Interview

Appartient au dossier : Les visages du documentaire canadien

Michka Saäl, cinéaste de l’exil et de la poésie
Entretien avec Guilhem Brouillet

Cinéma

Scène du film L'arbre qui dort rêve à ses racines (1992). Photo : Alain Chagnon © Office national du film du Canada. Tous droits réservés.

En 1992, Michka Saäl signe son premier long métrage documentaire : L’arbre qui dort rêve à ses racines, récit intime et polyphonique sur l’exil au Québec. En écho à une projection de la Cinémathèque du documentaire à la Bpi, Balises se penche sur cette œuvre poétique avec Guilhem Brouillet, documentariste, coordinateur du réseau DOC-Cévennes et coprogrammateur de La Fraîche Connexion, le focus québécois du Festival international du documentaire de Lasalle.

Quelle cinéaste était Michka Saäl ?

Michka Saäl (1951-2017) était une cinéaste d’une grande curiosité et d’une grande poésie, une personne très ouverte aux autres, qui ne fonctionnait qu’à l’émotion et aux rencontres. Elle ne faisait pas du cinéma d’observation, mais plutôt du cinéma d’intégration – comme le disait Jean Rouch : pas des films sur, mais des films avec. Il y a aussi une filiation avec Johan van der Keuken, qu’elle a eu comme professeur et avec lequel elle a maintenu une relation épistolaire.

Elle n’a pas très bien gagné sa vie en tant que réalisatrice mais elle a fait les films qu’elle voulait, comme elle voulait, avec des gens passionnés. Et elle se débrouillait au fil de l’eau pour que ça fonctionne, en s’appuyant sur un financement pour travailler sur deux films simultanément, etc. Malheureusement, elle s’est retrouvée avec plusieurs projets parallèles qui n’avançaient pas. Deux d’entre eux se sont finis en même temps de son vivant, et deux autres après sa mort.

Elle ne reculait devant rien et avait toujours une réponse simple à des problèmes qui semblaient très complexes. Pour Prisonniers de Beckett (2005), elle a réussi à retrouver des ex-détenus évadés de prison, des gens recherchés par Interpol ! Elle a aussi fait transmettre une lettre directement à Bob Dylan, via Jan Jönson et son manager, pour lui demander si elle pouvait utiliser une de ses chansons dans le film, et Bob Dylan lui a donc offert personnellement une chanson. Si je fais moi-même du documentaire aujourd’hui, c’est en partie parce qu’elle m’a poussé à me lancer : pour moi, Michka est une marraine de cœur.

Comment est né le film L’arbre qui dort rêve à ses racines ?

L’arbre qui dort rêve à ses racines (1992) s’inscrit dans la continuité du premier film de Michka, Loin d’où ? (1989), qui a obtenu une certaine notoriété et reçu plusieurs prix, y compris aux Rendez-vous Québec Cinéma (RVQC). Il s’agit d’un court métrage de fiction sur le thème de l’exil, dont l’un des rôles est joué par Nadine Ltaif, une poétesse amie de Michka.

Michka s’est rendu compte qu’elles avaient un groupe d’amies formant un melting pot québécois, une bibliothèque de témoignages sur la réalité des personnes immigrées au Québec. Nadine, par exemple, est née au Liban, et Michka est d’origine juive tunisienne. Elle a souhaité prolonger la réflexion sur ce ressenti commun avec L’arbre qui dort rêve à ses racines, un long métrage documentaire, réalisé sans gros budget mais avec le soutien de l’Office national du film du Canada (ONF) et avec des amis, dont Nadine qui témoigne cette fois en son nom. Dans le film, Michka et elle parlent de leur relation, des différences entre leurs pays d’origine…

Comment ce film a-t-il été reçu ?

Ce film a eu un petit retentissement, au Canada et au-delà : il a été programmé dans plusieurs festivals et primé à Jérusalem. Il évoque un sujet alors tabou, le racisme systémique au Québec. Depuis, la perception du film et la relation de Michka à cette œuvre ont évolué : on est passé d’un film de révolte à une sorte de lettre d’amour au Québec, car c’est aussi un endroit qui permet la rencontre, un espace où Nadine, l’Arabe, et Michka, la Juive, peuvent être amies.

La thématique de l’exil revient-elle dans ses films ultérieurs ?

Oui, Michka est une cinéaste de l’exil. Mais sa position a évolué : elle a commencé par des films sur l’exil au Québec, comme une catharsis, puis a évoqué d’autres formes d’exil, qui ne la concernaient pas directement. C’est par exemple le cas dans China Me (2013), avec ces paysans déracinés qui quittent la campagne pour la ville. De même dans A Great Day in Paris (2017), son film sur le jazz : ce qui l’a touchée, c’est que Paris était la ville de l’exil pour tous ces jazzmen fuyant la ségrégation aux États-Unis.

L’arbre qui dort rêve à ses racines mêle des témoignages spontanés et des dialogues scénarisés. Comment s’articulent réalité et fiction dans l’œuvre de Michka Saäl ?

Michka a d’abord été une réalisatrice de fiction, avant d’arriver au documentaire. Dans L’arbre qui dort rêve à ses racines, il y a une séquence dans laquelle Nadine est allongée sur le divan d’un psychanalyste : elle évoque son déracinement et sa situation au Québec. C’est un témoignage poignant, recueilli à chaud, mais un témoignage sonore, auquel Michka a ensuite eu l’idée d’ajouter la mise en scène dans le cabinet du psychanalyste – qui en réalité est un de leurs amis. Malgré tout, cela fonctionne parfaitement car le témoignage est authentique, c’est l’émotion brute de Nadine qui s’exprime.

Au-delà d’une distinction entre documentaire et fiction, Michka cherchait avant tout la sincérité et la sensibilité. Pour elle, ce n’est pas parce qu’on fait du documentaire qu’on ne doit pas chercher la poésie dans le réel, au contraire : la dimension poétique permet de s’extraire du côté brut, sinon on n’est plus dans le cinéma mais dans le reportage.

La poésie est donc un fil conducteur de son œuvre. Dans China Me, par exemple, elle évoque à la fois les habitants victimes de la destruction des quartiers populaires, et la poétesse Zhai Yongming qui travaille à partir de ces faits divers et des enjeux politiques qui en découlent : la poésie permet de comprendre et de vivre avec la réalité. Il y a aussi Spoon (2015), l’histoire incroyable d’un détenu américain qui a découvert la poésie en prison et est devenu un grand poète. Cette forme d’exil intérieur, de fenêtre sur le monde, l’a sauvé.

Comment son œuvre était-elle perçue ?

Michka a toujours travaillé par envie et par plaisir, sur des films qui ont eu plus ou moins de succès et qui sont longtemps restés dans l’ombre. Par exemple, avant Spoon, l’équipe des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM) ignorait qu’elle habitait dans cette ville. Mais ils ont fait le choix de programmer ses films posthumes : New Memories (2018) et Les Aventuriers (2019).

C’était une personne très modeste, qui aimait les relations humaines directes mais avait horreur des banquets et du côté protocolaire… En 2007, elle est allée au Festival de Cannes car Prisonniers de Beckett était programmé par l’Association du cinéma indépendant pour sa diffusion (Acid). Mais elle était aussi invitée à Lasalle et elle a insisté pour s’y rendre, alors que son film était encore à Cannes. Elle n’avait aucune idée préconçue, elle ne faisait pas de hiérarchie entre un petit village des Cévennes et le plus grand des festivals.

Publié le 03/10/2022 - CC BY-NC-ND 3.0 FR

Pour aller plus loin

Site officiel de Michka Saäl

Ce site présente la filmographie de Michka Saäl : treize courts et longs métrages à découvrir à travers des critiques de journaux et revues, des secrets de tournage racontés par la réalisatrice et par des membres de son équipe, et des bandes-annonces, des extraits voire, dans certains cas, les films en intégralité.

Programme de la 17ᵉ édition du Festival international du documentaire de Lasalle, 9-12 mai 2018

En 2018, le Festival de Lasalle rend hommage à Michka Saäl, récemment disparue, à travers une série de projections complétée par un atelier. Le programme de cette 17ᵉ édition propose un commentaire détaillé de chaque film présenté à cette occasion (p. 67-71).

« "China Me" : quand Confucius rencontre Lacan », par Guilhem Brouillet | Rue89, 18 novembre 2016

Guilhem Brouillet revient dans cet article sur le documentaire China Me (2013), « portrait d’une société en plein doute », entre chamboulements économiques et fragilités psychologiques.

« Michka Saäl, une amitié », par Nadine Ltaif | Texte lu au Festival de Lasalle, 10 mai 2018

La poétesse Nadine Ltaif revient sur son amitié avec Michka Saäl dans ce texte court et émouvant, lu en 2018 dans le cadre du Festival de Lasalle.

Rédiger un commentaire

Les champs signalés avec une étoile (*) sont obligatoires

Réagissez sur le sujet