout se montrer comme un enfant sage et bien élevé vis-à-vis des membres du village (« Ils ont déjà décidé ce qu’on va devenir : moi un voyou, toi une fille vulgaire, il faut qu’on change ça »), encourage sa sœur à apprendre un bon italien et à cesser de parler le dialecte. Les deux enfants luttent ainsi contre la marginalité sociale en étant bien éduqués, quitte à cacher un peu leur mère qui leur fait parfois honte.

Dans ce roman singulier, Claudia Durastanti signe une lettre d’amour à sa langue maternelle et montre comment les racines linguistiques peuvent être une richesse. Elle s’inscrit dans la lignée d’auteurs qui ont célébré la langue de leurs parents immigrés : par exemple Lydie Salvayre dans Pas pleurer (2014), qui rend hommage au « fragnol » de sa mère, ou François Cavanna dans Les Ritals (1978), reprenant les paroles de ses proches, en français teinté d’italien.

Publié le 14/02/2022 - CC BY-SA 4.0

Pour aller plus loin

L'Étrangère

Claudia Durastanti
Buchet-Chastel, 2021

Claudia a passé son enfance, dans les années quatre-vingt, au cœur d’un quartier vivant et cosmopolite de Brooklyn, à New-York. Puis, à six ans, elle déménage, avec sa mère et son frère, en Basilicate, région pauvre du sud de l’Italie. Passant de la modernité au monde rural, elle se perçoit comme une « immigrée à l’envers ». Le choc est culturel, mais surtout linguistique. Claudia a en effet été élevée par deux parents sourds, qui ont toujours refusé d’utiliser la langue des signes. Son langage réunit donc l’italien méridional, l’anglais inexact de ses grands-parents et la langue mal formulée de ses parents.

Dans cette autobiographie romancée, l’autrice et traductrice Claudia Durastanti nous raconte son éducation entre deux continents, sa découverte de la marginalité et la lente acceptation de son étrangeté. Elle nous livre une réflexion intéressante sur les difficultés de langage et de communication des étrangers. Et si un langage truffé d’erreurs n’était pas une honte, mais plutôt une richesse qui révèle la personnalité et l’histoire originale d’un individu ?

À la Bpi, niveau 3, 850″20″ DURA 4 ST

Les Ritals

François Cavanna
Belfond, 1978

Pas pleurer

Lydie Salvayre
Seuil, 2014

À la Bpi, niveau 3, 840″19″ SALV 4 PA

Les Pérégrins

Olga Tokarczuk
Noir sur blanc, 2010

À la Bpi, niveau 3, 884 TOKA 4 BI

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