Depuis ses origines, le sport a été façonné par et pour les hommes. Cette conception virile et conquérante s’est transmise à travers les époques, réfrénant, aujourd’hui encore, les initiatives visant à féminiser ce milieu. Balises revient sur cette histoire à l’occasion du cycle « Les femmes aux JO », organisé par la Bpi jusqu’au 13 juin 2024.
Les responsables de l’organisation des Jeux olympiques de Paris 2024 revendiquent le statut de « première olympiade paritaire de l’histoire ». Cependant, cette annonce ne doit pas occulter les disparités qui persistent dans la répartition hommes/femmes par épreuves. Ainsi, le décathlon et le 50 km marche, pour ne citer qu’eux, demeurent exclusivement masculins, révélant une parité en trompe-l’œil.
Les inégalités de genre dans le sport faiblissent, mais ne rompent pas. Pour en comprendre les causes profondes, il est nécessaire de se pencher sur l’histoire de la pratique sportive et sur l’évolution de la place des femmes dans ce milieu. Il en ressort que la masculinité est consubstantielle au monde sportif depuis ses prémices et que cette domination se poursuit de nos jours, notamment en matière de contrôle des pratiques sportives féminines.
D’ancestrales racines viriles
La domination masculine du sport prend racine dès l’Antiquité grecque. À cette époque, « les premiers jeux Olympiques n’admettaient pas de femmes parmi les concurrents », rappelle la sociologue Béatrice Barbusse dans son ouvrage Du sexisme dans le sport (Anamosa, 2022). La pratique sportive féminine n’était pourtant pas totalement bannie, puisque « les femmes avaient leurs propres jeux avec les Héraia, qui avaient lieu tous les quatre ans, juste avant les jeux masculins d’Olympie », poursuit-elle.
Néanmoins, les vertus qu’associaient les Grecs à la pratique physique relevaient essentiellement de l’art de la guerre et du combat masculin. L’historien Jean-Manuel Roubineau rappelle à ce propos, dans Milon de Crotone ou l’invention du sport en Grèce (PUF, 2016), qu’en ce temps-là, « la force physique et le courage moral constituent les deux facettes principales de cet idéal de virilité ». Milon de Crotone, lutteur prolifique du 6e siècle avant notre ère, est la personnification de cet idéal. Maintes fois victorieux des concours olympiques, il fut capable, selon la légende, d’assommer un taureau avant de le dévorer tout entier. Ce faisant, le lutteur est à l’origine de « l’émergence d’une figure sociale d’un nouveau type : l’athlète », soutient l’historien.
Cette conception virile et guerrière de l’activité physique « par et pour les hommes » s’est ensuite transmise à travers les époques. Au Moyen-Âge, la chevalerie, les tournois, puis les joutes sont l’occasion d’affirmer ce culte de l’effort et du combat. À l’exception de rares figures « guerrières », au premier rang desquelles figure Jeanne d’Arc, les femmes sont généralement éloignées de toute activité physique et cantonnées au rôle de spectatrice des efforts de virilité consentis par les chevaliers.
Le sport moderne, élitiste et masculin
La naissance du sport moderne dans l’Angleterre victorienne des 18e et 19e siècles n’a pas affaibli cette marginalisation des femmes, loin s’en faut ! Comme le rappelle l’historien Thierry Terret dans Histoire du sport (Que sais-je, 2023), ce sont d’abord les propriétaires terriens (gentlemen-farmers) qui ont codifié certaines disciplines. Les premiers règlements de cricket, de boxe et de golf apparaissent progressivement au cours du 18e siècle, tous destinés à des pratiquants masculins. Dans la foulée, les public schools commencent à encadrer et réglementer certaines activités physiques traditionnelles à des fins éducatives et idéologiques. L’élite britannique en herbe fait ainsi l’apprentissage du self-control et de la performance. L’objectif ? « Forger une masculinité conquérante et des hommes d’initiative », rappelle Thierry Terret, alors même que le pays est à son apogée économique et coloniale.
Force est de constater l’absence criante des femmes dans ce processus de développement du sport moderne. Les sociologues Jim McKay et Suzanne Laberge expliquent que, progressivement, « cet ethos mâle, blanc, hétérosexuel, anglo-saxon et bourgeois (…) commença à dominer dans tout l’Empire britannique et dans quasiment le monde entier ». Il faut attendre le tournant du 20e siècle pour que quelques femmes, appartenant d’abord à l’élite sociale, s’essaient à ces nouvelles pratiques sportives.
Leur irruption dans ce bastion de la virilité se fait cependant avec parcimonie. La pratique sportive pour les femmes d’alors « fait partie intégrante de la vie mondaine », ainsi que le souligne Béatrice Barbusse, avec la chasse à courre, le tir à l’arc, ou encore à la gymnastique. La pratique sportive féminine demeure donc anecdotique au regard de la majorité de femmes qui, n’appartenant ni à la bourgeoisie ni à l’aristocratie, n’exerce aucun de ces sports.
Une féminisation à petits pas
Transi par les idéaux grecs et anglosaxons de la masculinité athlétique et de la performance, Pierre de Coubertin fut l’artisan principal de l’organisation sportive en France à la fin du 19e siècle. Il fut secrétaire général à la fois du Comité pour la propagation des exercices physiques dans l’éducation et de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA). Considérant le sport « comme le symbole même de la virilité », Coubertin exclu de facto les femmes du mouvement sportif et olympique. Les premières épreuves sportives féminines n’apparaissent donc que progressivement, à la marge, grâce à la pugnacité de quelques pionnières. Au début du siècle, des compétitions de course à pied et de natation féminines s’organisent et quelques clubs réservés aux femmes font leur apparition, à l’instar de l’Ondine, en 1906 à Lyon.
Il faut attendre les années 1920 pour qu’éclose un véritable mouvement de féminisation du sport. Alice Milliat en fut l’une des instigatrices. Cette institutrice de métier fut présidente de la Fédération sportive féminine française, puis internationale, avant d’initier la première olympiade féminine de l’histoire, à Monaco en 1921. À force de combats et d’insistance de sa part, le Comité international olympique finira par accepter, en 1928, que les femmes participent à certaines épreuves des Jeux. La féminisation du sport s’est ensuite poursuivie à petits pas tout au long du 20e siècle.
Dans le milieu sportif, la moindre avancée en faveur des femmes est donc le fruit de luttes acharnées. Au 20e siècle, les négociations vont donc bon train pour que les hommes acceptent d’ouvrir leur bastion au sexe pour lequel le sport n’a pas été conçu.
Les sportives toujours sous contrôle
Au fur et à mesure de leur participation à des épreuves, les femmes ont commencé à sortir du cadre de valeurs qui conditionnait leur acceptation dans le milieu sportif, à savoir : la grâce, l’esthétique et la finesse. En contraignant les femmes à une pratique esthétique du sport, les sociétés d’alors entendaient protéger leur corps et leur interdire des pratiques qui « pouvaient amoindrir voire annihiler leur capacité à devenir mères », rappelle Béatrice Barbusse.
Si ces préconceptions concernant la maternité se sont peu à peu dissipées, les « procès en virilisation » à l’encontre des sportives ont pris d’autres formes, insistent Anaïs Bohuon et Grégory Quin dans la revue Le Sociographe (2012). C’est ainsi que la volonté de contrôle des femmes dans le sport atteint un nouveau paroxysme avec l’instauration de tests de féminité aux championnats d’Europe d’athlétisme de 1966. Leur ambition est claire : distinguer les « vraies femmes » des autres. Les deux sociologues associent ces contrôles, d’abord gynécologiques puis hormonaux, « à la puissante volonté de maintenir une nette distinction entre les sexes ». Une préoccupation sans pareil dans d’autres domaines.
Officiellement bannies à partir des JO de Sydney en 2000, ces vérifications à l’encontre des femmes considérées comme « suspectes » se poursuivent pourtant dans d’autres contextes. La biologie de ces sportives, en particulier leur taux de testostérone lorsqu’il dépasse certains seuils, reste considérée par certains comme leur conférant un avantage « injuste et disproportionné » par rapport à leurs concurrentes. Certaines athlètes sont ainsi contraintes d’abaisser leur taux de testostérone sous certaines limites, pourtant fixées de façon arbitraire et sans fondement scientifique. D’autres, comme Caster Semenya, ont été soupçonnées de « triche » du fait de leur hyperandrogénie. Leur apparence trop « virile » et leur corps qui sort des critères normatifs de la féminité occidentale, ont suffi à les exclure de certaines compétitions.
Pourtant, jamais, dans l’histoire du sport, des tests équivalents n’ont été opérés sur des hommes pour contrôler leur masculinité. Pour Anaïs Bohuon, le constat est sans appel : « les instances sportives s’interrogent sur l’identité sexuée de la sportive alors que la pratique sportive semble confirmer celle des hommes ».
Une catégorisation binaire entre deux sexes
Le sport relève désormais d’une catégorisation binaire entre deux sexes, que seules quelques exceptions viennent confirmer comme les épreuves olympiques mixtes en tennis, voile, pentathlon moderne, sports équestres et golf. On parle donc toujours de sport « féminin », ce que regrettent beaucoup de spécialistes et scientifiques. Béatrice Barbusse considère par exemple que cela revient à « enfermer le sport pratiqué par des femmes dans un espace confiné et donc de le maintenir à la marge de l’ordre sportif ».
N’a-t-on pas besoin de préciser « féminine » après « équipe de France » pour évoquer les footballeuses, alors que l’équipe masculine s’en passe allègrement ? Le joueur de football le mieux payé en France, Kylian Mbappé, n’est-il pas 120 fois mieux rémunéré que son équivalent chez les joueuses, Marie-Antoinette Katoto ? Les tennismen n’ont-ils pas besoin de trois sets gagnants pour gagner en tournoi du grand chelem, tandis que deux suffisent pour les femmes ?
Le féminisme sportif est une course de longue haleine, dont on ne devine pas encore la ligne d’arrivée.
Étude sur le rôle et la place des femmes dans la société politique et militaire, depuis l’apparition des premières cavalières de l’âge féodal et leur participation aux croisades jusqu’à la figure de Jeanne d’Arc. L’ouvrage montre comment le stéréotype de la guerre exclusivement masculine masque la présence de femmes, surtout aristocrates, dans les tournois ou les ordres militaires.
Pour les femmes, longtemps interdites de pratiquer le sport, ou à certaines conditions, c’est une incontestable conquête, arrachée de haute lutte à un monde jalousement défendu par les hommes. Mais les armées de femmes rivées aux abdos-fessiers comme les innombrables restreintes qui encadrent encore le sport de haut niveau féminin jettent une lumière crue sur une réalité complexe.
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